Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

lundi 6 janvier 2014

Armée Suisse: les gagnants et perdants du remaniement


Plusieurs sociétés dépendent de leur clientèle militaire. Après la fermeture annoncée de places d’armes, c’est la déception à Moudon et Sion. A Payerne, en revanche, on affiche une large satisfaction.

Quand la Grande Muette déplace ses installations, elle tente de le faire, fidèle à sa réputation, très discrètement. Peine perdue: les conséquences économiques de la fermeture de casernes militaires provoquent des tonnerres de protestations. Mais aussi quelques applaudissements, certes moins bruyants, mais tout aussi importants.

Plusieurs communes romandes doivent faire face au départ des militaires: c’est le cas de Moudon (VD), avec la fermeture annoncée de son infrastructure sanitaire géante; de Sion et son aérodrome militaire; de St-Maurice (VS) et ses spécialistes en logistique; de Genève et sa caserne des Vernets; ou encore de Fribourg et son infrastructure de la Poya. Leurs réactions sont extrêmement contrastées.

Outre les pertes d’emplois directes (8 à Genève contre 50 à Sion), le départ des militaires a un impact sur l’écosystème économique qui s’était mis en place autour des casernes, en particulier dans les plus petites communes. Certaines PME, surtout dans les services, dépendent pour partie de leurs clients en uniforme: restaurants, hôtels, bars, cordonniers, laitiers, bouchers, boulangers (lire nos portraits). C’est moins le cas dans la maintenance et l’équipement, l’armée pouvant compter sur sa propre structure, Armasuisse.

Mauvaise humeur

Pour une cité-garnison historique comme Moudon, où l’impact des militaires sur le commerce local se chiffre à quelque 1,5 millions de francs par an, le coup est rude: «Sur place, l’armée a toujours essayé de faire vivre les échoppes de notre commune, souligne le syndic Gilbert Gubler. Aujourd’hui, sur le plan économique c’est comme si on enlevait un pied à la chaise…» A chaud, le maire aborde toute une série de reconversions possibles, comme des infrastructures scolaires ou sportives: «Avec ses 80 hectares, le terrain est tellement vaste que tout est imaginable.»

A Sion également, l’humeur est plutôt maussade aux abords de l’aérodrome menacé. «L’armée assure une fonction de formation importante, avec ses 40 apprentis, souligne Sophia Dini, déléguée à la promotion économique de la ville. En outre, à l’heure actuelle, l’activité aéroportuaire la plus importante à Sion est militaire.» L’heure du tournant stratégique a donc sonné: soit l’aéroport civil se développe, par exemple via le tourisme de luxe, soit il périclite. «Nous sommes en pleine réflexion sur son avenir, confie la responsable. C’est le moment de se poser les bonnes questions, car nous n’avons pas encore de stratégie claire quant à sa place dans l’économie locale.»

Un peu plus en aval dans la vallée du Rhône, à Saint-Maurice, 50 places de travail sont en jeu. Et un impact chiffré à 200′000 francs par an sur le commerce local. Mais le président de commune Damien Revaz nuance et entrevoit aussi les opportunités qui se présentent suite ce départ: «Nous espérons attirer des PME dans les bâtiments administratifs abandonnés par l’armée. Au niveau des rentrées fiscales, elles sont bien plus attractives que les militaires!»

Des terrains de choix

Dans les grandes villes romandes, la satisfaction prime clairement, derrière les regrets de circonstance. A Genève par exemple, l’armée libère un vaste terrain dans une cité minée par la pénurie de logements. C’est donc un projet immobilier ambitieux de 1′500 appartements qui remplacera les vétustes baraquements militaires. «La fermeture avait été anticipée et l’impact économique de la présence de l’armée était assez marginal», précise Elisabeth Tripod-Fatio, au service de la promotion économique du canton.

A Fribourg également, les rumeurs couraient depuis longtemps sur une fermeture. Comme à Genève, un terrain se libère dans un environnement urbain dynamique. «La caserne est proche de la future halte ferroviaire de St-Léonard, dont l’inauguration est prévue pour décembre 2014», explique Corinne Margalhan-Ferrat, directrice administrative de l’Agglomération de Fribourg. Aussi situé sur le chemin de la Transagglo, un nouvel axe de mobilité douce, le secteur sera amené à se développer: «L’un des enjeux est d’attirer commerces et PME dans cette zone, et éventuellement de construire des logements. Il y a un intérêt économique clair.»

