Les Espagnols disent Dime con quien andas y te dire quien eres « Dis-moi qui t'accompagne et je te dirai qui tu es ».
Lorsque le Président des Etats-Unis Barack Obama est entré dans le salon Est de la Maison Blanche, lundi soir, accompagné de l'ancien sénateur du Nebraska, Chuck Hagel, celui qu'il a nommé au poste de ministre de la défense, c'est l'idée qui est venue à l'esprit. Ils n'ont fait que quelques pas ensemble, mais cela a néanmoins précipité dans son anticipation un débat très animé dans le circuit de Washington.
Il est extraordinaire que le président des Etats-Unis ait choisi Hagel pour l'accompagner à ce stade de la trajectoire des USA en tant que seule superpuissance, dont le budget militaire dépasse ceux de tous les autres pays additionnés.
Obama l'a souligné en disant que son choix de Hagel est « historique », puisque l'ancien sénateur serait le « premier issu des rangs militaires » à servir comme ministre de la défense et « l'un des rares ministres à avoir été blessé à la guerre », qui sait que la « guerre n'est pas une abstraction [.] [il] comprend qu'envoyer de jeunes Américains combattre et verser leur sang dans la crasse et la boue est quelque chose que nous ne faisons que lorsque c'est absolument nécessaire ».
Obama a dit que tout ce qu'il pensait s'appliquait à propos de Hagel - c'est-à-dire presque tout. Cependant, ce qu'il n'a pas dit et qui est néanmoins dans tous les esprits est aussi important à rappeler : Hagel s'est opposé à la guerre de 2003 en Irak et a continué à enquêter sur les raisons données par l'administration de George W. Bush pour justifier cette invasion. Il a remis en question le « surge » [augmentation des troupes] en Afghanistan et a tiré des parallèles avec la guerre du Vietnam, et il critique fermement les sanctions économiques en général.
Il est partisan d'engager le dialogue avec le Hamas.
Voici une personne qui ne confondra pas discussion avec « conciliation » mais qui y verra une « occasion de mieux comprendre » les autres, et qui défend l'idée que les grandes et puissantes nations « doivent se comporter en adultes dans les affaires du monde ».
Voici un futur ministre de la défense des Etats-Unis qui pense que les conflits du futur « dépassent le contrôle de toute grande puissance » et qu'il est peu probable qu'ils impliquent une action unilatérale des Etats-Unis » ; et il estime que le département de la défense qu'il va diriger « est devenu bouffi à bien des égards » et que « le Pentagone a besoin d'être dégraissé [...] ».
Se débarrasser de la timidité
Cela revient à dire que, de prime abord, Hagel est un choix surprenant comme ministre de la défense, s'il est communément admis que la politique étrangère des Etats-Unis est déterminée par le complexe militaro-industriel de ce pays et les lobbies envahissants qui travaillent à l'abri de Washington, et qu'elle est bien ancrée dans l'impérialisme américain.
Donc, quelle est la véritable rupture - ou, y a-t-il vraiment une rupture ? La réponse à cette question repose dans la personnalité politique d'Obama. Il a été partisan de la « puissance douce », mais en parfait politicien, il s'est révélé être un président pragmatique dans son premier mandat, en s'entourant de conseillers comme Hillary Clinton, Dennis Ross et Robert Gates, qu'il savait parfaitement ne pas être des âmes sœurs partageant les croyances qu'il professait hardiment - sur la guerre d'Irak, Guantanamo, etc. - alors qu'il aspirait au Bureau Ovale.
Si l'on fait le bilan, il a repris les fils sur beaucoup de sujets là où Bush les avaient laissés, et il a froidement abandonné quelques-unes de ses promesses de campagne.
Inutile de dire que la nomination de Hagel évoque la fameuse formule d'Obama, « audace de l'espoir » [audacity of hope], qu'il avait prononcée juste avant son entrée précipitée comme outsider dans la politique nationale aux Etats-Unis. La grande question aujourd'hui est : Somme-nous sur le point d'assister au véritable commencement de l'ère Obama en matière de politique étrangère américaine ?
On peut livrer un bon argument en disant qu'Obama est en train de casser l'image de timidité qui a été plus ou moins associée à la politique étrangère qu'il a poursuivie durant son premier mandat. Bien sûr, pour être juste avec lui, il y a toujours eu le soupçon persistant qu'en tant que politicien habile il a délibérément choisi de ne pas suivre ses instincts durant son premier mandat afin de pouvoir être réélu. Pour s'en assurer, il a fini par décevoir ses admirateurs (aux USA et à l'étranger) et ses supporters - et il a par moment donné raison à ses détracteurs - mais il faut dire qu'il n'est jamais facile de trouver le juste milieu entre la politique fondée sur les valeurs et la politique d'opportunité.
Sans doute, une combinaison des circonstances difficiles à l'intérieur des Etats-Unis et des complexités du nouvel ordre mondial émergent permettrait maintenant à Obama de choisir son style de leadership, qui serait finalement fondé sur les valeurs et en accord avec ses croyances et ses convictions. En attendant, libéré de l'exigence de devoir lutter pour sa réélection, il est aussi très libre de suivre ses instincts sans inhibitions. Obama, intellectuellement doué et doté d'un sens aigu de l'histoire, aura aussi les yeux rivés sur l'héritage présidentiel qu'il laissera en tant que timonier à ce moment déterminant de l'avenir de son pays.
Obama est extrêmement conscient de la montée d'autres Etats de premier ordre sur l'arène internationale et il est conscient des limites croissantes de la puissance militaire dominante des Etats-Unis dans le système international. D'un autre côté, comme il ne se lasse jamais de l'admettre, il est un grand patriote et croit passionnément à l'idée de l'exception américaine, ainsi que dans le destin des Etats-Unis en tant que leader mondial. Par conséquent, il ne fait aucun doute qu'il continuera de soutenir les intérêts américains et qu'il cherchera sans relâche à perpétuer le premier rôle des Etats-Unis dans les affaires du monde, même si sa méthode peut varier.
