Les femmes de la CIA ont joué un rôle clé dans la traque et la capture du chef d'Al-Qaida. Des James Bond en talons aiguilles dont on sait très peu de choses. Parmi elles, une jeune rousse flamboyante dont Hollywood vient de narrer les exploits. Attention, ça fait mal.
On ne sait pas comment elle s'appelle. Maya ? Frederica ? Ou bien encore Jennifer ? Vivian ? Son identité véritable est classifiée, c'est-à-dire couverte par le secret- défense américain. «Top secret» !
On pourrait certes l'appeler Jessica, comme Jessica Chastain, la jeune et rousse actrice américaine qui incarne ce personnage dans Zero Dark Thirty. Zero Dark Thirty ? En jargon militaire américain, cela signifie minuit et demi. C'est l'heure à laquelle Ben Laden a été tué, le 2 mai 2011.
Sorti en décembre aux Etats-Unis, le film de Kathryn Bigelow sort sur les écrans français le 23 janvier. Il raconte la traque puis la mort du chef d'Al-Qaida et attribue un rôle essentiel à une jeune femme, Maya. C'est bien évidemment un personnage de fiction, né sous la plume du scénariste Marc Boal, pour servir de colonne vertébrale au film.
Au risque de minimiser le travail de toute une équipe, «Maya», c'est le mélange de plusieurs personnes bien réelles, qui ont participé à cette gigantesque chasse à l'homme. Mais elles ont au moins deux points communs : elles travaillent pour la CIA. Et ce sont des femmes.
C'est l'une des grandes surprises des enquêtes journalistiques sur la traque d'Oussama ben Laden : le rôle important que des femmes y ont joué, du premier jour jusqu'à l'épisode final. Pas étonnant lorsque l'on sait que près de la moitié du personnel (43 %) de la CIA est désormais féminin.
Aujourd'hui, James Bond est une femme. Dans la fiction, évidemment, comme on le voit par exemple avec Carrie Mathison, l'héroïne de la série américaine «Homeland», dont la première saison vient d'être diffusée sur Canal +. Mais c'est surtout dans le monde bien réel, celui où l'on écoute les conversations téléphoniques, où l'on envoie des drones tuer les terroristes et où, parfois, on torture les prisonniers...
«Elle» était là lorsque les forces spéciales de l'US Navy, les seals, ont rapporté dans un sac en plastique le corps d'Oussama ben Laden sur la base de Jalalabad (Afghanistan) dans la nuit du 1er au 2 mai 2011. Matt Bissonnette, l'un des commandos, l'a vu, «pâle et stressée», en «talons hauts très chic», éclater en sanglots sous le coup de l'émotion.
«Elle pleure. Je réalise qu'elle a du mal à digérer l'information. Elle a passé cinq ans à traquer cet homme. Et maintenant son cadavre est à ses pieds», raconte le militaire dans son livre No Easy Day (1) publié sous le pseudonyme de Mark Owen.
Il l'appelle «Jen» et avait fait sa connaissance lors du vol aller vers l'Afghanistan. «Une analyste de la CIA», certaine «à 100 %» que leur cible est bien Ben Laden, alors qu'aucune preuve formelle et définitive n'avait jamais été obtenue.
Toute cette histoire commence en décembre 1995. Oussama ben Laden n'est alors connu que par une poignée d'experts du contre-terrorisme. Déchu de sa nationalité saoudienne, il a trouvé refuge au Soudan, dirigé par un gouvernement islamiste. On le soupçonne d'être le commanditaire d'attentats, mais son organisation, Al-Qaida, n'a pas encore frappé pour de bon.
Il faudra attendre l'été 1998, avec l'attaque contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie (223 morts) et, évidemment, le 11 septembre 2001. Mais la CIA s'intéresse déjà à ce rejeton d'une richissime famille saoudienne d'entrepreneurs du BTP.
