Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 21 août 2013

L'affaire du juge Borrel



Le juge Bernard Borrel est retrouvé mort calciné aux environs de Djibouti ville en octobre 1995. Sur place, les autorités concluent vite à un suicide, mais la veuve du magistrat n’y croit pas. Elisabeth Borrel entame donc un long parcours judiciaire pour faire la lumière sur la mort de son mari.

L’assassinat a aujourd’hui été reconnu mais les commanditaires et le mobile restent une énigme, puisque la raison d’Etat semble avoir provoqué non seulement la mort d’un homme, mais toute une série de dysfonctionnements de la justice. Cette affaire traite des relations entre Djibouti et la France, entre Jacques Chirac et Ismael Omar Guelleh, des intérêts militaires français en Afrique, de la cellule Afrique du gouvernement et de son chef, Michel de Bonnecorse.

Installé depuis moins d’un an à Djibouti, Bernard Borrel est en 1995 un magistrat mandaté par la France en tant que conseiller du ministre de la Justice djiboutien pour l’aider à réformer le code pénal. Marié à Elisabeth qui est elle aussi juge d’instruction, il est père de 2 fils, Louis-Alexandre et François-Xavier.

Le 18 octobre 1995, le juge Borrel quitte son domicile vers 17h pour se rendre d’abord à son bureau puis à une réunion. Sa femme commence à s’inquiéter quand elle apprend que personne ne l’a vu à cette réunion. Elle prévient alors les hôpitaux et les commissariats, en vain.

Officiellement, le corps de Bernard Borrel est retrouvé à 7h20 le 19 octobre par la police de l’armée française à Djibouti. Il est à moitié calciné, au pied d’un ravin dans la région du Goubet-Al Karab à 80 km de la capitale. C’est le consul de France qui informe Elisabeth que son mari s’est «immolé» par le feu. Pour lui c’est un suicide, c’est d’ailleurs déjà ce que colporte la rumeur. Dans la même journée, un conseiller juridique français auprès du président de la République de Djibouti de l’époque, Hassan Gouled Aptidon, lui demande de rechercher un document de la plus haute importance. Elle cherche mais n’arrive pas à mettre la main dessus.

L’ «enquête-éclair» djiboutienne conclut au suicide dès le 2 novembre. Le juge aurait enlevé son short, se serait aspergé d'essence, aurait jeté le jerrican, puis se serait immolé avant de dévaler une pente à pic. Il aurait ensuite titubé sur quelques mètres entre les rochers pour finalement s’écrouler. La plante de ses pieds est pourtant intacte.

Le corps est rapatrié dès le lendemain vers Toulouse, puisque la justice djiboutienne n’estime pas nécessaire de faire une autopsie. Elisabeth Borrel demande donc une autopsie du corps de son mari en arrivant en France. Débutée en février 1996, cette démarche ne fera connaître ses résultats qu’un an plus tard et les conclusions sont contradictoires car elles vont dans le sens du suicide malgré l’absence de suie dans les poumons.

Désormais convaincue par la thèse de l’assassinat, Elisabeth Borrel poursuit ses recherches dans ce sens. Elle trouve dans les papiers de son mari des documents relatifs à l’affaire de l’attentat du Café de Paris. Bernard Borrel avait été sollicité pour faire le lien entre le juge Le Loire et le magistrat djiboutien chargé de ce dossier, dans lequel Ismaël Omar Guelleh (IOG), le président de Djibouti était suspecté d’être le commanditaire.

En novembre 1997, le dossier Borrel est transféré à Paris et atterrit entre les mains des juges Roger Le Loire et Marie-Paule Morrachini. Ils abondent  vers la thèse du suicide, les relations entre le clan de la veuve et les juges sont d’ailleurs teintées de suspicion. Les 2 magistrats partent pour la 1ère fois sur le terrain en  1999 et à l’instar de la brigade criminelle qui affirme que l’on ne peut pas sérieusement retenir la piste du meurtre pour le moment, les juges tentent une reconstitution des faits d’après les conclusions auxquelles ils sont arrivés en 2000. Filmée pour être transmise à Elisabeth Borrel et à ses avocats qui n’ont pas eu le droit d’aller sur place, cette reconstitution ne fait que confirmer leur impression, il y a un grand dysfonctionnement de la justice dans cette affaire. Les partisans de la thèse du suicide nient des incohérences majeures, écartent des preuves et orientent le débat vers des détails insignifiants.

