Des entreprises issues des écoles polytechniques se positionnent comme leaders mondiaux de la robotique volante à usage professionnel. Elles bénéficient d’une recherche de pointe et d’une législation plus libérale qu’aux Etats-Unis.
«Vous le secouez trois fois, puis donnez une petite impulsion lorsque le moteur démarre.» Le petit appareil s’élève rapidement dans les airs, file tout droit sur les vingt premiers mètres, avant de virer pour rejoindre son plan de vol. Son bourdonnement, alors qu’il survole ce grand champ de l’agglomération lausannoise, fait penser à celui d’un insecte, au point qu’il se voit parfois attaqué par les buses nichant à proximité. Une analogie qui va plus loin: «Nous nous sommes inspirés de la capacité des insectes à voler très près des obstacles pour concevoir nos drones civils», explique Jean-Christophe Zufferey. Des drones qui ne sont pas des jouets, mais des outils de cartographie pour professionnels. Cet ex-chercheur en robotique volante au Laboratoire des systèmes intelligents de l’EPFL a fondé la marque Sensefly en 2009.
Les distributeurs norvégiens venus s’initier en ce jour ensoleillé de printemps au fonctionnement de l’eBee, dernier modèle du fabricant suisse, affichent un grand sourire. «Normalement, la familiarisation ne prend pas plus d’une heure, prévient Jean-Christophe Zufferey.» Nul besoin de télécommande pour manier l’engin de 670 grammes. Une fois dans les airs, il respecte scrupuleusement le tracé programmé sur ordinateur, qui fixe le nombre de points de vue requis. But de la démonstration: couvrir un kilomètre carré de champ en quelques minutes, grâce à une centaine de photos prises à 120 mètres d’altitude par la caméra de bord, qui seront retranscrites en cartes 3D.
Organisée autour d’un consortium fédéral, la recherche suisse dans les véhicules aériens non pilotés commence à se traduire en places de travail: l’équipe de Sensefly est ainsi passée de sept employés l’an dernier à plus de 35 aujourd’hui. La société, qui produit environ soixante appareils par mois, est déjà le leader mondial des drones légers de cartographie: «Nous n’arrivons pas à suivre la demande, et ce marché n’en est qu’à ses prémices, souligne Jean-Christophe Zufferey. Trop souvent, on garde l’image du drone militaire très complexe et lourd, et l’on ne se rend pas compte du potentiel des appareils civils.»
Les géomètres, premiers clients de la firme, commencent à se servir de drones pour le suivi de chantiers: bâtiments, routes, ponts, gazoducs. Les gardes forestiers les utilisent pour cartographier leurs domaines, les urbanistes pour la gestion du territoire et les exploitants miniers pour les travaux d’excavation. Les agriculteurs forment également une clientèle émergente: «Ils suivent les problématiques d’irrigation grâce à nos appareils, et peuvent comparer les récoltes d’une année à l’autre. Le gros de notre clientèle se trouve au Canada, en Australie et en Amérique du Sud, où les grandes surfaces décuplent l’utilité des drones.» En Suisse, qui représente 10% du chiffre d’affaires, l’école d’oenologie de Changins a récemment acquis des drones pour la surveillance de ses plans de vigne.
Un nouvel écosystème industriel émerge rapidement autour du drone civil. Très optimiste, l’Association internationale pour les systèmes de véhicule sans pilote (AUVSI) table sur un marché pesant plus de 82 milliards de dollars et 100′000 emplois créés aux Etats-Unis d’ici à 2025. «C’est comme pour internet ou le téléphone portable: au fur et à mesure que cette technologie devient bon marché, on trouve de nouvelles applications», estime Simon Johnson, coach à la Commission pour la technologie et l’innovation (CTI) de la Confédération, qui a suivi Sensefly à ses débuts.
