L’armée suisse prévoit de s’équiper de six appareils de reconnaissance sophistiqués pour remplacer ses vétustes drones. Quel sera l’usage de ces espions du ciel? Les explications d’un spécialiste militaire.
L’automne dernier, les Forces aériennes et armasuisse ont évalué deux nouveaux modèles de drones israéliens, le «Hermes 900» de la société Elbit Systems et le «Heron1» d’Israel Aerospace Industries. L’objectif est d’acquérir pour 300 à 400 millions de francs, dans le cadre du programme d’armement 2015, six de ces aéronefs de reconnaissance sans pilote, en remplacement des drones «ADS 95 Ranger», aujourd’hui technologiquement dépassés et dont près de la moitié (13 sur 28) sont déjà hors service.
Alors que les drones américains pilotés à distance depuis les Etats-Unis ont déjà fait plus de 3000victimes au Pakistan, au Yémen et en Somalie, suscitant la polémique, l’utilisation en Suisse de nouveaux espions du ciel sophistiqués interpelle. Les explications de l’historien et spécialiste militaire Hervé de Weck.
- Les Forces aériennes suisses utilisent depuis 2001 des drones «ADS 95 Ranger». A quoi servent-ils?
Hervé de Weck: Au départ, ces drones «tactiques» étaient prévus comme moyens d’exploration et d’observation pour une division ou une brigade, en remplacement des «Mirage III» de reconnaissance retirés du service en 2003. Ils étaient aussi destinés au réglage d’artillerie, mesurant les points de l’impact des obus et donnant les corrections au poste de commandement de tir. Mais très vite, de nombreux autres milieux se sont intéressés aux drones: les gardes-frontière pour surveiller d’en-haut des zones frontières; la police pour renforcer la surveillance des foules, par exemple lors de l’Euro2008 à Berne; les pompiers, pour repérer par infrarouge le feu couvant, lors d’incendies de forêts au Tessin ou en Valais.
- Ces drones suisses semblent aujourd’hui vétustes. Sont-ils technologiquement dépassés?
J’ai eu le privilège de les tester à Emmen avant leur acquisition, avec deux officiers des renseignements. A l’époque, leurs performances étaient remarquables: ils permettent de lire une plaque de voiture d’une altitude de 1000 ou 1500mètres. De nuit, l’infrarouge rend possible le repérage de contrebandiers à la frontière, un renfort aérien apprécié des gardes-frontière.
Mais ces drones ne peuvent être engagés en urgence, à la suite d’un hold-up par exemple, car il faut mobiliser l’équipe de pilotage et faire la procédure de mise en route du système. De plus, ils dépendent de catapultes pour le décollage et sont sensibles aux conditions météorologiques. S’ils ont été exploités avec satisfaction par les militaires, il faut reconnaître qu’ils sont assez «primitifs» par rapport aux drones d’aujourd’hui.
- Quels sont les atouts des drones de la nouvelle génération?
Là, on change vraiment de ligue! Les nouveaux drones décollent seuls et sont opérationnels par tous les temps. Leur autonomie de vol est de 40 heures pour le «Heron1», respectivement de 36 heures pour le «Hermes900», contre seulement 4 heures pour les drones actuels. Les deux types d’appareils peuvent voler à plus de 9000 mètres d’altitude, ce qui donne des possibilités de surveillance de zones très vastes.
Et leurs charges utiles sont nettement plus grandes. Diverses caméras optiques et infrarouges très sophistiquées, à haute définition d’image, peuvent être embarquées, de même que des radars et détecteurs de menaces variées, radioactives, chimiques ou autres. Les appareils auront aussi des capacités de brouillage électronique et de communication. Les Israéliens auraient d’ailleurs déjà brouillé les radars syriens de cette façon-là.
- Les nouveaux drones en sélection en Suisse pourraient-ils être armés, comme le «Predator» américain?
Les deux appareils israéliens évalués récemment à Emmen étaient non armés. Mais selon toute vraisemblance, moyennant quelques modifications, ils pourraient emporter un ou plusieurs missiles. En cas de conflit, ils pourraient alors être engagés avantageusement pour appuyer les troupes au sol ou pour détruire un objectif, comme une station radar.
Reste qu’en temps de paix, ils seront vraisemblablement appelés à poursuivre leur mission classique de reconnaissance. Ils pourront aussi être utilisés pour la surveillance de grandes manifestations, comme le Forum de Davos, dans le cas d’incendies importants, voire de crises graves aux frontières. Mais comme ils coûteront plus chers à l’heure que les petits «ADS95», ils seront sûrement moins engagés pour épauler les gardes-frontière ou la police.
- Des drones armés ne pourraient-ils pas remplacer avantageusement les chasseurs «Gripen», dont l’achat suscite la polémique?
