Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 8 novembre 2013

Yasser Arafat, une mort à un million de dollars ?


Le dirigeant palestinien Yasser Arafat est-il mort des suites d'un empoisonnement au polonium le 11 novembre 2004 à l'hôpital Percy, en France ? Jeudi, au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) à Lausanne, les deux experts suisses auteurs du rapport médico-légal sur feu le président Yasser Arafat n'ont pas exactement répondu à la question. Patrice Mangin, directeur du Centre universitaire romand de médecine légale, et François Bochud, directeur de l'Institut de radiophysique, déclarent à la fois que l'on ne peut pas exclure que le polonium ait causé la mort du leader palestinien, mais que les analyses ne permettent pas de conclure de "manière catégorique" que le décès est dû à ce produit... Malgré tout, le professeur Patrice Mangin a laissé entendre que le décès "pourrait être la conséquence d'un empoisonnement au polonium 210".

Neutralité suisse 

Une réponse de Normand ou plutôt de Suisse. L'expertise des chercheurs de Lausanne est reconnue mondialement. Dans le passé, ils ont été sollicités pour l'attentat de Lockerbie en 1988, comme pour la mort de la princesse Diana en 1997, les suicides suspects de prisonniers à Guantánamo en 2006, ou encore la mort du magistrat français Bernard Borrel à Djibouti. À leurs compétences s'ajoute la fameuse neutralité suisse. Citoyens d'un pays qui ne joue pas dans la cour des grands, les chercheurs du bord du lac Léman n'ont pas la réputation de faire entrer des considérations géopolitiques dans leurs rapports scientifiques. C'est donc tout naturellement que l'Autorité palestinienne les a mandatés pour autopsier le corps de Yasser Arafat en novembre 2012 à Ramallah.

Seulement voilà : le rapport médico-légal du CHUV de 108 pages, révélant qu'une forte concentration de polonium - mais également de plomb - a été découverte dans le corps du leader palestinien, "aurait dû rester confidentiel au moins pendant dix jours", reconnaît Marc Bonnant, l'avocat suisse de Souha Arafat, la veuve de Yasser Arafat, dans le quotidien Le Temps. "Les proportions de polonium relevées ne sauraient être expliquées autrement que par un empoisonnement. Une contamination naturelle est exclue", ajoute le ténor du barreau genevois.

Un microgramme pour tuer un homme

Le contenu de ce rapport daté du 5 novembre a été révélé dès le lendemain par la chaîne Al Jazeera, avant même que Berne ne consulte toutes les parties concernées par ces révélations, des Palestiniens aux Américains, en passant par les Français et les Russes. Si les Palestiniens en particulier, et le monde arabe en général, sont unanimes pour désigner un coupable, en l'occurrence Israël, en revanche Souha Arafat, qui entretient des relations exécrables avec l'Autorité palestinienne, ne veut pas exclure une "dissidence palestinienne". D'où l'extrême embarras du CHUV, accroché à sa neutralité et à sa réputation.

Qui à la volonté et les moyens d'un tel assassinat ?

Jacques Baud, un ancien membre des services de renseignements suisses, auteur de l'ouvrage Le renseignement et la lutte contre le terrorisme (*), souligne que les Israéliens auraient les moyens de se procurer du polonium dans leur centre de recherche nucléaire dans le désert du Néguev. Par ailleurs, si un simple microgramme de cet élément chimique extrêmement rare peut tuer un homme, la facture est tout de même estimée à un million de dollars. Ce n'est pas à la portée du premier terroriste venu.

Cela dit, c'est le 12 octobre 2004 que Yasser Arafat a été pris de vomissements après le dîner. Or, assiégé par l'armée israélienne, il ne peut quitter la Mouqata'a, le siège de l'Autorité palestinienne, depuis deux ans.

Qui aurait pu lui faire avaler une boisson contenant du polonium ou lui souffler cette poudre, inodore et sans saveur, dans le visage sinon l'un de ses proches ?



Israël plaide toujours non coupable

Un conseiller d'Ariel Sharon, Premier ministre israélien au moment de la mort d'Arafat, a assuré que "les instructions de Sharon étaient de prendre toutes les précautions pour qu'Israël ne soit pas accusé de la mort d'Arafat".

"Au lieu de lancer des accusations sans fondement contre Israël, les Palestiniens feraient mieux de s'interroger sur ceux qui dans l'entourage d'Arafat avaient intérêt à sa disparition, et surtout sur qui a mis la main sur l'argent que contrôlait Arafat", a affirmé l'ex-conseiller.

De subtiles corrections

Les deux experts confirment l’authenticité du rapport divulgué par la chaîne qatarie Al-Jazeera mercredi. Le document a été remis mardi à la veuve de Yasser Arafat et à l’Autorité nationale palestinienne, qui avaient seules le droit de le diffuser. Tout en nuances, Patrice Mangin corrige certaines interprétations trouvées dans les médias. Il est faux d’affirmer que le scénario d’un empoisonnement mortel au polonium 210 a une probabilité de «5 sur 6». Mais ce scénario n’est pas «modérément» soutenu par les chercheurs lausannois, car le mot anglais «moderately», utilisé dans le rapport, doit se traduire par «raisonnablement».