A Ecublens, l’entreprise partage ses locaux avec une autre start-up, Pix4D, spécialisée dans les logiciels de modélisation 3D à partir d’images prises avec des drones. Egalement issue de l’EPFL et leader mondial de son secteur, elle a vu son équipe croître de trois à quatorze personnes en moins d’une année. «Nous enregistrons cent utilisateurs supplémentaires chaque mois, s’enthousiasme Olivier Küng, son cofondateur. Le drone résout la question de la logistique lourde. Auparavant, il fallait louer un avion ou lancer un satellite pour faire des cartes.» La responsable marketing, Sonja Betschart, donne un exemple: «Les exploitants miniers peuvent aujourd’hui mesurer le volume extrait de leur carrière en une demi-journée, contre cinq jours auparavant.»
La croissance rapide de ce marché aiguise l’appétit des investisseurs: la société française Parrot, qui a déjà écoulé des centaines de milliers de drones amateurs, est entrée à 31% dans le capital de Pix4D l’été passé, et a racheté Sensefly, dont les produits continuent d’être conçus et assemblés en Suisse. A Zurich, la société Skybotix, une spin-off de l’EPFZ, s’est quant à elle spécialisée dans les drones d’inspection de sites industriels. Outre les fabricants, de nombreux prestataires de services qui utilisent des drones apparaissent: à Epalinges, Easy-2map propose par exemple des cartes sur mesure aux géomètres, alors qu’une société comme RC-Tech à Dompierre fournit des images d’événements sportifs, de festivals ou de surveillance. «Toutes ces entreprises vont encore créer des dizaines, voire des centaines d’emplois en Suisse ces prochaines années», prédit Simon Johnson.
Reste que les drones renvoient une image négative, liée à leur utilisation sur des terrains de guerre ou leur mission de surveillance de la population — la Suisse y a par exemple recours pour garder ses frontières. «Le défi principal est celui de l’acceptation par les citoyens, observe le consultant. Veut-on avoir au-dessus de nos têtes des centaines de petits objets volants qui peuvent nous espionner, voire nous tomber dessus et nous blesser?»
Pour la bonne cause. Pour s’éloigner de cette connotation répressive, des professionnels et chercheurs du secteur civil ont lancé en mars dernier l’association Drone Adventures, qui met les drones au service de bonnes causes: «Nous venons de finir notre première mission en Haïti, explique Adam Klaptocz, président de l’association, qui travaille chez Sensefly. Nous y avons effectué plus de trente vols en dix jours pour produire des cartes 3D qui serviront au recensement dans les bidonvilles, à la prévention des inondations et à la gestion des parcelles agricoles.» L’association envisage d’autres missions dans l’humanitaire, la conservation ou l’aide de crise. Elle n’est pas la seule: en Malaisie, le spécialiste de l’EPFZ Lian Pin Koh utilise des drones pour recenser les orangs-outans et étudier l’impact des plantations de palmiers sur l’environnement.
La popularisation des drones employés à des fins commerciales annonce un débat juridique intense: «Le produit arrive avant la législation, explique Jean-Christophe Zufferey. La plupart des pays industrialisés sont en train de se réveiller sur cette question, mais il est fréquent qu’il n’y ait pas encore de base légale claire.» Aux Etats-Unis, les drones à usage professionnel ne seront pas autorisés avant fin 2015. Pour l’heure, les procédures de certification y sont les mêmes que pour un avion standard.
La loi suisse se révèle bien plus libérale: les avions modèles réduits pesant jusqu’à 30 kilos sont autorisés, pour autant qu’ils restent dans le champ de vision de leurs utilisateurs. «A l’EPFL, nous avons été parmi les premiers à bénéficier d’une autorisation de vol hors du champ de vue, poursuit le directeur. En ce qui concerne le risque de chute, les meetings aériens de modèles réduits ou les ballons météo, avec leur boîte pesant jusqu’à deux kilos, sont potentiellement plus dangereux que nos drones ultralégers!»