Nous reprenons durant l’été la publication par épisodes de l’ouvrage fondamental du professeur Daniele Ganser sur le Gladio. L’article d’aujourd’hui, sur le Luxembourg, ne se fondait que sur la déclaration du Premier ministre Jacques Santer, en 1990. Nous y avons ajouté une actualisation sur les révélations de RTL et le procès des poseurs de bombes.
Des trois pays du Benelux, le Luxembourg est de loin le plus petit. Tout comme la Belgique et les Pays-Bas, il fut lui aussi envahi et occupé par l’armée allemande durant la Seconde Guerre mondiale. Cependant, contrairement à la Belgique qui nomma une commission d’enquête sénatoriale et aux Pays-Bas où des chercheurs se sont livrés à des études sur le sujet, on ne dispose à ce jour que de très peu d’informations sur le réseau stay-behind luxembourgeois. [1]
Comme le souligna le Premier ministre Jacques Santer devant le Parlement le 14 novembre 1990 en réponse à une requête prioritaire déposée par le député Charles Goerens du parti démocrate, les petits pays ont aussi été intégrés au réseau continental d’armées stay-behind. Comme dans la Belgique et les Pays-Bas voisins, l’idée trouvait son origine dans les expériences vécues pendant la Seconde Guerre mondiale où des réseaux similaires avaient tenté, avec un succès très relatif, de lutter contre l’occupation du Duché par les troupes allemandes. Le Luxembourg rejoignit l’OTAN dès sa création en 1949, date à partir de laquelle les réseaux clandestins furent coordonnés par l’Alliance atlantique.
« Le terme “Gladio” désigne la structure italienne. L’appellation utilisée au sein de l’OTAN est “stay-behind” », le Premier ministre expliquait la terminologie des armées secrète à des parlementaires médusés. « Ce terme décrit le principe d’une organisation vouée à devenir active derrière les lignes de front dans un conflit armé, donc en cas d’une occupation du territoire par l’ennemi. Ce concept a été mis au point par l’OTAN. L’idée est née de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle des réseaux similaires furent établis dans les périodes d’occupation, donc dans un environnement particulièrement difficile et sous la surveillance de l’ennemi. » Jamais plus un pays ne devait se trouver aussi mal préparé face à une guerre et à une occupation éventuelle, expliquait le Premier ministre pour justifier la logique du réseau secret : « Afin d’éviter à l’avenir un tel déficit de préparation, il fut décidé d’élaborer les fondations d’une telle organisation sans attendre que survienne la guerre ».
Alors que certains parlementaires considéraient que l’armée secrète commandée en sous-main par l’OTAN avait agi en violation de la souveraineté nationale des États européens, le Premier ministre Santer, qui présida par la suite la Commission européenne, prétendit qu’il n’en avait jamais été ainsi : « Tous les pays d’Europe centrale membres de l’OTAN ont participé à ces préparatifs et le Luxembourg n’aurait pu se soustraire à cette solidarité internationale. Chaque État membre était autorisé à définir ses propres structures. Ainsi, bien que l’OTAN ait initié et coordonné le réseau stay-behind, chaque pays conservait la direction de sa propre composante nationale. » Il en ressort que l’organisation stay-behind du Luxembourg était elle aussi coordonnée par l’Alliance atlantique et qu’elle a donc pris part aux réunions secrètes des comités ACC et CPC, y compris la conférence de l’ACC qui se réunit les 23 et 24 octobre 1990 à Bruxelles, sous la présidence du général Van Calster.
Ni les noms, ni les matricules des agents appartenant à l’armée secrète luxembourgeoise ne furent révélés, le Premier ministre se contenta de confirmer que l’organisation avait été dirigée par le Service de Renseignement du Grand Duché. « Les agents de ce réseau stay-behind étaient recrutés par les services secrets sur la base du volontariat et en fonction de critères relatifs à leur profession et leur lieu de résidence. » Le Premier ministre laissa entendre que le Gladio luxembourgeois avait lui aussi été équipé du système de communication dernier cri Harpoon au cours des années 1980 : « Ces personnes, qui recevaient leurs instructions par radio, avaient vocation à effectuer des missions clandestines à leurs risques et périls dans une zone contrôlée par l’ennemi ». Santer ne s’étendit pas sur le rôle joué par le MI6 ou la CIA au Luxembourg, mais confirma qu’en cas de guerre l’armée secrète aurait collaboré avec des unités des forces spéciales, dont vraisemblablement les SAS britanniques et les Bérets verts états-uniens. « L’objectif de leur mission était d’informer l’OTAN de la situation politique et militaire de la région, d’organiser des routes d’évacuation hors des territoires occupés et d’appuyer les forces spéciales de l’armée. »
Alors que l’on apprenait que les armées secrètes n’avaient pas été une simple précaution mais bien un instrument de terreur, le Premier ministre insista sur le fait que la « mission devait être menée à bien dans le cas d’une invasion et d’une occupation du territoire par l’ennemi ». Jacques Santer savait que dans de nombreux autres pays, et notamment dans la Belgique voisine, mais aussi en Italie, en Grèce, en Turquie, en France, en Espagne et au Portugal, des preuves s’accumulaient établissant la responsabilité des combattants stay-behind dans des attentats et d’autres actes de terrorisme visant à influer sur le climat politique. Aussi précisa-t-il : « En ce qui concerne le Luxembourg, il est clair que ces missions se cantonnaient uniquement aux formes d’assistance aux autorités de l’OTAN pré-citées. Les activités de ces personnes —et il en fut ainsi dès l’origine— se limitaient à se préparer en vue de leurs missions, et notamment s’entraîner à évoluer dans un environnement hostile et à coordonner leurs efforts avec ceux des pays alliés. »
