Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 13 septembre 2013

Syrie : ingérence délibérée, prétexte douteux


Alors que certains journalistes, puis le gouvernement français, mettent en cause la loyauté nationale des Français mettant en doute les accusations formulées par les services de Renseignement français, le général Dominique Delawarde met les pieds dans le plat. Pour lui, les preuves indubitables produites par le pouvoir politique ne sont absolument pas crédibles d’un point de vue militaire.

Ancien chef du bureau Situation-Renseignement-Guerre électronique de l’état-major inter-armes de Planification opérationnelle en région parisienne, ayant servi près de deux années au Proche-Orient, dont 14 mois en qualité de chef du bureau renseignement de la Force Intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL), ayant fait une bonne douzaine de séjours dans la région (Qatar, Émirats, Koweït), ayant enfin servi trois années aux États Unis en qualité d’officier de liaison auprès de l’Enseignement militaire supérieur US, je crois connaître mieux que le citoyen moyen, voire que certains experts autoproclamés, les problèmes du Proche et du Moyen-Orient. Je me suis toujours tenu informé sur ce qui s’y passait et, par conséquent sur le sujet qui nous préoccupe aujourd’hui : une éventuelle intervention militaire en Syrie.

Cet article a pour but de donner les raisons précises de mes doutes quant à l’opportunité d’une intervention en répondant à quelques questions simples. Il s’agit aussi de donner matière à réfléchir à ceux qui veulent vraiment étudier le problème sans se contenter des logorrhées verbales bien pensantes et des affirmations péremptoires des hommes politiques de tous bords.

Les preuves indubitables présentées par le Premier ministre aux députés sont-elles convaincantes et crédibles ?

Quelles que soient ces preuves, ma réponse est non.

Les preuves peuvent évidemment être indubitables puisque personne n’a d’éléments concrets pour les mettre en doute. Mais elles peuvent être fausses. Je n’ai pas la mémoire courte et me souviens du général états-unien Colin Powell présentant aux Nations Unies, avec un aplomb incroyable, ses « fausses preuves indubitables » établies par la CIA sur l’existence d’armes de destruction massive en Irak pour justifier l’intervention militaire qui a suivi. Je sais qu’en France, phare de l’humanité, on ne ment jamais, mais tout de même ...

Personnellement, j’ai la conviction intime que nous sommes en présence d’une nouvelle manipulation avec le massacre au gaz chimique de Damas et je vais tenter d’en convaincre le lecteur.

À qui profite ce « massacre » au gaz ?

Certainement pas à Bachar El-Assad qui n’aurait jamais pris le risque de franchir cette ligne rouge posée depuis longtemps par les États-uniens et les Franco-Britanniques. Il savait qu’une intervention occidentale suivrait toute utilisation de gaz et signifierait sa chute à courte échéance. Il savait que les Nations Unies étaient mandatées pour étudier l’utilisation des gaz en Syrie. Il possède un arsenal suffisant pour frapper ses adversaires sans faire appel au gaz. Aurait-il pris un tel risque, à un tel moment pour tuer seulement quelques centaines d’adversaires en banlieue de Damas, capitale du pays, à une relative proximité des délégations diplomatiques étrangères ? Cette affirmation absurde ne tient pas la route.

Ce « massacre », dont nul ne connaît l’ampleur réelle, profite donc aux deux autres parties en cause dans cette affaire.

D’abord aux opposants à Bachar El-Assad qui, si intervention il y a, ont toutes les chances de gagner rapidement leur combat et de prendre le pouvoir en Syrie.

Ensuite aux États-uniens et aux Franco-Britanniques qui souhaitent depuis longtemps affaiblir le Hezbollah libanais, mais surtout l’Iran (cible principale en raison du nucléaire), en supprimant leur allié de toujours : la Syrie de Bachar El-Assad.

Y a-t-il eu d’autres précédents dans ce genre de manipulation ?

La réponse est oui.

Il y a eu Timisoara (décembre 1989) où les médias du monde entier ont repris pendant près de six semaines la fausse information d’un « massacre » de 4 600 personnes pour aider à faire tomber Nicolae Ceaușescu. En fait les opposants avaient déterré quelques cadavres des cimetières de la ville, les avaient entourés de fils de fer barbelés et avaient tourné des images horribles visant à faire pleurer les téléspectateurs occidentaux. Ils ont ensuite, sur la foi de ces images manipulées, avancé le chiffre énorme de 4 632 victimes qui n’existaient pas , mais que personne n’a osé mettre en doute. Leur coup était joué et gagné puisqu’il a entraîné la chute de Ceaușescu.