Le rapport médico-légal français qui accompagne cette reconstitution conclut au suicide en mars 2000.  Un an plus tôt, une enquête avait été lancée sur la personnalité du juge. On le dit au bord du divorce au moment de sa mort, trafiquant, pédophile… Mais l’absence totale de preuve force à clore le chapitre.

On parle aujourd’hui d’une évidente tentative de désinformation, des services secrets à la brigade criminelle.


Un nouveau souffle 

À la même période, un témoin important sort de l’ombre et délivre des informations capitales. Il s’agit de Mohamed Saleh Alhoumekani, un ancien lieutenant et ex-membre de la garde présidentielle djiboutienne réfugié à Bruxelles.
Mohammed Saleh Alhoumekani
Mohammed Saleh Alhoumekani


Il affirme avoir vu et entendu le jour du meurtre, 5 hommes dire à Ismaël Omar Guelleh, à l’époque directeur de cabinet du président: «le juge fouineur est mort et il n’y a pas de trace». Cette phrase fait basculer toute l’affaire vers un assassinat mais la justice refuse encore de l’admettre. Alhoumekani affirme que Bernard Borrel a été assassiné et cite Ismaël Omar Guelleh, désormais président, comme commanditaire. On apprendra d’ailleurs en 2002 que le juge a été vu le 18 octobre en train de faire le plein d’essence dans son véhicule à l’entrée du désert. Il n’était pas seul dans sa voiture et un autre véhicule le suivait. L’homme qui accompagnait Bernard Borrel était blanc de type caucasien tandis que les passagers du 2ème véhicule étaient djiboutiens. D’après les descriptions, il y aurait eu 2 terroristes censés être en prison, Awalleh Guelleh et Hamouda Hassan Adouani, le chef des services secrets Hassan Saïd et au autre homme.


Ismael Omar Guelleh
Ismaël Omar Guelleh


Alhoumekani est entendu par la juge Morrachini mais tandis qu’il est accusé d’affabulation côté djiboutien, il se plaint d’avoir subi des pressions de la part de la juge pour qu’il retire son témoignage.

Des structures veillant au respect des droits de l’homme à Djibouti dénoncent l’existence d’une organisation mafieuse appelée la nébuleuse GHA, nom de code de Guelleh-Haïd et Associés. On attribue un grand pouvoir à la nébuleuse, qui aurait infiltré tous les échelons du pouvoir officiel, tous les trafics, jusqu’au trafic d’enfants depuis la Somalie. La nébuleuse tiendrait également des positions clairement racistes et feraient de grands «nettoyages» ethniques régulièrement, comme avec les Gadabourcis après les attentats du Café de Paris, que certains lui imputent directement. Cette piste pourrait bien être sérieuse mais n’a pas encore été pleinement explorée car manifestement le risque est grand de s’attaquer à la mafia djiboutienne.

Finalement, les juges Lenoire et Morrachini sont dessaisis de l’affaire qui est remise au juge Jean-Baptise Palos. En 2002 , il part avec Elisabeth Borrel et ses avocats à Djibouti. C’est la 1ère fois que la veuve se rend sur les lieux du drame. Elle s’isole et laisse les professionnels de l’investigation faire leur travail. Dès leur arrivée, les experts en médecine légale ont le sentiment clair que l’on s’est moqué d’eux. Aucune théorie de suicide n’est réaliste au vu du lieu, de l’inclinaison des pentes, de la forme des rochers. Le juge Palos ordonne une 2nd exhumation du corps de Bernard Borrel en juin 2002, la conclusion s’impose, «le suicide est peu plausible».

Cette avancée capitale de l’enquête délie la langue d’Ali Itfin, l’ancien supérieur d’Alhoumekani qui témoigne des pressions qu’il a subies pour témoigner contre ce dernier par les services secrets djiboutiens et plus spécifiquement par leur chef Hassan Saïd. Elisabeth Borrel porte plainte contre lui pour subordination de témoin.  En 2006 un mandat d’arrêt international est lancé contre le procureur de la République Djama Souleiman et Hassan Saïd, le chef des services secrets de Djibouti, pour subordination de témoin.


Hassan Saïd  
Hassan Saïd, le chef des services secrets Djiboutiens  


Dès la plainte de la veuve, l’Etat de Djibouti demande la communication du dossier juridique de l’affaire Borrel. Les juges s’opposent formellement à la transmission de ce dossier mais le ministère des Affaires Etrangères et l’Elysée veulent croire au suicide et assurent aux djiboutiens qu’ils recevront une copie du dossier. L’intérêt de la France est énorme à sauvegarder ses relations avec Djibouti. La base militaire française qui compte plus de  2000 hommes à Djibouti est d’une importance stratégique capitale.