En décembre 1995, donc, une cellule particulière est créée au siège de l'agence de renseignements, à Langley (Virginie). Dirigé par Michael Scheuer, un analyste du contre-terrorisme, spécialiste des islamistes radicaux et de l'Afghanistan, ce petit groupe s'installe au rez-de-chaussée du siège de la CIA et reçoit le nom de code d'Alec Station. Alec... comme le fils de Scheuer, tout bêtement.
La CIA est alors un univers d'hommes, où «les femmes sont d'abord des objets sexuels», selon les mots de Glenn Carle, un ancien de l'Agence. Scheuer, pourtant, s'entoure de femmes : elles seront jusqu'à 17 dans son équipe de 24 personnes.
«Elles semblent avoir un don exceptionnel du détail. Elles ont l'art de voir les structures et de comprendre les relations», confiera-t-il plus tard à Peter L. Bergen, l'auteur de Chasse à homme (2), le livre le mieux informé sur cette affaire.
En plus, dit-il, elles ne passent pas leur journée à papoter : elles bossent ! «Si j'avais pu installer une pancarte : "Les mecs, inutile de vous porter candidats", je l'aurais fait», ajoutera-t-il. Et tout le monde, à Langley, se gausse de cette «bande de nanas»...
«Les femmes ont joué un rôle prépondérant dans la traque de Ben Laden», confirmera Peter L. Bergen. Mais l'identité de toutes celles qui ont travaillé à Alec Station et sur le dossier Al-Qaida n'est pas connue. Seuls quelques noms ont filtré. Et pas encore celui de «Maya»... Les deux femmes les plus célèbres de cette équipe sont Barbara Sude et Jennifer Matthews. La première est une intellectuelle de haut vol et la seconde, une femme d'action.
Barbara Sude, c'est l'intello de la bande : diplômée de Georgetown et de Princeton, spécialiste du monde arabe et de la pensée islamique médiévale, elle a travaillé trente ans à la CIA avant de rejoindre le think tank (groupe de réflexion) Rand Corporation comme politologue.
Dans le monde de l'antiterrorisme, c'est une star, douée d'une mémoire phénoménale. Elle est l'auteur d'une note devenue tristement célèbre, intitulée : «Ben Laden résolu à frapper les Etats-Unis». Un document très secret daté du 6 août 2001, trente-six jours avant les attentats !
L'existence de ce document ne sera révélée au public qu'en 2003 dans le cadre de l'enquête sur les dysfonctionnements de l'administration américaine qui ont abouti aux attaques du 11 septembre.
Au début de l'année 2002, elle constate que la trace de Ben Laden a été perdue, après sa fuite d'Afghanistan, et pose les bases intellectuelles de la méthode qui permettra, huit ans plus tard, de le retrouver. Il s'agit de «cartographier» ses relations : sa famille, les responsables terroristes, les financiers du réseau, etc. Bref, tous ses contacts avec le monde extérieur.
Jennifer Matthews, c'est un tout autre genre - elle est incarnée dans le film de Bigelow par Jennifer Ehle, sous le nom de «Jessica». Adjointe de Scheuer, connaissant parfaitement l'islam, cette chrétienne engagée et mère de trois jeunes enfants est la nièce d'un cadre de la CIA.
En 2002, elle réalise un grand coup : la capture d'Abou Zoubaydah, un Saoudien toujours détenu à Guantanamo. Les informations qu'il aurait livrées sous la torture auraient conduit à l'arrestation de Khalid Cheikh Mohammed, l'organisateur des attentats du 11 septembre.
Jennifer n'est pas du genre à rester dans son bureau : elle participe aux interrogatoires des prisonniers et se spécialise dans le «ciblage» des individus au sein des réseaux : pour les recruter, pour les arrêter ou pour les tuer en envoyant un drone.
En 2009, à 45 ans, elle pense réussir le plus beau coup de sa carrière. Elle parvient à se faire envoyer à la tête d'une base opérationnelle avancée de la CIA, le camp Chapman, à Khost, dans l'est de l'Afghanistan, à proximité de la frontière avec les zones tribales du Pakistan - une région dont elle est l'un des meilleurs spécialistes.
