La Corée du Nord se dit "en état de guerre", mais les affaires continuent comme si de rien n'était. Jusqu'où le jeune Kim contrôle-t-il son escalade ?
Le mot est lâché. La péninsule coréenne est "en guerre", a rugi le régime nord-coréen ce matin, dans un communiqué lapidaire de son agence KCNA. Après avoir multiplié les menaces et anathèmes à l'encontre des États-Unis et de Séoul depuis la fin janvier, Kim Jong-un accroît encore d'un cran les tensions en Asie du Nord-Est. "À partir de maintenant, les relations intercoréennes sont en état de guerre et toutes les questions entre les deux Corées seront traitées selon un protocole de temps de guerre", a précisé Pyongyang, affolant les chancelleries et les rédactions de la planète.
Pourtant, à Séoul, les habitants vaquent comme d'habitude à leur shopping sur les grandes artères de la mégalopole de 15 millions d'âmes, située à seulement une quarantaine de kilomètres de la DMZ, la ligne de front barbelé qui déchire en deux la péninsule depuis soixante ans. Les médias sud-coréens ont donné peu d'importance à la dernière sortie grandiloquente de l'adversaire du Nord et le gouvernement relativise la menace. Car pour eux, la dernière annonce du régime de Kim ne change rien : les deux Corées sont techniquement en guerre depuis... le 25 juin 1950, il y a soixante-trois ans ! Et la dernière sortie de Kim ne serait donc qu'un remake stalinien peu convaincant du "beaucoup de bruit pour rien" de Shakespeare.
Rien n'a changé
En effet, Séoul et Pyongyang n'ont jamais conclu d'armistice en juillet 1953 à la fin des hostilités de la Guerre de Corée qui a fait 3 millions de morts, entraînant les États-Unis et la Chine dans le plus sanglant conflit depuis la Seconde Guerre mondiale. Et depuis soixante ans, les 50 millions de Sud-Coréens sont donc en état de guerre et se sont habitués à vivre au gré des crises et de la surenchère de Pyongyang, enfouissant leurs inquiétudes.
Le Nord affirme pourtant vouloir mettre un terme à cet état. "La situation prévalant de longue date selon laquelle la péninsule coréenne n'est ni en guerre ni en paix est terminée", indique son communiqué. Déjà mercredi, le régime avait annoncé la suspension du téléphone rouge entre les militaires des deux camps, augmentant le risque d'erreur de calcul le long des miradors et donc de dérapage sanglant. Mais, dans la pratique, rien n'a changé le long du 38e parallèle où la "drôle de guerre" perdure. Depuis ce matin, aucun mouvement inhabituel des forces nord-coréennes n'a été détecté par l'armée sud-coréenne, rapporte l'agence Yonhap. Et des lignes de communications existent toujours entre les officiers des deux camps.
Surtout, le parc industriel de Kaesong, dernier reliquat de la coopération nord-sud, fonctionne normalement. Ce matin, 153 employés sud-coréens ont franchi comme d'habitude la frontière la plus militarisée du monde pour rejoindre ce complexe d'usines où des entreprises du Sud emploient plus de 42 000 ouvriers nord-coréens, a confirmé Séoul. En dépit de ses déclarations belliqueuses, le régime stalinien n'a donc visiblement pas l'intention de suspendre ce projet conjoint qui lui permet de renflouer ses caisses, puisque les salaires des ouvriers lui sont directement versés.
Stratégie maîtrisée ou fuite en avant ?
Autre indice, relativisant la menace de conflit, les assurances données récemment par des officiels nord-coréens aux tour-opérateurs chinois. Selon le quotidien Chosun Ilbo, un représentant du bureau du tourisme du Nord aurait assuré ce mois-ci aux agences de voyage chinoises inquiètes qu'il n'y aurait pas de conflit sur la péninsule, les encourageant à envoyer le plus de touristes possible. Le risque de conflit est également jugé limité par le Pentagone puisque les familles des 28 500 GI postés en Corée du Sud n'ont pas été évacuées.
Reste à savoir si la dernière surenchère de Kim s'inscrit dans une stratégie de tension habilement maîtrisée ou bien dans une fuite en avant incertaine du jeune maître de Pyongyang, avec des conséquences imprévisibles à la clé. "Nous ne savons pas si nous sommes dans le business as usual ou bien si une dynamique différente est à l'oeuvre", juge Robert Carlin, ancien de la CIA et spécialiste à l'université de Stanford. Car la cascade de menaces lancées contre Washington et Séoul depuis fin janvier et le vote de nouvelles sanctions sont familiers. Comme son père Kim Jong-il, le jeune héritier déclenche un chapitre de tension avec la communauté internationale en conduisant un test atomique le 12 février, avec l'espoir d'attirer la Maison-Blanche à la table des négociations et d'obtenir des gains économiques et politiques en échange d'une détente. Cette approche qui avait réussi à son prédécesseur face à George Bush devrait conduire selon toute logique à un dégel prochain sur la péninsule.
La fragilité de Kim
Néanmoins, deux facteurs nouveaux viennent bousculer cette analyse rassurante. D'abord, la relative fragilité de Kim Jong-un. Arrivé au pouvoir il y a à peine plus d'un an, il doit s'imposer dans une culture imprégnée de confucianisme où la jeunesse s'efface traditionnellement face aux anciens. Âgé de moins de trente ans, le dirigeant tente de mettre au pas les puissants généraux, avec pour enjeux les juteuses prébendes économiques de l'armée dont il a besoin pour renflouer ses caisses. "En dépit des apparences, la situation politique au Nord est instable", juge Paik Wooyeal, de l'université Sungkyunkwan, à Séoul.
Dans ce contexte, une crise internationale est la meilleure façon pour Kim de gagner ses galons aux yeux des militaires et de sa population inquiète de son inexpérience. Un facteur qui pourrait pousser le leader à la faute. D'autant que face à lui, le président Barack Obama semble décidé à relever le bras de fer de Pyongyang. Adepte de la fermeté depuis son arrivée au pouvoir, le président démocrate a haussé le ton récemment en déployant des bombardiers stratégiques B52 et B2 dans le ciel de Corée du Sud pour rassurer son allié. Une démonstration de force sans précédent qui indique sa détermination à ne pas céder au "chantage" de Kim. Au risque de l'acculer au pied du mur.
Sébastien Falletti