Après coup les médias et les politiques occidentaux ont eu le bon goût de s’excuser pour leur erreur et ont avoué qu’ils avaient été manipulés... mais l’objectif était atteint.

Il y a eu deux autres manipulations de ce type en Bosnie et au Kosovo lorsque j’étais en fonction. Elles ont été réalisées avec succès et l’opinion et les médias n’en ont jamais connu les tenants et les aboutissants.

Comment une telle manipulation avec utilisation de gaz aurait elle pû être réalisée par l’opposition ?

C’est assez simple à réaliser…

L’opposition prend quelques familles entières (hommes, femmes, enfants, vieillards) soupçonnées d’être pro- Bachar et capturées lors des combats. Elle utilise du gaz prélevés sur les stocks de l’Armée arabe syrienne par du personnel déserteur. Elle gaze et filme les derniers instants horribles, puis, en appelle à l’ONU et aux États-unis. Le tour est joué. Pour faire bonne mesure, vous rajoutez quelques témoins de votre camp pour raconter l’horreur, vous avancez le chiffre de 1 700 morts, chiffre invérifiable (comme celui de Timisoara) et vous envoyez les images les plus horribles.

La manipulation est servie...

Le renseignement français prétend que les rebelles n’ont pas les savoir-faire pour mettre en œuvre les gaz. C’est oublier un peu vite que les rebelles sont soutenus et conseillés par des services spéciaux étrangers qui, eux, ont toutes les connaissances nécessaires.

Pourquoi les Allemands, les Canadiens et même les député britanniques doutent-ils du bien-fondé de l’intervention militaire ?

Ces trois pays se doutent bien qu’il y a très probablement une manipulation. Ils ont eux aussi des services de renseignement et un minimum de bon sens. Ils ne veulent pas engager la vie de leurs soldats sur des preuves qui pourraient bien s’avérer « bidon » et analysent les conséquences d’une telle intervention. Ils préfèrent s’occuper du rétablissement de leur économie en crise et de la sécurité à l’intérieur de leurs frontières avant d’aller jouer, à crédit comme le fait la France, les justiciers dans le reste du monde.

Par ailleurs, il ne peut échapper à personne que les gaz sont volatils et que l’utilisation de gaz dans une zone urbanisée comme Damas très majoritairement et densément peuplée par les partisans de Bachar El-Assad pourrait se retourner contre ses auteurs au moindre coup de vent...

Cette utilisation de gaz dans la ville de Damas n’est tout simplement pas crédible. Il est vrai que « plus c’est énorme, plus ça passe », mais là, la ficelle est un peu grosse...

Quelles conséquences régionales et internationales en cas d’intervention militaire ?

Pour la Syrie même, une seule certitude. La chute de Bachar El-Assad, chef d’état laïque, entraînera la débâcle et l’exil pour les populations chrétiennes et alaouites dont la majorité l’aura soutenu pendant de très nombreuses années, voire pour de nombreux sunnites... donc, de nouveaux massacres et de nouvelles masses de réfugiés... Est-ce le but recherché ?

Pour les Israéliens, une Égypte et une Syrie affaiblies, divisées et dont les économies auront été ramenées 50 ans en arrière, ne représentent plus une menace sérieuse pour très longtemps. Une intervention états-unienne et franco-britannique n’est pas une mauvaise affaire pour eux, au point de se demander si nous ne « travaillons » pas un peu à leur profit...

L’Iran étant la prochaine cible, connue de tous, il est probable que le prix du pétrole explosera assez vite à la suite de l’intervention, entraînant de nouvelles difficultés pour nos économies déjà fragiles.

L’intervention aura un coût pour un pays déjà surendetté comme le nôtre. Ce coût sera évidemment supporté directement ou indirectement par le contribuable. À moins que le gouvernement ne réalise l’opération à budget de Défense constant ce qui conduira à échelonner les dépenses d’équipement et à retarder, une fois de plus, la modernisation de nos forces.