Elle a «ciblé» un homme : Khalil al-Balawi, un médecin jordanien en contact avec les dirigeants d'Al-Qaida. Elle croit pouvoir le retourner. Le 30 décembre 2009, ils doivent se retrouver dans la base de la CIA et elle a même préparé un gâteau pour l'accueillir.
A peine descendu de sa voiture, l'homme se fait exploser, tuant neuf autres personnes, dont Jennifer et six autres personnels de la CIA ou contractuels. Parmi eux une autre femme, Elizabeth Hanson, une jeune trentenaire à l'allure encore adolescente. C'est le coup le plus dur porté à la CIA depuis l'attaque contre l'ambassade américaine à Beyrouth en 1983.
D'autres femmes ont été impliquées dans cette «guerre contre le terrorisme», comme Gina Bennett, la première à mettre en garde contre un certain «Usama Bin Ladin» en août 1993. Cette mère de cinq enfants a depuis lors quitté le monde du renseignement et publié un livre intitulé National Security Mom, la «Maman de la sécurité nationale»...
D'autres, toujours en poste, ne sont connues que par leur pseudonyme, comme «Frederica», qui a sans doute inspiré le personnage de Maya.
Son chef, Michael Scheuer (2), dit d'elle : «Si elle vous mord la cheville, elle ne vous lâche plus.» Elle est rousse, dit-on, âgée d'une trentaine d'années et a bien été en poste à Islamabad (Pakistan). Une obstinée, dont on sait qu'elle a assisté aux interrogatoires de Khalid Cheikh Mohammed, dans un lieu de détention secret (black site) de la CIA en Pologne.
L'organisateur des attentats a été soumis à 183 séances de waterboarding (3), une torture qui consiste à recouvrir le visage du prisonnier d'un linge avant de verser de l'eau - ce qui provoque une sensation de noyade, horrible mais jugée sans risque par les bourreaux si l'homme a la tête placée plus bas que le reste du corps... Lui, comme d'autres, finissent par lâcher des informations, incomplètes et biaisées.
Mais, en triant le vrai du faux, les analystes de la CIA - et sans doute «Frederica» en premier lieu - comprennent que l'homme important pour remonter jusqu'à Ben Laden est un certain Ahmed al-Kuwaiti. Il sert de courrier au chef d'Al-Qaida pour ses contacts avec le monde extérieur.
Grâce à des écoutes téléphoniques, il est localisé durant l'été 2010, et la CIA découvre qu'il habite une grande maison à Abbottabad, dans le nord du Pakistan, à moins de 2 km de l'académie militaire. C'est la maison de Ben Laden. Dix mois plus tard, les seals débarqueront de leurs hélicoptères furtifs à zero dark thirty...
Fin de l'histoire ? Loin de là ! Car «Maya-Frederica» pète un câble. Selon une enquête du journaliste Greg Miller parue dans le Washington Post du 10 décembre 2012, elle sort de ses gonds en lisant le mail interne lui annonçant qu'elle allait recevoir la Distinguished Intelligence Medal de la CIA, l'une des plus prestigieuses décorations de l'Agence, en récompense du rôle important qu'elle a joué dans la traque de Ben Laden.
Dans ce mail, l'espionne en talons aiguilles découvre que d'autres personnels sont également récompensés, ce qu'elle conteste de toutes ses forces, estimant au contraire qu'ils lui ont mis des bâtons dans les roues et qu'elle a dû se battre seule contre tous pour convaincre l'Agence de poursuivre sa piste - celle du «courrier» al-Kuwaiti.
Ni une, ni deux, elle clique sur «Répondre à tous» et déverse sa colère sur tous les destinataires du mail, qui apprécient le geste au moins autant que ses chefs, auxquels elle reproche de lui avoir refusé une promotion qui lui aurait valu une augmentation de 16 000 dollars par an. Bref, la vie de bureau dans toute sa grandeur...
