Le livre pourrait s’appeler "La démocratie volée", car il y est véritablement question de l’opacité des centres de pouvoir qui désormais façonnent notre vie quotidienne aussi bien au niveau culturel ou législatif, que politique. La démonstration factuelle de Christophe Deloire et Christophe Dubois est absolument implacable. Du groupe Bilderberg à la Trilatérale en passant par les hordes d’experts de Bruxelles, de l’atlantisme déclaré des fondateurs de l’Europe à celui plus secret mais tout aussi présent de nos instances dirigeantes nationales, qu’elles soient "de gauche" ou "de droite", les deux auteurs dressent un état des lieux alarmant du niveau qu’a atteint le déni de démocratie dans les pays européens. De nombreuses décisions à la Commission ou au Parlement, ne dépendent absolument plus des citoyens ou de leurs élus. Nous avons choisi de relayer l’un des chapitres les plus évocateurs de ce livre, qui concerne le scandale du "Swiftgate", dont les derniers développements ont suscité il y a un an le tollé de nos députés européens. Auraient-ils lu entre temps les nombreux articles de Jean-Claude Paye cités à la suite de cet article ?
Extrait du livre de Christophe Deloire et Christophe Dubois, Circus Politicus
- L’une des plus belles opérations d’espionnage depuis longtemps !
Ce haut responsable du renseignement français ne s’embarrasse pas de précautions oratoires pour évoquer le dossier « Swift ». Pour le grand public, le mot ne signifie rien. Il est pourtant au cœur d’un débat essentiel sur le plan démocratique : au nom de la lutte contre le terrorisme, les services américains –le FBI, la CIA…- ont eu accès pendant des années à l’ensemble des transactions bancaires mondiales, notamment françaises. Un accès à des données de masse contenant d’éventuels suspects, mais aussi et surtout des citoyens normaux. Une atteinte à la vie privée de milliers de citoyens. Au nom de qui ? De quoi ? Sur quels critères ?
Swift est le nom d’une société, la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, dont le siège social se situe en Belgique : elle détient le quasi-monopole des échanges interbancaires mondiaux. Son rôle : transmettre d’une banque à l’autre ces échanges financiers (transfert de fonds, envoi d’informations, etc.). Son activité est gigantesque : elle traite les messages entre 8000 sociétés financières dans 200 pays, plus de deux milliards d’échanges par an. Par sécurité, Swift conserve ces données en mémoire. L’un des serveurs de sauvegarde se trouve en Europe, l’autre en Virginie (Etats-Unis).
Après les attentats du 11 septembre 2001, les services américains se mobilisent pour lutter contre les cellules d’Al Qaida. Une traque mondiale. Envoi de troupes en Irak, utilisation de drones, recrutement de sources. Mais aussi mise sous surveillance financière de la planète. Le US Department of Homeland Security (DHS), le ministère de l’Intérieur américain, a sous la main un formidable outil : les fichiers Swift. Dans le cadre de la lutte anti-terroriste, le Département de la sécurité intérieure demande à Swift de lui transmettre tous les mois une série de messages du serveur.
L’objectif : retrouver des personnes recherchées, identifier des transactions suspectes, faire des liens entre terroristes présumés… A priori, rien de condamnable. Sauf que ce programme, baptisé Terrorist Finance Tracking Programm (Programme de traque de financement du terrorisme), TFTP en abrégé, est « classifié », c’est-à-dire secret, totalement clandestin. Durée de conservation des données ? Conditions d’utilisation ? En l’absence d’existence légale de l’opération Swift, les citoyens ne peuvent pas poser de questions sur ce système secret. Il traite des données ultra-sensibles, mises à la disposition par la société dans une sorte de « boîte noire », dans laquelle les services peuvent piocher à volonté. Le risque d’intrusion dans la vie privée, aussi d’espionnage industriel, n’est pas négligeable. Ces messages permettent, en effet, de connaître le montant de la transaction, la devise, le nom du bénéficiaire, le client qui a demandé la transaction, son institution financière…
Pendant cinq ans, les services américains mènent clandestinement cette guerre financière. La consultation des données se fait sur la base de « sommations administratives » secrètes adressées par le département du Trésor américain à la section américaine de Swift. La société belge, qui par nature est au courant, a l’obligation absolue de ne rien révéler de cette opération. Les services secrets américains mettent-ils dans la confidence les services « amis » ? En Belgique, non. En France, aucune certitude.
Mais l’organisme de contrôle des services de renseignement belges, le comité R, prétend que les banques centrales du G10 avaient été informées dès février 2002 de l’opération, ainsi que la Banque centrale européenne (BCE). Aucune de ces vénérables institutions n’a élevé la moindre objection : officiellement, au nom du respect du « secret professionnel ». L’existence du TFTP n’est révélée que le 23 juin 2006 par le New York Times en même temps que l’affaire des « vols secrets de la CIA ». Le « Swiftgate », lui, n’a pas connu pareille notoriété, même s’il le mérite.