Non seulement cette transmission d’informations pouvait ruiner le travail d’investigation qui avait été fait depuis 9 ans, mais en plus, compte tenu du droit international, il aurait permis aux djiboutiens de faire condamner n’importe qui dans leur pays et d’obliger par la même la France à clore l’affaire. La justice refuse finalement de communiquer quoi que ce soit.

Dans cette affaire, de nombreuses demandes de déclassification des documents secrets concernant par exemple les mouvements de troupes ont été adressées à l’Etat, très peu ont abouties ce qui a considérablement ralenti les avancées de la partie civile. En 2005, l’affaire est remise entre les mains de la juge Sophie Clément. On évoque comme mobile du crime un trafic d’uranium enrichi et autres substances chimiques rares.
La piste est à exlorer.

Le combat continue

En 2007, de nombreux rebondissements secouent l’affaire Borrel.
Le livre de sa veuve sorti l’année précédente fait beaucoup de bruit. Les juges continuent d’essayer d’entendre Ismaël Omar Guelleh comme témoin, en vain.


Un juge assassiné, le livre d'Elizabeth Borrel
Un juge assassiné, le livre d'Elizabeth Borrel, sortit en 2006


Des perquisitions effectuées aux ministères des affaires étrangères et de la justice suggèrent l’implication de Jacques Chirac dans la transmission de certaines pièces du dossier à Djibouti. Les juges Fabienne Pous et Michèle Ganascia qui sont responsables de la 2ème instruction ouverte par la plainte de Mme Borrel contre l’Etat français, sont arrêtées dans leur élan par la garde républicaine au moment de perquisitionner le palais de l’Elysée et plus spécifiquement la cellule Afrique et le bureau de son chef Michel Bonnecorse, conseiller «Afrique» de Mr Chirac.


le palais de justice de paris
Le palais de l'Elysée


Elles réussiront finalement en juillet. Après son élection, Elisabeth Borrel écrit à Nicolas Sarkozy pour obtenir son soutien quant à l’indépendance et au bon fonctionnement de la justice dans cette affaire. Dans les heures qui suivent le procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin confirme dans un communiqué l'origine criminelle de la mort du juge Bernard Borrel. C’est une 1ère reconnaissance légale. D’ailleurs la pension de la veuve du magistrat est réévaluée car le décès de son mari change de catégorie.

En mars 2008, Djama Souleiman, procureur de Djibouti, et Hassan Saïd, chef des services secrets, sont condamnés par le tribunal correctionnel de Versailles à dix-huit mois et un an de prison ferme pour «subornation de témoin». C'est la première fois depuis le début de l'enquête que de hauts dignitaires djiboutiens sont condamnés dans le cadre de l'affaire. Dès 2009, la cour d’appel de Versailles annonce la relaxe des 2 hommes et fait annuler le mandat d’arrêt international lancé en 2006.

Enfin en janvier 2010 l’Etat donne raison à Elisabeth Borrel et reconnaît les pressions politiques qu’ont entraînées les paroles de Michel Bonnecorse affirmant en septembre 2007: «Contrairement à ceux qui préjugent de l’assassinat de Bernard Borrel sur ordre des autorités djiboutiennes, je préjuge, moi, qu’il s’est suicidé».

Contacté par France-Soir, Maître Olivier Morice, l’avocat d’Elizabeth Borrel déclare: «Ce sont des pressions politiques caractérisées alors même que la justice a fourni aux responsables politiques des éléments montrant que le mari de ma cliente a bien été tué.»


 Pour la sortie du livre Un juge assassiné
 Elizabeth Borrel, Bernard Nicolas et Maître Olivier Morice, à la sortie du livre


Les investigations se poursuivent sur les 3 fronts judiciaires ouverts par Elisabeth Borrel. La déclassification des documents pourraient faire progresser l’instruction rapidement. La veuve du magistrat reste persuadée que c’est la raison d’Etat qui a légitimé aux yeux de certains la mort de son mari.


Jacques Chirac et le président Djiboutien
Jacques Chirac en compagnie du Président Djiboutien


En quelques dates

27 septembre 1990: Une bombe explose devant le Café de Paris, un lieu de rendez-vous de nombreux Français à Djibouti. L’attentat fait 1 mort et 11 blessés.
  
Mercredi 18 octobre 1995: Bernard Borrel quitte son domicile vers 17h00. Il doit se rendre à son bureau puis à une réunion. 
  
