Le troisième prototype de P-16 a fini dans le lac de Constance. Un accident qui a marqué la fin des projets de développement des jets «made in Switzerland». Air Force Center
Pour assurer sa neutralité armée après 1945, la Suisse a voulu produire ses propres avions de chasse. Des prototypes ont été testés. Mais après plusieurs crashs, il a fallu s’équiper à l’étranger.
La Suisse discute actuellement de l’achat de nouveaux avions de chasse Gripen à la Suède, pour remplacer ses F-5 Tiger américains. Une acquisition à l’étranger qui n’étonne personne, du moment qu’elle est assortie de commandes compensatoires. Il fut un temps, pourtant, où notre pays, jaloux de sa neutralité armée, espérait pouvoir développer ses propres appareils militaires, en toute indépendance. Les explications de l’historien militaire Julien Grand, officier de carrière des Forces aériennes et instructeur à l’école DCA de Payerne, qui cosigne l’ouvrage «L’armement suisse»1, tout juste sorti de presse.
- Pendant la Grande Guerre, la Suisse avait construit des avions avec l’aide d’ingénieurs formés à l’étranger. Mais ces appareils étaient peu performants. Quelle a été alors la politique helvétique?
Julien Grand: Au début des années 1920, le Conseil fédéral a présenté un projet d’armement relativement ambitieux: la création de 30 escadrilles. Mais cela restera un vœu pieux. Aucun des programmes de construction d’avions des Ateliers fédéraux ne sera retenu. Seuls quelques appareils seront construits sous licence. Quand Hitler arrive au pouvoir, en 1936, on s’inquiète. La Suisse se tourne alors vers le marché français. Elle acquiert des Dewoitine qui datent du début des années 1930 et sont en fait déjà en partie obsolètes. Elle s’équipe aussi auprès de l’Allemagne, achetant une dizaine de Messerschmitt-109D qui seront peu à peu renforcés par 80 Me-109E. Ces appareils seront les plus modernes de son parc durant la guerre.
- Cette escadrille de Messerschmitt va s’avérer problématique pour la Suisse…
Oui. Lorsque le Reich envahit la France, en mai 1940, les avions allemands font de nombreuses incursions dans le ciel helvétique, notamment pour aller bombarder Lyon et le sud de la France. Lors de ces incursions, la Suisse fait intervenir ses chasseurs, évidemment les plus modernes, les Messerschmitt. Ils abattent une dizaine d’avions allemands – la Suisse perd aussi deux ou trois appareils –, ce qui va provoquer de vives réactions allemandes, notamment d’Hermann Göring, qui ne peut supporter que des appareils de la Luftwaffe puissent être abattus par du matériel allemand. Par gain de paix, le général Guisan décide de clouer au sol les Messerschmitt et de n’intervenir qu’avec la défense contre avions.
- Cet épisode fâcheux va raviver l’idée de construire des avions suisses. Comment va se développer ce projet?
En 1943 déjà, une commission d’acquisition d’avions est créée. Elle commence par imaginer d’améliorer les anciens avions français Morane en s’adressant à l’industrie privée Doflug de l’ingénieur Dornier, au bord du lac de Constance. Cette usine a également des projets d’avions à pistons. A la fin de la guerre, les commandants des troupes d’aviation, traumatisés par l’expérience des Messerschmitt, font savoir que la seule solution, dans un contexte de neutralité armée, est que la Suisse produise ses propres appareils.
- Quels sont leurs arguments?
Permettre à la Suisse de rester totalement indépendante en cas de crise, tant du point de vue technique, pour l’entretien et la réparation des avions, que du point de vue politique, en cas de combats aériens. La commission estime aussi que les avions à réaction développés à l’étranger ne pourront pas voler dans les Alpes suisses, les vallées étant trop encaissées et les aérodromes militaires trop petits. On est là encore dans une vision de «Réduit national».
- Comment vont alors se développer les projets d’avions militaires suisses?
Ils sont confiés d’une part à la Fabrique fédérale d’avions, à Emmen, d’autre part à la firme Dornier, renommée FFA (Flug- und Fahrzeugwerke Altenrhein) pour gommer son passé allemand. Deux séries d’appareils entrent alors en concurrence: le N-20 de la Régie fédérale et le P-16 privé. Les finances à disposition étant limitées, la commission d’acquisition d’avions écarte rapidement le projet de la firme privée, mais celle-ci poursuit le développement à ses frais et revient bientôt dans la course. En 1952, c’est finalement le N-20 de la Fabrique fédérale qui est éliminé, n’atteignant pas les performances promises. Les employés des ateliers d’Emmen se sentent trahis, parlent d’un complot, rechignent à collaborer dans le développement du P-16. Le projet est d’autant plus difficile à mener à bien que les crédits restent limités. Si le Conseiller fédéral Karl Kobelt le soutient, les militaires sont partagés concernant ce choix «grandiose». Certains commandants de corps préféreraient investir dans l’infanterie, selon eux plus adéquate pour contrer l’Armée rouge.
- Quel a été finalement le bilan des deux modèles concurrents?