La grande gagnante de cette vaste redistribution des cartes reste néanmoins Payerne (VD). La bourgade accueillera le centre de recrutement jusqu’ici situé à Lausanne et bénéficiera d’un renforcement de ses troupes aéronautiques, au détriment de Sion. L’armée est déjà l’un des plus gros employeurs de la commune, avec quelque 500 collaborateurs, dont 32 apprentis. «Avec le redimensionnement décidé par Ueli Maurer, nous gagnons 28 nouvelles places de travail, précise la syndique Christelle Luisier Brodard. Et si l’achat de Gripen se concrétise, une cinquantaine de postes supplémentaires seront créés.»

Profiter de l’armée 

Dans la commune et ses environs, les dépenses courantes de l’armée se montent à deux millions de francs par an. Mais les ambitions de Payerne ne se limitent pas à servir de la bière ou des saucisses aux choux aux soldats. La ville compte bien profiter de leur expertise aéronautique pour devenir un réel pôle dans ce domaine: après avoir obtenu l’extension à l’exploitation civile de l’aérodrome militaire, elle est en train de transformer en zone industrielle, ouverte aux PME, un terrain de 400′000 m2 aux abords immédiats des pistes, qui sera opérationnel dès 2015.

Le but: attirer des entreprises actives dans le secteur. Et ça marche, avec l’arrivée annoncée de la première société, la fribourgeoise Boschung, qui produit des véhicules de déneigement, notamment pour les aéroports. «A Sion, ce qui inquiète n’est pas seulement la perte des emplois militaires, mais celle des synergies avec l’armée pour permettre une exploitation aéronautique civile, comme nous le faisons à Payerne», poursuit la syndique.

Déjà connue pour accueillir le projet Solar Impulse ou encore la société spatiale Swiss Space Systems (S3), qui veut être leader mondial dans la mise en orbite de petits satellites, la commune capitalise à fond sur le rayonnement offert par l’armée. «L’an prochain, elle organise le show aérien Air 14 sur deux weekends, qui drainera un public immense avec un fort impact sur le commerce local.»

Mais quid des nuisances sonores, qui en Valais ont envenimé les relations entre politiques et militaires? «Nous sommes moins touchés, du fait de la géographie de notre région. Les nuisances sont certes réelles. Mais nous sommes aussi conscients qu’il faut accepter des sacrifices pour se développer économiquement.»

PORTRAITS

«Nous voulons faire de Payerne une Silicon Valley aéronautique»

Le spécialiste mondial des technologies de déneigement Boschung va installer son nouveau siège au bord de la piste de l’aérodrome militaire de Payerne. Elle est la première entreprise du nouvel «Aéropôle».

C’est la bonne nouvelle de l’année pour Payerne: l’arrivée de la société fribourgeoise Boschung dès fin 2015 dans le nouveau centre industriel Aéropôle, qui jouxtera l’aérodrome militaire. Ce fleuron industriel de 650 employés (dont 150 en Suisse) est le leader mondial des véhicules de déneigement. La société est aujourd’hui répartie en plusieurs sites, dont Granges-Paccot et Matran (FR), qui seront regroupés au sein du nouveau siège. «Ce choix s’explique simplement: c’est l’accessibilité aux infrastructures aéroportuaires militaires qui nous a convaincus de nous établir ici», explique Claude Louis Kübler, représentant de Boschung pour le nouveau centre technologique à Payerne.

La firme entend notamment renforcer son offre de déneigement pour aéroports: «Ce segment prend de plus en plus d’importance. Nos clients pourront désormais venir en personne sur notre site en avion, pour voir et tester nos produits.» La société fondée en 1947 reste aussi proche de son canton d’origine: «La situation aurait été différente si nous avions proposé à nos salariés un nouvel emploi en Allemagne ou en Chine…»

Aléa du sort, Sion figurait également parmi les aérodromes papables. «Mais nous l’avons écarté assez tôt de la liste. A l’Aéropôle, nous espérons que d’autres entreprises dans un segment proche s’installeront. Nous voulons contribuer à faire de Payerne une Silicon Valley de l’aéronautique.» Les infrastructures militaires profiteront à Boschung et l’armée est déjà cliente de l’entreprise.