Un signal puissant
Cependant, étant donné la volatilité de l'environnement international et des forces de l'histoire qui sont à l'œuvre aujourd'hui, il ne reviendrait pas nécessairement à Obama de régler sa boussole en matière de politique étrangère. En somme, il sera plus une « victime » des évènements à l'étranger qu'un navigateur.
Par exemple, prenez le problème de l'Iran. Parvenir à un accord global avec l'Iran peut sembler à portée de main (ce qui est le cas) - garantissant que l'Iran ne poursuivra pas de programme d'armes nucléaires en échange de la levée par Washington des sanctions économiques onéreuses - mais ce serait oublier qu'il y a des groupes d'intérêt retranchés dans les deux camps, dont certains parmi les alliés clés des Etats-Unis dans cette région, qui continueront à contrecarrer toute tentative de sa part de dégeler les relations US-iraniennes.
Une fois encore, mettre fin à la crise en Syrie peut sembler être un problème plus difficile qu'il ne paraît de trouver un accord avec la Russie et que les Etats-Unis exercent de la retenue en se gardant de s'impliquer directement et physiquement dans la guerre. Mais dans le cas contraire, l'éruption d'un schisme sectaire dans ce pays a peut-être déjà libérer des démons qui pourraient s'avérer difficiles à contrôler, même avec les meilleures intentions de Moscou et de Washington.
De façon similaire, le Printemps Arabe en est encore à ses premières phases, et déjà la réalité palpable qui est sous les yeux du monde est que les Etats-Unis s'en sortent à peine avec le flot dangereux des évènements.
Manifestement, la volonté de mettre un terme à la guerre afghane est bien là, mais alors, le défi consistant à rassurer un Pakistan problématique et à le cajoler pour qu'il renonce à son vieil objectif de gagner de la « profondeur stratégique » et qu'il abandonne son soutien au Taliban comme protection pour écarter l'influence indienne à Kaboul alors que s'estompe le rôle des Etats-Unis est un défi formidable, avec aucune perspective nette d'un résultat final en vue, bien que le retrait des troupes de combat américaines soit programmé pour être achevé dans l'année.
Pourtant, imaginez ! Toutes ces questions ennuyeuses sont aussi liées d'une façon ou d'une autre au discours des Etats-Unis vis-à-vis du monde musulman. Si l'on va plus loin, il se trouve que l'opinion d'expert est que les relations des Etats-Unis avec la Chine et la Russie pourraient se retrouver en territoire agité. Avec le « rééquilibrage » des Etats-Unis vers l'Asie, leur propension à s'impliquer dans les conflits territoriaux de la Chine et leur soutien aux avancées démocratiques, la propre « Tournée du Pivot Asiatique » d'Obama peu après son élection de novembre, il ne fait aucun doute que Pékin voit tous ces gestes comme des provocations.
De façon similaire, Obama a besoin de réinventer la « réinitialisation » avec la Russie, mais on peut encore douter du sentiment d'urgence qu'il ressent de conclure une relation productive avec le Président Vladimir Poutine - alors qu'il s'est visiblement entiché de l'ancien président et désormais Premier ministre Dimitri Medvedev.
La forte probabilité est que bien qu'Obama ait promis « plus de flexibilité » avec la Russie sur la question épineuse de la défense antimissile après sa réélection, l'administration US continuera à engager le dialogue seulement de manière sélective avec la Russie sur des questions pressantes de préoccupation pour les Etats-Unis tout en ignorant la Russie de façon générale. De son côté, Moscou semble garder les doigts croisés à la perspective de progrès réels dans le discours de plus en plus acrimonieux entre les Etats-Unis et la Russie durant le second mandat d'Obama.
Ainsi, tout compte fait, il peut sembler probable que plus les choses sembleront changer, plus elles pourraient rester les mêmes. Mais cela serait une grossière simplification du signal puissant qu'Obama a choisi d'envoyer en sélectionnant deux anciens combattants du Vietnam aux deux postes ministériels clés de secrétaire d'Etat et de ministre de la défense - John Kerry et Hagel.
Obama signale beaucoup plus qu'un nouveau style de leadership qui utiliserait plus de carottes que de bâtons, plus d'idées et de persuasion que de menaces et de sanctions, plus de « soft power » que de « smart power ».[1] La vérité c'est que puisqu'il n'a plus à mener campagne, Obama bénéficie d'un espace et d'une flexibilité beaucoup plus grands que durant les quatre années précédentes pour tester réellement une approche de politique étrangère basée sur les valeurs et qui repose sur les négociations.
Les quelques pas qu'il a fait, lundi, avec Hagel sont suffisants pour rappeler qui Obama était - et celui qu'il pourrait toujours s'avérer être.
M K Bhadrakumar a servi en tant que diplomate de carrière dans les services extérieurs indiens pendant plus de 29 ans. Ses affectations incluent l'Union Sovétique, la Corée du Sud, le Sri Lanka, l'Allemagne, l'Afghanistan, le Pakistan, l'Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.
M. K. Bhadrakumar
Note :
[1] Le terme de smart power dans le domaine des relations internationales fait référence à la combinaison des stratégies de soft power (puissance douce) et de hard power (puissance coercitive).
Il est défini par le Center for Strategic and International Studies comme « une approche qui souligne la nécessité d'une armée forte, mais aussi d'alliances, de partenariats et d'institutions à tous les niveaux pour étendre l'influence des Etats-Unis et établir la légitimité du pouvoir américain. » (Source : wikipedia.)