Jeudi 19 octobre 1995: Une patrouille de police de l’armée française à Djibouti découvre au petit matin, au pied d’un ravin, le corps à demi calciné du juge.
  
22 octobre 1995: Élisabeth Borrel et ses deux fils quittent Djibouti pour Paris
  
3 novembre 1995: La dépouille de Bernard Borrel est rapatriée et enterrée près de Toulouse. Élisabeth Borrel décide de demander une autopsie du corps de son mari. Une information est ouverte au parquet de Toulouse pour « recherche des causes de la mort ».
  
15 février 1996: L’autopsie a lieu mais il faudra attendre un an avant que les résultats ne soient livrés. Pourtant les conclusions sont importantes. Elles établissent notamment qu’aucune trace de suie n’a été décelée dans les poumons
  
Novembre 1997: Le dossier quitte Toulouse et l’enquête est confiée à Paris, aux juges Roger Le Loire et Marie-Paule Morrachini
  
Mars 1999: Les magistrats vont une première fois à Djibouti. Une enquête sur la personnalité du juge Borrel est lancée
  
Janvier 2000: Mohamed Saleh Alhoumékani, officier dans la garde présidentielle au moment des faits, affirme que le juge Borrel a été assassiné et que l’actuel président, Ismaël Omar Guelleh, est le commanditaire du meurtre. 
  
Mars 2000: Les juges Le Loire et Moracchini se rendent une deuxième fois à Djibouti. Une reconstitution est organisée.
  
Juin 2000: Les juges Moracchini et Le Loire sont dessaisis du dossier par un arrêt de la chambre d’accusation. C’est le juge Jean-Baptiste Parlos qui prend désormais en charge le dossier Borrel.
  
Février 2002 : Le juge Parlos va à Djibouti avec Mme Borrel, ses avocat et trois experts en médecine légale. Au retour de ce voyage, le juge Parlos ordonne une nouvelle exhumation du corps.
  
27 juin 2002: Le corps de Bernard Borrel est à nouveau exhumé. Les expertises jugent en novembre 2002 le suicide «peu plausible»
Septembre 2002: Ali Iftin témoigne contre les services secrets djiboutiens
  
Mai 2004 : Le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Hervé Ladsous, annonce qu’une copie du dossier Borrel sera prochainement remise à la justice djiboutienne. 
  
20 octobre 2004: La justice de Djibouti réclame la communication du dossier français. Premier refus le 8 février 2005.
  
Mars 2006 : Ouverture d'une information judiciaire contre un diplomate du ministère des Affaires étrangères, pour « pressions sur la justice » : il avait promis de transmettre le dossier à Djibouti.
  
Août 2006: Plainte d’Elisabeth Borrel contre l’Etat français pour avoir communiqué des éléments du dossier relatif à la mort de son mari
  
1er octobre 2006: Mandats d'arrêt contre le procureur de la République Djama Souleiman et Hassan Saïd, pour une éventuelle «subornation de témoin».
  
19 octobre 2006: Emission de mandats d'arrêt français visant Awalleh Guelleh et Hamouda Hassan Adouani, deux repris de justice soupçonnés d'être les exécutants
  
2 mai 2007: Les juges Fabienne Pous et Michèle Ganascia  tentent une perquisition au palais de l'Élysée mais les gendarmes leur en interdisent l’accès
  
13 juin 2007: Madame Borrel en appelle au nouveau Président de la République pour faire respecter l'indépendance de la justice
  
19 juin 2007: L'origine criminelle de la mort du juge Borrel est confirmée par le procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin
  
Mars 2008: La cour d’appel de Versailles condamne Hassan Saïd et Djema Souleyman à des peines de prison ferme pour «subornation de témoins»
4 juin 2008: Arrêt de la Cour internationale de justice, Djibouti accuse la France dans le cadre de la transmission du dossier juridique
  
Mai 2009: La cour d’appel de Versailles prononce la relaxe de Saïd et Souleyman
  
Janvier 2010: Le Conseil d’Etat donne raison à Elisabeth Borrel en annulant une décision de l’ex-ministre de la Justice refusant la protection statutaire à la veuve du juge Borrel dans une instruction visant Michel de Bonnecorse pour «pression sur la justice».


Bibliographie et Filmographie

Bibliographie
  • Un juge assassiné
    Élisabeth Borrel,
    Bernard Nicolas
    Flammarion
    Paris 2006
  • Aux Portes de l'Enfer: L'inavouable vérité de l'affaire Borrel
    Chris Laffaille
    Scali
    2008 
Filmographie
Egger Ph.