Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

lundi 11 mars 2013

« The Gatekeepers » : les guerriers de l’ombre d’Israël plaident pour la paix




C’est un passage exceptionnel de l’autre côté du miroir, dans la tête de six hommes qui ont eu à connaître, et à agir brutalement, au cœur du conflit israélo-palestinien. Ces anciens patrons du Shin Bet, le service de renseignement israélien chargé de la lutte antiterroriste, se livrent avec une déconcertante franchise dans un documentaire diffusé ce mardi soir sur Arte.

Le documentaire, signé Dror Moreh, sélectionné pour les Oscars, montre des hommes qui admettent avoir ordonné des assassinats ciblés, avoir opéré des rafles, et même avoir torturé pour obtenir des informations afin d’empêcher des attentats.

Mais, surtout, « The Gatekeepers », c’est l’histoire d’un pays qui, depuis sa victoire historique de la « Guerre des six jours » de juin 1967, n’en finit pas de chercher des réponses sécuritaires à des questions politiques.

C’est la principale leçon de ces entretiens fascinants avec ces hommes qui ont dirigé le Shin Bet entre 1980 et 2011. Maîtres d’une action de renseignement et d’action de plus en plus sophistiquée et de plus en plus efficace, ils expriment, chacun à leur manière, un pessimisme de la raison.

« On ne fait pas la paix avec des méthodes militaires »


L’un d’eux exprime tout simplement la leçon d’une vie dans la guerre de l’ombre :
« On ne fait pas la paix avec des méthodes militaires. La paix repose sur des relations de confiance. Avec les Palestiniens, ça ne devrait pas être si difficile à construire. »
Prononcé par toute autre personne qu’un ancien patron du Shin Bet, un tel propos pourrait être aisément balayé d’un revers de manche. On a affaire ici à des hommes qui ont été confrontés à la vie et à la mort tout au long de leur carrière.

Ami Ayalon, l’un des six ex-patrons du Shin Bet de « The gatekeepers » (AP/SIPA)


Et, à contre courant de ce que pense la majorité des Israéliens, si l’on prend pour référence les dernières élections, ils estiment qu’il faut « parler avec tout le monde », y compris le Hamas ou le Jihad islamique, « et même [le président iranien] Ahmadinejad », dit l’un d’eux.

Pour en arriver là, ils sont passés par une lutte à mort avec leurs ennemis, d’abord le Fatah de Yasser Arafat jusqu’aux accords d’Oslo de 1993, puis les islamistes du Hamas ou du Jihad islamique jusqu’à aujourd’hui.
  • Ils ont constaté les limites des assassinats ciblés qu’ils ont eux-mêmes ordonnés – c’est immoral et en plus c’est « inefficace », dit Ami Ayalon, l’un des plus impressionnants ;
  • ils se sont confrontés aux questions éthiques de la guerre de l’ombre, de la torture, de l’arbitraire ;
  • ils ont constaté le vide de la pensée politique, la lâcheté des dirigeants qui refusent d’assumer leurs erreurs, et la transformation de la lutte antiterroriste comme une fin en soi.

Assassinats entre juifs


Parmi les aspects les plus inquiétants de ce documentaire, l’épisode de l’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin par un extrémiste juif en 1995, qui a pris le Shin Bet par surprise, et qui fait dire à l’un de ses anciens patrons qu’il y aura d’autres assassinats politiques entre juifs si, un jour, Israël choisit de se retirer des territoires occupés palestiniens.

Et cette stupéfiante conclusion d’un de ces ex-patrons de la lutte antiterroriste, à qui l’auteur lit une phrase prophétique du philosophe Yeshayahou Leibowitz, qui avait prédit dès 1967 qu’en choisissant l’occupation et la colonisation après sa victoire, Israël perdrait son âme et irait au désastre.

L’un des anciens chefs du Shin Bet réfléchit, et dit qu’il est d’accord « avec chaque mot » prononcé par ce philosophe, aujourd’hui disparu, longtemps considéré comme un affreux gauchiste. Il ajoute, avec le sourire :
« Quand tu quittes le Shin Bet, tu deviens un peu gauchiste... »

Comme l’armée allemande...


Mais sur un mode plus sombre, plus tragique au regard de l’histoire, l’un de ces anciens patrons de la lutte antiterroriste va jusqu’à comparer l’armée israélienne à... l’armée allemande, non pas dans son traitement des juifs, mais dans son rapport aux peuples occupés en Pologne, Tchécoslovaquie ou Belgique.
Ce message n’est pas audible aujourd’hui pour la plupart des Israéliens qui ont choisi les partis qui leur promettent la sécurité plutôt que la paix. Ce qui fait dire à l’un de ces hommes de l’ombre :
« Ça me rend malade, le futur est sombre, l’avenir noir. »
Le titre anglais « The Gatekeepers » a été bizarrement traduit en français : « Israël confidentiel », comme un vulgaire thriller, alors que l’idée est plutôt celle des « Gardiens du temple », qui sonnent l’alarme mais que personne n’écoute.

Egger Ph.