Non, du moins pas pour l’instant. Il faut se rendre compte que la vitesse de croisière des deux drones israéliens tourne autour des 200km/h. Je ne vois pas, dans ces conditions, un drone intercepter un «Rafale» volant à 1700km/h! Même le massif «Global Hawk» américain ne dépasse pas les 635 km/h.
Autre problème, dans le cas d’un combat aérien, l’opérateur du drone, qui reste au sol, n’a pas la visibilité du pilote assis dans son cockpit. L’engagement d’un drone peut en revanche très bien convenir contre des objectifs peu mobiles. Les drones sont complémentaires aux avions de chasse. Ils vont encore se développer, du «microdrone» de quelques centimètres d’envergure, qui pourra être opérationnel même dans des locaux fermés, aux gros modèles d’observation et d’intervention. Les Etats-Unis prévoient que, dans les quinze ans à venir, il y aura davantage de pilotes de drones que de pilotes de chasse.
- A quels autres développements technologiques faut-il s’attendre?
Ces appareils pourront être toujours plus autonomes, ce qui inquiète d’ailleurs les militaires. Certains aéronefs sont prévus pour un décollage vertical, à la manière des hélicoptères. D’autres, comme le «nEUROn» de Dassault, le premier drone de combat européen, pourraient être furtifs. Ces engins ne seraient alors pas plus visibles au radar qu’un moineau! Quant à leur vitesse, on parle de Mach 20 (plus de 20000km/h), mais pas avant vingt ou trente ans...
- Les drones militaires peuvent observer les gens du ciel et même intercepter des communications. Faut-il craindre pour notre sphère privée?
En Suisse, je ne vois pas matière à être inquiet. L’armée ayant peu de drones à disposition, elle ne pourra pas se mettre à surveiller les gens. Et les gardes-frontière ont déjà assez à faire avec l’observation des passeurs et autres cambrioleurs. En fait, la sphère privée est mise beaucoup plus en danger par une utilisation non sécurisée des téléphones portables ou d’internet. Le vrai danger, c’est l’inconscience des gens!
Les drones civils prennent leur envol
Si le marché des drones concerne pour l’instant essentiellement le domaine militaire (100 milliards d’euros entre 2005 et 2015), les drones civils prennent aussi leur envol. Selon une étude de l’Association internationale pour les systèmes de véhicules sans pilote, des perspectives commerciales prometteuses sont à attendre en particulier dans le secteur de l’agriculture de précision, par exemple pour surveiller les cultures et répartir les pesticides, et dans la sécurité publique, notamment pour assister la police sur les scènes de crime et pour aider les pompiers.
D’ici à cinq ans, rapportait «Le Monde» le mois dernier, plus de 7000 petits drones sillonneront le ciel américain. Beaucoup moins coûteux que l’hélicoptère ou que le satellite, ils rendront de précieux services aux médias, en particulier pour la couverture d’événements sportifs et pour le tournage de séquences aériennes de films. Ils seront aussi très utiles dans le secteur énergétique, par exemple pour surveiller les lignes électriques ou l’isolation d’un toit. Ils faciliteront également toutes sortes d’observations météorologiques ou environnementales. Ce marché du drone civil est estimé à plusieurs milliards de francs, mais reste difficilement mesurable étant donné que les applications possibles ne cessent de se multiplier.
La Suisse n’est pas en reste dans ce boom des drones civils. La start-up de l’EPFL senseFly, société du groupe Parrot depuis 2012, connaît même un succès fulgurant. Forte de quarante collaborateurs, elle produit environ 40 drones par mois (coût de départ: 10000 francs), qui sont exportés sur tous les continents.
Les drones de senseFly, comme l’aérodynamique «swinglet CAM», de 80cm d’envergure, ou le «eBee», qui ressemble à une grosse abeille d’un mètre, peuvent voler pendant plus d’une demi-heure tout en enregistrant les images du sol pour réaliser ensuite des cartes, des modélisations 3D et toutes sortes d’études. Ils sont destinés surtout à la cartographie et à l’agriculture. Mais de tels engins ont aussi été engagés dans la gestion du désastre en Haïti, après le tremblement de terre, dans la conservation des forêts en Côte d’Ivoire ou dans l’observation des tortues vertes en Indonésie.
Comme l’explique Martin Reichert, responsable des ventes en Suisse, les drones de senseFly ne transmettent pas les images en direct (contrairement aux drones militaires) mais se contentent de les stocker à bord. «Ce choix, qui restreint l’utilisation de nos drones par les militaires, nous a ouvert beaucoup de marchés. Nous donnons la priorité au respect du cadre légal, très variable d’un pays à l’autre.»
En Suisse, les contraintes légales sont limitées. Pour des engins de moins de 30kg, il est principalement demandé un contact visuel constant, ce qui permet des vols dans un rayon de 500m, et la possibilité de prendre le contrôle manuel par télécommande. Le survol d’agglomérations est interdit, sauf exceptions. PFY
Pascal Fleury