En juillet 2006, après les révélations du New York Times, le Parlement européen s’émeut de cette désinvolture des banques centrales. Les députés votent une résolution pour exiger des explications sur la légalité de cette opération visant des ressortissants européens. Le contrôleur européen de la protection des données (CEPD), autorité indépendante qui a pour mission de « protéger les données à caractère personnel et la vie privée », est chargé d’une enquête sur le rôle de la Banque centrale européenne (BCE). Cette dernière est cliente de Swift et siège dans son organe de contrôle. Le président du CEPD, le Néerlandais Peter Hustinx, rend ses premières conclusions en octobre 2006 : « Je conteste sur le fond que la BCE continue d’autoriser le passage de données bancaires confidentielles de clients aux Etats-Unis (…). De plus, je ne peux m’empêcher de penser que la BCE aurait dû, au moins moralement, se sentir obligée d’informer les gouvernements et autorités européennes à ce sujet ». En février 2007, Peter Hustinx rend son rapport final. Il s’émeut à nouveau du « manque de transparence » et conclut : « La lutte contre la criminalité et le terrorisme ne doit pas éluder les normes de protection des droits fondamentaux qui caractérisent les sociétés démocratiques ».
Les Etats-Unis se retrouvent dans l’obligation de donner des garanties sur l’utilisation des données. En juin 2007, à la demande de la Commission, le Trésor américain prend une série d’engagements pour rassurer les Européens : il assure que ces données ne sont traitées qu’à la seule fin de la lutte anti-terroriste, qu’elles ne peuvent être exploitées que s’il existe un lien préalable démontré entre elles et le terrorisme, qu’elles doivent être effacées « au bout d’un certain temps »… Voilà qui est précis ! Faut-il croire le Département du Trésor sur parole ? La Commission décide de nommer une « personnalité européenne éminente » pour vérifier in situ que les Etats-Unis respectent leurs engagements. Une personnalité incontestable.
Jean-Louis Bruguière, ancien magistrat anti-terroriste, hérite de cette mission délicate. Le choix est pour le moins contestable : l’Amiral – comme il est surnommé depuis qu’il a accosté sur les côtes libyennes lorsqu’il enquêtait sur l’explosion du DC10 d’UTA – est réputé proche des services de renseignement français et américains, ce qui n’est pas anormal eu égard à ses trente années passées au sein de la lutte anti-terroriste. Mais est-il le mieux placé pour porter un regard objectif sur l’opération Swift ? Des télégrammes diplomatiques diffusés par Wikileaks attestent que Bruguière a été un visiteur régulier de l’ambassade des Etats-Unis à partir de 2005. Il rendait compte du contenu de ses enquêtes judiciaires, visant notamment des filières d’envoi de djihadistes en Irak. Des liens étroits. Trop étroits.
En 2007, Jean-Louis Bruguière quitte la galerie anti-terroriste et tente sa chance en politique. Il se présente aux élections législatives, mais est battu. Les Américains ont le sens du service rendu. La Commission et les Etats-Unis le nomment « personnalité éminente » pour vérifier la « bonne mise en œuvre du TFTP » :
- J’ai eu toute latitude pour appliquer ma mission, souligne Jean-Louis Bruguière. Je n’ai eu aucune restriction d’accès à la documentation.
L’ancien magistrat, titulaire d’un contrat de consultant signé avec la Commission, dispose de bureaux à Bruxelles, Paris, où on lui a installé une liaison téléphonique sécurisée. Il a aussi porte ouverte au Département du Trésor. Habilité secret défense, muni d’un badge spécial, il a accès pendant deux ans aux lieux les plus protégés des Etats-Unis. Il croise Henry Paulson, secrétaire d’Etat chargé du Trésor, fréquente l’entourage de Barack Obama. Fin 2008, Bruguière rend un premier rapport. Ce document qui devait être un gage de transparence est classifié… « secret-défense ». Ca commence bien ! Pour pouvoir présenter au Parlement le rapport original, il a fallu le déclassifier pendant quelques heures ! Seul un « résumé » est accessible au grand public. Sans surprise, Bruguière délivre un satisfecit au programme américain financier anti-terroriste. L’ancien juge prétend avoir constaté que le Trésor respecte ses engagements. Mieux : il s’agirait d’un outil précieux pour les enquêtes menées par les Etats de l’Union et ses partenaires, qui aurait permis de démanteler plusieurs groupes terroristes.
L’ancien magistrat, nommé depuis chargé de mission à l’Elysée pour promouvoir un « TFTP à la française », se défend de tout jugement biaisé :
- Certes, je suis allé rendre des visites à l’ambassade des Etats-Unis, mais aussi dans bien d’autres représentations diplomatiques. Je n’ai jamais eu besoin des Américains, c’est même plutôt l’inverse. Je leur ai rendu de nombreux services dans le cadre de la lutte anti-terroriste.
Pour encadrer légalement le projet Swift, les Etats-Unis et l’Union européenne finissent par signer un premier accord le 30 novembre 2009. Dans le huis clos d’un conseil, les ministres de l’Intérieur européens signent un blanc seing aux Etats-Unis. Un véritable putsch afin d’essayer de contourner le Parlement, qui à ce moment-là ne bénéficie pas encore du pouvoir de codécision, que lui donnera le traité de Lisbonne. Or, ce traité entre en application… un jour plus tard. On conclut un accord dans le dos ses peuples. En toute impunité.