Le N-20 a été arrêté en 1953 à l’état de prototype. Il n’a volé que sous forme de maquette pour tester son aérodynamique: une aile delta qui ressemblait au bombardier B-2 américain. En fait, le projet était tellement ambitieux qu’il aurait coûté 3 millions de francs pièce, alors qu’un Vampire anglais s’achetait 750000 francs. D’un point de vue technologique, il est difficile de savoir quelles auraient été ses performances.
»Le P-16, de son côté, était plus «rustique». Lorsqu’il est prêt, en 1957-58, il respecte les conditions du cahier des charges d’après-guerre. Le problème de cet appareil, qui n’est pas 100% suisse puisque son réacteur est anglais, est qu’il arrive un peu tard: il ne dépasse pas le mur du son, n’a ni électronique de bord ni armement guidé. Il est déjà quasiment obsolète. Et s’il paraît excellent pour l’attaque au sol, il s’avère très mauvais chasseur en comparaison avec les autres avions sur le marché.
- Le P-16 a tout de même volé?
Il y a eu quatre prototypes. Tous ont volé. Mais le premier a fait une embardée lors du roulage au sol au cours d’une démonstration devant la presse et les politiques, ce qui a déjà terni son image. Ce même prototype est tombé dans le lac de Constance en 1955. Et en 1958, alors que le Parlement vient de voter l’achat d’une série de cent P-16, le troisième prototype s’est aussi écrasé dans le lac. La commande a été aussitôt annulée. Le dernier P-16 est au musée, à l’Air Force Center de Dübendorf... en compagnie d’un N-20 flambant neuf. I
1 «L’armement suisse – Politique, acquisitions et productions au XXe siècle», ouvrage collectif, Série ARES, Editions Hier+Jetzt, 2013.
Le jeu des compensations économiques
Au début des années 1950, la Suisse avait déjà acheté des avions Vampire et Venom à la Grande-Bretagne pour «faire le pont» en attendant la construction des avions suisses. Ces achats avaient permis de rééquilibrer partiellement la balance commerciale entre les deux pays et de débloquer ainsi les quotas de touristes anglais venant dans les Alpes suisses.
Après l’échec du P-16, la Suisse va développer cet atout économique et opter pour la construction sous licence. «On s’est rendu compte que le développement autonome ne pouvait fonctionner sans énormes investissements de l’Etat. Et d’autre part que l’industrie suisse elle-même n’était pas vraiment intéressée à une fabrication suisse, étant soumise à des règles d’exportation de matériel de guerre très strictes», explique l’historien militaire Julien Grand. L’entreprise Pilatus, qui produit des avions considérés comme «civils», fait exception à la règle, bénéficiant d’un marché ouvert.
La politique de construction sous licence, qui démarre avec le Mirage français, va s’accompagner, dès l’achat du Tiger américain, de commandes de compensation. Un mécanisme qui s’est poursuivi lors de l’acquisition du F/A-18 et qui entre aujourd’hui dans les négociations pour l’achat éventuel du Gripen. Pour le spécialiste, cet argument politique et économique passe aujourd’hui souvent avant les intérêts militaires: «Il est clair qu’on a perdu l’autonomie recherchée autrefois...»
L’amateurisme des temps héroïques
Les premiers essais de l’aviation militaire suisse remontent à 1911. Durant ces tests, un appareil va même s’écraser. «On est en pleine découverte. La plupart des hauts gradés du pays se montrent d’ailleurs sceptiques face à cette invention relativement nouvelle», raconte l’historien Julien Grand. La Société suisse des officiers donne alors l’impulsion pour la création d’une troupe d’aviation. En décembre 1912, elle lance une collecte de fonds qui se révèle être un succès: 1,7 million de francs sont récoltés, soit 50 centimes par habitant ou 1,6% du budget de la Confédération de l’époque. L’état-major est mis devant le fait accompli.
En 1913, une commission est créée, desobservateurs envoyés à l’étranger, quelques appareils testés. Mais aucun achat ne peut se concrétiser avant la guerre. C’est ainsi qu’en 1914, les troupes d’aviation qui entrent en service ne sont constituées que de pilotes civils privés équipés de leurs propres appareils: «Il y enavait une quinzaine, y compris un hydravion. Ils étaient disparates, sans véritable capacité opérationnelle», commente l’historien.
Avec le développement du conflit, on se rend compte de l’utilité de l’aviation sur le terrain, en particulier pour l’observation et pour le soutien des tirs d’artillerie. Ne pouvant s’équiper à l’étranger, l’armée suisse s’intéresse à l’offre d’un ingénieur suisse, Robert Wild, qui produit des avions appréciés des pilotes. Une quarantaine d’exemplaires sont achetés.
Mais le Service technique militaire, responsable de l’acquisition du matériel – l’ancêtre d’armasuisse –, préfère développer ses propres avions dans les Ateliers fédéraux, en faisant appel à l’ingénieur Auguste Häfeli, formé en France et en Allemagne. Environ 120 biplans à hélice Häfeli sont produits pendant le conflit. Leur qualité laisse à désirer: les pilotes préfèrent clairement les appareils Wild. Leur avis n’y changera rien. A la fin de la guerre, le constructeur Wild, constatant qu’il était impossible pour un entrepreneur privé de fonder une industrie aéronautique militaire en Suisse, décidera de s’établir à l’étranger.
Pascal Fleury