Une telle participation française à une intervention relève-t-elle de l’ingérence humanitaire et/où du respect des conventions de Genève ?

Si tel était le cas, pourquoi la France n’a-t-elle pas proposé d’intervenir militairement lors du massacre de Gaza en Janvier 2009 (1 300 morts, bien réels ceux là, dont 900 civils et 300 enfants) ? L’armée israélienne avait alors utilisé des bombes au phosphore interdites par les conventions de Genève...

Y aurait-il deux poids deux mesures ? Des massacres autorisés ou tolérés et des massacres interdits ?

Autres éléments troublants, en vrac

Le 6 mai dernier, Carla del Ponte, ancienne procureur de la Cour pénale internationale, membre de la commission indépendante mandatée par l’ONU pour enquêter sur l’utilisation de gaz en Syrie déclarait que les rebelles (et non les forces du régime) ont utilisé du gaz sarin.

Toute vérité n’étant pas bonne à dire dans un monde onusien largement financé par les USA, la commission indépendante (peut être moins qu’on ne le croit) déclarera dès le lendemain que les preuves sont insuffisantes pour accuser formellement la rébellion d’utilisation de gaz...

Par ailleurs la mission d’observateurs de la Ligue arabe envoyée au début du conflit a publié un rapport très équilibré sur les violences en Syrie dès janvier 2012. J’ai noté dans ce rapport :

« 28 – La mission a noté l’émission de faux rapports émanant de plusieurs parties faisant état de plusieurs attentats à la bombe et de violence dans certaines régions. Lorsque les observateurs se sont dirigés vers ces zones pour enquêter, les données recueillies montrent que ces rapports ne sont pas crédibles.
29 – La mission a noté également, se basant sur les documents et les rapports émanant des équipes sur le terrain, qu’il y a des exagérations médiatiques sur la nature et l’ampleur des accidents et des personnes tuées ou blessées à la suite des événements et des manifestations qui ont eu lieu dans certaines villes. » [1]

Cet excellent rapport établi par une commission majoritairement sunnite (donc plutôt anti-Bachar) n’était sans doute pas suffisamment anti-Bachar pour être évoqué par les médias occidentaux. Il mérite pourtant une lecture attentive. À ceux qui souhaitent s’informer au delà du prêt-à-penser politique français, il suffit de le lire.

En conclusion, vous aurez compris que je ne crois pas un instant que les « preuves indubitables » françaises, quelles qu’elles soient, puissent justifier, à ce jour, une intervention militaire de quelque niveau que ce soit. Je sais évidemment qu’une grande partie des forces rebelles est composée de mercenaires financés par le Qatar et l’Arabie Saoudite (sunnites wahhabites) dans leur croisade contre les alaouites et les chiites. Cette force rebelle, soutenue par les États-uniens et les Franco-Britanniques, n’est donc pas vraiment celle d’une « Armée syrienne libre ».

Les Nations Unies rendront leur rapport dans quelques semaines tout au plus. Sera-t-il impartial ? Je l’espère. Mais je sais que les financements US sont vitaux pour l’ONU et qu’il lui est parfois difficile d’être vraiment indépendante.

Je voudrais terminer en disant que je ne suis pas un partisan de Bachar El-Assad, loin s’en faut. Mais il est très probablement moins pire que celui qui pourrait prendre sa suite. La justification et les conséquences de nos actes doivent donc être examinées beaucoup plus sérieusement qu’elles ne le sont aujourd’hui.

Je constate enfin que la « communauté internationale », terme utilisée indûment par nos hommes politiques et repris par nos journalistes à longueur de journée, ne semble compter aujourd’hui que trois pays : les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France qui représentent à eux trois moins de 8 % de la population mondiale.

Les positions de la Chine, de l’Inde, de la Russie, du Brésil, du Japon, de l’Allemagne sont presque totalement occultées des débats internationaux, y compris sur la Syrie, alors qu’ils constituent près de 60 % de la population mondiale. Font-ils partie ou non de la communauté internationale ? Il y a, là aussi, matière à réflexion...

Général Dominique Delawarde


[1] « Rapport du chef de la Mission des observateurs de la Ligue Arabe en Syrie pour la période du 24/12/2011 au 18/01/2012 », Réseau Voltaire, 2 février 2012.