- A l’époque, avant l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, les ministres de l’Intérieur se sont mis d’accord sans passer par aucun élu du peuple, proteste Viviane Reding, vice-présidente de la Commission européenne. Ils ne voulaient pas de la démocratie.
Les eurodéputés râlent et crient au scandale. L’accord est finalement soumis au Parlement européen avant son approbation par le Conseil. Le 11 février 2010, les eurodéputés se rebiffent. Ils rejettent massivement l’accord, car, selon eux, il n’offre pas les garanties suffisantes de protection des données personnelles. Le transfert des fichiers est suspendu. Voilà l’inconvénient quand les procédures se déroulent normalement : on n’est jamais sûrs du résultat !
- Ce fut la première réaction concertée des élus du peuple au Parlement européen, qui ont dit : « Non! », raconte Reding. Les élus ont forcé les gouvernements à repenser le projet.
- Ce fut la première réaction concertée des élus du peuple au Parlement européen, qui ont dit : « Non! », raconte Reding. Les élus ont forcé les gouvernements à repenser le projet.
Pendant ce temps, les Etats-Unis s’impatientent. Car les problèmes s’accumulent. Swift tente de se dégager de la pression américaine. La société décide en janvier 2010 de transférer en Suisse toutes les données de sauvegarde non américaines. Un risque réel pour les Etats-Unis de voir échapper les précieuses données européennes, mais aussi celles d’autres pays suspectés d’être liée au terrorisme (Iran, Soudan…). Il est urgent de rédiger un nouvel accord. Les parlementaires décident de s’en mêler.
- Nous avons subi de grosses pressions, du chantage sur le thème « Vous prenez la responsabilité de mettre en échec la lutte contre le terrorisme », se souvient Sylvie Guillaume, députée européenne (PS). Ces pressions ont transité par la Commission européenne.
Le « juge Bruguière », que l’on appelle toujours ainsi même s’il n’est plus juge, rend un nouveau rapport, classifié « EU restricted », l’équivalent du secret défense pour l’Europe. Dans ce document, que les auteurs se sont procurés, le juge répète – opportunément – que les recherches menées par le TFTP « démontrent un lien approprié avec le terrorisme et ne produisant pas de résultats trop larges ». Un outil pertinent donc, selon le Français.
L’accord est signé par les Etats-Unis avec l’Union européenne en juin 2010. Cette fois-ci, le Parlement donne son feu vert. Les eurodéputés ont obtenu l’engagement d’éviter tout transfert de données « en vrac » vers les Etats-Unis. Ils demandent également la création d’un TFTP européen, qui permettrait d’analyser les données sur le sol européen et de ne transmettre aux Etats-Unis que des informations relatives à une piste terroriste précise. Par ailleurs, Europol, l’agence de police européenne, est chargé de contrôler que les demandes américaines sont conformes à l’esprit de l’accord. Fin du feuilleton ? Non.
Le 2 mars 2011, l’autorité de contrôle commune (ACC) d’Europol jette un pavé dans la mare. Cet organisme – encore un ! – chargé de veiller au respect par Europol des principes de la protection des données, rend un rapport dont les conclusions sont accablantes : « Les demandes américaines sont trop générales et trop abstraites pour permettre de décider s’il faut les approuver ou les rejeter. » Le rapporteur ajoute : « Malgré cela, Europol a approuvé toutes les demandes effectuées ». Ces demandes sont souvent effectuées dans l’urgence, avec des précisions données oralement.
En clair, les inspecteurs de ce service ont constaté exactement l’inverse de ce qu’a relaté Jean-Louis Bruguière. Le rapport de l’ACC n’a été rendu public que dans une version partielle. Les auteurs ont sollicité auprès du service de la Transparence du Conseil européen une copie du rapport complet. Le secrétariat général a rendu un avis défavorable. Il est indiqué dans la réponse que la partie non publique est constituée d’une annexe classifiée « secret UE » : « Elle contient des informations concernant les activités d’inspection de l’ACC et plus particulièrement une description du contenu des demandes de fourniture de données faites par les Etats-Unis. (…) Pour cette raison, la divulgation des informations contenues dans l’annexe du rapport porterait atteinte à l’intérêt public, en ce qui concerne la sécurité publique ainsi que les relations internationales de l’Union. »
Pour faire connaître les nouvelles règles de la pêche au saumon, Bruxelles affiche une transparence exemplaire. Quand il s’agit de protéger la vie privée des Européens – et des Français – c’est en revanche le culte persistant de l’opacité.
Extrait aimablement fourni par les Éditions Albin Michel.
- Broché: 461 pages
- Editeur : Editions Albin Michel, Paris (1er février 2012)
- Collection : ESSAIS DOC.
- Langue : Français
- ISBN-10: 222623859X
- ISBN-13: 978-2226238597
ReOpen911