Règlement de comptes ? Jalousie ? La sortie du film n'arrangera rien. Car la CIA, désormais un peu gênée aux entournures, a beaucoup aidé le scénariste Mark Boal et la réalisatrice Kathryn Bigelow, déjà associés en 2009 pour le film Démineurs sur la guerre d'Irak - qui obtenu six Oscars.
La Maison-Blanche a beaucoup poussé l'Agence à collaborer avec les cinéastes : à l'origine, le film devait sortir avant les élections de novembre et il est à la gloire d'Obama. Non seulement il a liquidé Ben Laden, mais il l'a fait proprement, en interdisant les programmes d'interrogatoires renforcés - c'est-à-dire les tortures.
Le scénariste a été autorisé à se rendre à plusieurs reprises au siège de la CIA où on lui a, par exemple, montré la maquette de la maison de Ben Laden et fait visiter la salle à partir de laquelle le raid a été planifié. Il a pu s'entretenir avec plusieurs responsables, dont Michael Morell, le numéro deux de l'Agence.
A-t-il rencontré «officieusement» «Maya» ? On ne le sait pas. Pour l'instant, car la sortie du film a déclenché une polémique aux Etats-Unis, notamment sur le fait que Zero Dark Thirty justifierait l'usage de la torture, en montrant à la fois son horreur et... son efficacité.
La très puissante commission du Renseignement du Sénat veut aujourd'hui en savoir plus sur les conditions dans lequel le film a été réalisé. Et cette commission est présidée par Dianne Feinstein. Une sénatrice.
Jean Lesieur
(1) Paru en français sous le titre Ce jour-là. Au cœur du commando qui a tué Ben Laden, Seuil, 2012.
(2) Chasse à l'homme, de Peter L. Bergen, Robert Laffont, 2012.
(3) La Mort de Ben Laden, de Jean-Dominique Merchet, éd. Jacob-Duvernet, 2012.
ESPIONNES À LA FRANÇAISE
Les femmes représentent un quart du personnel de la DGSE, les services secrets français - soit plus de 1 200 fonctionnaires, civils ou militaires. C'est trois fois plus qu'il y a trente ans (7 % en 1982) et la tendance devrait se poursuivre : aujourd'hui, un tiers des candidats au concours d'attaché de la DGSE, c'est-à-dire l'encadrement, sont des candidates.
Les femmes sont présentes dans toutes les directions et pas seulement aux postes d'analystes à la direction du renseignement ou d'ingénieurs à la direction technique, celle de l'espionnage électronique. On les trouve aux opérations et même au service action, l'unité militaire la plus secrète du pays.
Plusieurs femmes sont chefs de poste ou officiers traitants, en Afrique, en Asie, et même dans le monde arabe. L'une des principales «cellules de crise» de la maison est dirigée par une femme. Si elles sont nombreuses dans l'encadrement, les postes de direction leur restent en revanche fermés : une seule femme est numéro deux d'une direction et c'est la moins opérationnelle de toutes, celle de la stratégie. Et aucune n'a jamais dirigé les services secrets.
Pas plus en France qu'aux Etats-Unis : le nom d'une femme, Jane Harman, avait été évoqué pour prendre la tête de la CIA, mais c'est finalement un homme, Tom Donilon, qui vient d'être nommé pour succéder au général Petraeus, tombé à cause de sa maîtresse.
En Grande-Bretagne, le MI5, qui s'occupe de la sécurité intérieure, a déjà été dirigé par deux femmes, Stella Rimington (1992-1996) puis Eliza Manningham-Buller (2002-2007). Mais l'Intelligence Service, le MI6, c'est-à-dire l'équivalent de la CIA et de la DGSE, reste un fief masculin. Sauf au cinéma, où «M» a été la patronne de James Bond de 1995 à 2012. Avant qu'un homme ne la remplace dans le récent Skyfall...