Lassés d'être sous-représentés à la tête de l'État, les sunnites s'en prennent violemment au pouvoir chiite. Avec l'aide d'al-Qaida.
Dix ans après la chute de Saddam Hussein, l'Irak n'a jamais été aussi proche d'un nouvel embrasement confessionnel. Cinq voitures piégées ont explosé lundi dans quatre villes en majorité chiites au sud de Bagdad, faisant 18 morts et des centaines de blessés. Une nouvelle vague d'attentats qui aurait pu paraître anodine dans ce pays quotidiennement frappé par la violence si elle ne suivait pas une semaine particulièrement meurtrière.
Pas moins de 240 personnes ont trouvé la mort dans des affrontements entre forces de l'ordre et insurgés sunnites. À l'origine, un sit-in de manifestants sunnites organisé mardi dernier près de la ville de Houweijah, dans le nord du pays. Les frondeurs réclamaient la démission du Premier ministre chiite, Nouri al-Maliki, qu'ils accusent d'accaparer le pouvoir et de marginaliser leur communauté. La réponse gouvernementale ne s'est pas fait attendre. Les forces de sécurité ont lancé un assaut sanglant contre les contestataires, provoquant une vague de représailles qui s'est étendue à tout l'Irak, faisant craindre un retour aux sanglants affrontements qui avaient fait plusieurs dizaines de milliers de morts en 2006-2007, après l'attaque d'un lieu saint chiite à Samarra.
L'âge d'or des sunnites
Minoritaires dans le pays, où ils composent quelque 20 % de la population, les sunnites d'Irak ont connu leur heure de gloire sous Saddam Hussein. Durant ses vingt-quatre ans de règne, le raïs a dirigé d'une main de fer son pays en s'appuyant sur les Arabes sunnites, au détriment des chiites pourtant majoritaires en Irak (ils représentent environ 55 % de la population irakienne). Écartés du pouvoir, ces derniers ont été matés dans le sang lorsqu'ils ont lancé une révolte contre le pouvoir central en 1991.
Mais l'invasion américaine de 2003 a bouleversé la donne. À la chute de Saddam Hussein, l'appareil d'État est purgé. Le parti unique Baas, dissous. Naturellement, les sunnites irakiens sont les premiers à en faire les frais. "L'administration américaine a fait l'erreur d'établir le système politique à travers le prisme communautaire : ils ont clairement négligé la nation irakienne", souligne au Point.fr Maria Fantappie, analyste pour l'International Crisis Group à Bagdad.
Le retour des chiites
Les premières élections législatives de l'ère post-Saddam aboutissent à la victoire d'une coalition politique chiite, l'Alliance irakienne unifiée, et à l'investiture, en mai 2006, du Premier ministre chiite, Nouri al-Maliki. Profondément nationaliste, le chef du parti islamique chiite Dawa est pourtant rapidement accusé des mêmes dérives que l'ex-dictateur. "On lui reproche son autoritarisme dans l'exercice du pouvoir", note Karim Pakzad, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). En plus de son poste de chef du gouvernement, Nouri al-Maliki cumule celui de ministre de la Défense et celui de ministre de la Sécurité nationale. "Les postes les plus importants sont aux mains des chiites du parti Dawa", résume Karim Pakzad.
"Il ne s'agit pas tant d'une politique sectaire, mais d'un processus de consolidation du pouvoir, dont la communauté sunnite est la principale victime", tempère Maria Fantappie. En effet, les sunnites doivent se contenter de ministères subalternes. Le sentiment d'exclusion est accentué par une sous-représentation dans les institutions ou dans les forces armées. Mais également par des vagues d'arrestations arbitraires, au seul motif d'"affiliation au terrorisme".
Alliance avec Téhéran
L'arrivée d'un chiite au pouvoir à Bagdad sourit en revanche à l'Iran (lui aussi majoritairement chiite, NDLR). En faisant tomber Saddam Hussein, les États-Unis ont débarrassé la République islamique de son pire ennemi, lui ouvrant un espace d'influence inespéré sur son voisin, ainsi qu'un axe de communication privilégié vers son allié syrien alaouite (secte issue du chiisme, NDLR). Voilà pourquoi le chiite Nouri al-Maliki a toujours été considéré par les sunnites irakiens comme l'homme de Téhéran. S'il réfute cette idée, le chercheur Karim Pakzad soutient qu'il existe bien une "alliance réciproque" entre Bagdad et Téhéran.
"Les chiites au pouvoir en Irak se savent fragiles, car ils vivent dans un îlot d'hostilité", fait valoir le spécialiste de l'Irak. "Ni les monarchies arabes, ni la Turquie, ne les ont jamais acceptés à la tête de l'Irak." La reconduction au poste de Premier ministre de Nouri al-Maliki, à l'issue des législatives de 2010, finit d'achever les espoirs des sunnites. Cela d'autant plus que la principale formation sunnite, le Mouvement national irakien ou parti Iraqiya, pèche par ses déchirements internes. "Iraqiya a échoué dans le projet des représentations des sunnites", souligne Maria Fantappie de l'International Crisis Group. "Il a marqué le fossé de plus en plus important entre les leaders politiques et les citoyens sunnites."
Le rôle d'al-Qaida
Dans le sillage du Printemps arabe, c'est dans la rue que les sunnites décident de poursuivre leur contestation. Des milliers d'entre eux manifestent depuis décembre 2012 dans le nord du pays pour réclamer le départ du Premier ministre. "Les manifestants étaient pacifiques jusqu'au moment où ils ont eu le sentiment d'être attaqués par les forces gouvernementales", indique Maria Fantappie. "Le raid des forces de sécurité mardi dernier a signé la fin des manifestations politiques et favorisé la radicalisation." Depuis, les actes de guérilla et les représailles sanglantes dans les mosquées sunnites font rage à travers le pays.
Parmi les insurgés sunnites figurent des combattants de l'Armée des Naqchabandis, un groupe comptant dans ses rangs d'anciens officiers de l'armée de Saddam Hussein, mais également des membres de l'État islamique en Irak (ISI), branche d'al-Qaida dans le pays. "La rébellion comporte un nombre croissant de factions djihadistes financées par l'étranger", assure le chercheur Karim Pakzad. Le conflit qui bat son plein dans la Syrie voisine n'y serait pas pour rien. La porosité de la frontière entre les deux pays permet aux islamistes de tous pays de combattre sur les deux terrains. Une tendance favorisée par l'allégeance début avril du Front al-Nosra, le plus efficace des groupes armés de l'opposition syrienne, à al-Qaida.
Dès lors, le programme des combattants les plus radicaux n'est plus local (la chute de Bachar el-Assad ou de Nouri al-Maliki), mais régional. "Leur objectif est de libérer l'Irak et la Syrie de l'emprise du chiisme", estime Karim Pakzad. Autrement dit, d'anéantir l'influence de l'Iran chiite dans la région au profit d'un État islamique sunnite. Avec le risque que l'Irak ne devienne, comme en Syrie, le nouveau théâtre sanglant de cette guerre fratricide millénaire.
Armin Arefi