Les chercheurs lausannois ont évalué l’entier du dossier médical de Yassser Arafat lors de son hospitalisation à Paris en 2004. L’hypothèse d’un empoisonnement au polonium 210 se dessine au vu des symptômes. Ils ont aussi effectué des analyses toxicologiques et des analyses ADN sur les échantillons prélevés sur sa dépouille en 2012 pour vérifier que c’était bien celle d’Arafat. Enfin, des analyses radiologiques ont été menées sur la présence du polonium 210.

Ces investigations ont été difficiles à plus d’un titre. D’abord, les autorités françaises n’ont pas conservé les échantillons d’urine, de sang et de liquide céphalorachidien prélevés lors de son hospitalisation à Paris en 2004. «Nous aurions certainement pu être plus catégoriques si nous avions eu accès aux échantillons parisiens, qui ont été détruits», affirme François Bochud. «Je regrette aussi qu’une autopsie n’ait pas été faite en France.» Ensuite, le polonium 210 a une demi-vie de 138 jours: sa radioactivité est un million de fois moindre, après huit ans. Enfin, les chercheurs n’ont pas eu la possibilité de contrôler que les échantillons prélevés sur les effets personnels (contenus dans un sac de voyage présent à l’hôpital parisien) ont été conservés selon les règles de la médecine légale.

Un caleçon radioactif

L’échantillon d’un caleçon usagé a été analysé et comparé avec des échantillons de vêtements neufs ou pas utilisés, donc pas suspects de porter des traces de polonium 210. «Notre surprise a été de constater que le sous-vêtement était clairement le plus radioactif», relate François Bochud. Les échantillons tachés par des liquides physiologiques ont des valeurs plus élevées que les autres.» Le radiophysicien décrit le cheminement des recherches. «Mesurer les échantillons des effets personnels n’était pas suffisant pour conclure à un éventuel empoisonnement. Il nous fallait avoir accès à l’exhumation.»

En septembre 2012, la dépouille de Yasser Arafat est disponible. Les Lausannois établissent que les échantillons osseux montrent une présence 18 fois plus forte de polonium 210 par rapport à la normale. Mais ils veulent encore comprendre ce que signifie la présence concomitante de plomb 210.

Le polonium 210 se fabrique en mettant du bismuth dans un réacteur nucléaire, résume François Bochud. Muni des autorisations spéciales, il achète le produit en République tchèque. «Cette source a été conditionnée aux Etats-Unis par un laboratoire qui nous a précisé qu’elle venait de Russie, commente le radiophysicien. Ce n’est pas étonnant, parce que les Russes sont les plus grands producteurs de polonium. Mais ça ne veut pas dire que la source qui aurait empoisonné Arafat provient de Russie.»

C’est un journaliste de la télévision qatarie Al-Jazeera, Calyton Swisher, qui est responsable du rebond de la polémique sur la mort de l’ancien chef palestinien. Décidé à enquêter, il obtient de Souha Arafat les derniers effets personnels de son mari, notamment son bonnet de laine, qu’il remet à l’Institut de radiophysique de Lausanne. Pour la première fois, des traces de polonium, une substance radioactive toxique y sont relevées. Souha Arafat décide de saisir la justice française, et porte plainte pour assassinat. La procédure conduira au prélèvement d’échantillons sur la dépouille de l’ancien combattant, enterré à Ramallah.

Entre science et thriller politique

Cette fois, le doute n’est plus de mise: l’étrange mort de Yasser Arafat fait bel et bien partie des grandes énigmes de ce début de XXIesiècle. Thriller politique grandeur nature, aux implications potentielles considérables, l’«affaire» est loin d’avoir livré sa chute. 

Incertitude scientifique, d’abord, que n’a pu dissiper totalement le rapport des experts suisses sur les causes du décès. L’énigme va donc perdurer. Cela d’autant plus si d’aventure les deux autres rapports d’enquête (côté français et russe) venaient à contredire les conclusions des experts «neutres» – donc moins soupçonnables d’arrière-pensées politiques – sis à Lausanne. Les Russes ont déjà préavisé par la négative quant à la possibilité d’un empoisonnement… 

En fait, dès le départ, à savoir la mort du leader palestinien à Paris, tout s’est enchaîné pour semer trouble et confusion. Alors que le décès du chef historique fut décrit comme étrange, dès les premières heures, pourquoi n’y a-t-il pas eu d’expertise approfondie? Pourquoi a-t-on renoncé à une autopsie, au-delà du fait que Souha Arafat, son épouse, ne l’a pas sollicitée? 

Cette absence de curiosité – si elle s’explique en partie par la précipitation des événements d’alors – a légitimé par la suite différentes hypothèses, tenant parfois de la théorie du complot. Premier concerné, Israël a rapidement été désigné par la partie palestinienne comme le commanditaire de cet empoisonnement – ce que Jérusalem a toujours nié. Par la suite, d’autres voix n’ont pas hésité à désigner notamment Mohamed Dahlane (ancien chef de la sécurité exclu du Fatah en juin 2011), comme directement impliqué dans le «meurtre d’Arafat».

Ainsi, près de neuf ans après, la question de savoir à qui aurait pu profiter le «crime» reste largement ouverte. Seule certitude, la disparition d’Abou Ammar a accéléré l’implosion de la cause palestinienne, aujourd’hui divisée entre deux pouvoirs frères ennemis, et gelé tout espoir de solution négociée dans la région pour longtemps encore.

(*) Éditions Lavauzelle, 412 pages

Pascal Baeriswyl 
Ian Hamel