En l’absence d’enquête indépendante, les propos du Premier ministre furent pris comme argent comptant, même si bon nombre de parlementaires luxembourgeois déplorèrent que la représentation nationale n’ait pas été tenue informée de ces préparatifs de guerre secrète. Santer se contenta d’effleurer la question du contrôle parlementaire d’une telle structure au sein même de l’État en excluant d’emblée l’idée qu’un tel contrôle eût été seulement possible. Le Premier ministre, qui avait lui-même siégé au Parlement entre 1974 et 1979, partageait cette conception répandue parmi les services secrets que les parlementaires ont tendance à trop parler et sont de fait incapables de garder un secret. Même avec la meilleure volonté du monde, ils auraient fini par vendre la mèche. « Il est inutile d’insister sur le secret qu’impose la nature même de ces opérations », déclara Santer à la représentation nationale sans préciser sous le contrôle de quelle autorité civile était placée l’armée secrète. En conclusion de sa brève allocution, le Premier ministre prétendit que ni lui ni probablement aucun de ses ministres n’avaient été informés de l’existence du réseau clandestin de l’OTAN dans le pays. « Je peux jurer n’avoir jamais eu connaissance de son existence. Et je ne pense pas qu’aucun membre du gouvernement ait pu la deviner. Je ne peux raisonnablement pas associer mes prédécesseurs à cette déclaration car je n’ai pas eu le temps de les consulter avant de vous répondre. »
Cette explication ne convainquit pas tous les parlementaires. En effet, cet aveu impliquait qu’une armée secrète avait opéré au Luxembourg à l’insu et hors de contrôle non seulement du Parlement mais aussi du gouvernement. Le Premier ministre fut incapable d’offrir une réponse satisfaisante à cette délicate question et reprocha indirectement à l’OTAN le fait qu’une armée secrète ait été mise en place dans le pays : « En conclusion, je vous répète que c’est uniquement dans le cadre d’accords inter-alliés que le Luxembourg a contribué par l’intermédiaire de son unique service de renseignement à bâtir le réseau en question sous l’égide du commandement de l’OTAN ». Santer voulut convaincre son Parlement qu’à aucun moment, le réseau n’avait fait usage de ses armes et explosifs ni ne s’était retrouvé impliqué dans des activités illégales en temps de paix étant donné que « le réseau du Luxembourg n’a jamais connu d’implication militaire et n’a jamais été utilisé à d’autres fins que celles pour lesquels il avait été créé ! ». Le Premier ministre souligna que « le principe même d’une organisation secrète de résistance patriotique prévue dans l’hypothèse d’une occupation ennemie du territoire ne doit pas être remis en question » et informa le Parlement qu’il avait en toute logique « ordonné aux services secrets de dissoudre immédiatement le réseau stay-behind, dans l’attente que les pays de l’OTAN définissent une nouvelle stratégie adaptée à une Europe radicalement transformée ».
L’histoire du réseau Gladio luxembourgeois reste aujourd’hui encore mystérieuse et parcellaire. La quantité et la nature exactes des armes entreposées dans les caches ainsi que la localisation de celles-ci ne furent jamais révélées, pas plus que les dates ou les termes des accords de coopération passés entre le réseau stay-behind et l’OTAN, la CIA et le MI6. De nombreuses questions restant sans réponses suite aux déclarations de Santer, le parlementaire Jean Huss du Parti vert alternatif et ses partenaires de coalition demandèrent dans un premier temps l’ouverture d’un débat public au sein du Parlement puis la formation d’une commission d’enquête parlementaire sur le sujet. Les deux requêtes furent rejetées à la majorité des voix.
(A suivre…)
Mise à jour
- La Brigade mobile, troupe d’élite de la gendarmerie grand-ducale.
Réagissant à une lettre du Procureur général, Robert Biever, une Commission parlementaire rendit un rapport, le 7 mai 2008, sur le rôle du Service de Renseignement dans l’enquête (document joint).
En définitive, en février 2013, débuta le procès de deux policiers, Jos Wilmes et Marc Scheer, anciens membres de la Brigade mobile [2]. Il s’avéra rapidement que le ministre de la Justice de l’époque, Luc Frieden, et le directeur général de la Police, Pierre Reuland, auraient pu répandre des soupçons de pédophilie pour discréditer le Procureur général et auraient pu faire procéder à des écoutes téléphoniques illégales et à des pressions sur les enquêteurs. Un témoin accuse Ben Gielben, ancien chef de la Brigade mobile, d’être le poseur de bombes. L’opération aurait été supervisée par le prince Jean de Nassau. En définitive, le procès est reporté au mois de septembre 2013.
- L’actuel ministre des Finances et Premier-ministrable, Luc Frieden, alors ministre de la Justice, est venu démentir sur RTL, le 11 juin 2013, la responsabilité qu’on lui prête dans l’affaire des poseurs de bombes.
RV
Daniele Ganser