«Le grand défi pour la suite reste de maintenir notre compétitivité, ajoute Claude Louis Kübler. Pas dans le sens d’être bon marché, mais d’assurer un volume d’innovation élevé.» La société entend conserver en Suisse le R&D, le marketing, la vente et les décisions stratégiques. La production, quant à elle, est de plus en plus située hors de Suisse, en Allemagne, Chine, Etats-Unis ou encore Russie.

«J’ai toujours eu l’armée dans mon champ de vision»

A Moudon, l’hôtel-restaurant du Chemin-de-Fer se développe depuis quatre générations grâce à la présence de la caserne. Le départ des militaires sonne comme une trahison.

«Depuis que je suis né, j’ai toujours eu l’armée dans mon champ de vision.» A l’hôtel-restaurant du Chemin-de-Fer, situé juste en face de la caserne de Moudon, Dominique Voruz incarne la quatrième génération à la tête de l’établissement. Aujourd’hui, le directeur de 61 ans, qui dirige une équipe de douze personnes, voit une partie du patrimoine de sa cité voler en éclat, avec le départ annoncé des militaires. Et il ne décolère pas: «Nous allons lutter contre cette décision, aux côtés de nos autorités, qui ont toujours investi pour la présence de l’armée à Moudon. Ce n’est pas normal qu’on nous laisse tomber comme cela, après tant d’histoire commune. Mais les gratte-papiers à Berne ne voient que leurs Gripen…»

Le bâtiment, qui date de 1869, accueillait déjà des soldats au temps des diligences. «Aujourd’hui, il nous arrive encore fréquemment de faire une centaine de couverts pour les militaires en une seule soirée. Et les officiers séjournent souvent à l’hôtel. Même les aviateurs de Payerne nous rendent parfois visite.» Pour l’heure, Dominique Voruz ne voit pas de solution de rechange: «Nous ne nous basons heureusement pas que sur l’armée pour faire tourner notre établissement, mais cela met tout de même du beurre dans les épinards.»

Sur une note plus optimiste, la cinquième génération est prête à reprendre la destinée de l’hôtel-restaurant, qui affiche une capacité de 150 couverts et 9 chambres qui peuvent accueillir 21 personnes. Son directeur actuel le définit comme un établissement traditionnel et polyvalent, qui sert «de l’ouvrier à l’homme d’affaires». A défaut, désormais, de soldats.

«Perdre un bon client, c’est toujours une mauvaise nouvelle»

Jeune entreprise d’Orsières (VS), la Boucherie du St-Bernard fournit les militaires de Saint-Maurice, sur le départ. Elle compte bien rebondir avec sa nouvelle succursale de Monthey.

Pour Samuel Pellaud, le jeune directeur de la Boucherie du St-Bernard, l’armée a un avantage de taille: elle règle toujours à l’heure ses factures. Chaque année, le Valaisan de 38 ans, qui a fondé il y a trois ans cet établissement d’Orsières avec son beau-frère, fournit jusqu’à quatre tonnes de viande aux militaires. Les soldats de Saint-Maurice cuisinent ensuite pour l’Académie de police de Savatan, située à quelques jets de pierre. Mais cette chaîne risque bien de s’interrompre, avec la fermeture annoncée de la caserne valaisanne.

«C’était plus ou moins écrit d’avance. Mais perdre un bon client, c’est toujours une mauvaise nouvelle. Cela représentait tout de même un service pour 200 personnes matin, midi et soir. En dehors de chez nous, il y a aussi les emplois des cuisiniers, des civils mandatés par l’armée, qui sont menacés.»

La mesure a surtout un impact sur la succursale de Saint-Maurice. Mais la structure de onze personnes, qui affiche plus d’un million de francs de chiffre d’affaires, compte bien s’en sortir sans trop de dégâts. Grâce surtout à la vente directe, que Samuel Pellaud privilégie par rapport à la grande distribution ou à la clientèle dans la restauration. «Le magasin d’Orsières fonctionne déjà très bien. Nous allons développer les succursales, notamment celle de Monthey que nous avons inaugurée cet automne. Nous assurons aussi une présence aux marchés de Martigny et de Sion.»