Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

samedi 3 septembre 2011

L’insoutenable héritage du 11 septembre 2001

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Débat sur la torture, Guantanamo, poussée d’intolérance et sécuritaire: les Etats-Unis commémoreront les attentats du 11/9/2001 dans une semaine. L’occasion d’un état des lieux, dans une Amériquemarquée, depuis, par la poussée conservatrice et le «retour du religieux».

Universitaire ayant longtemps séjourné aux Etats-Unis, spécialiste de leur histoire, Vincent Michelot enseigne l’histoire politique des Etats-Unis à l’Université de Lyon 2. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur la vie contemporaine américaine, dont «Le président des Etats-Unis: un pouvoir impérial» paru en 2008. Il analyse ici les implications profondes, au sens historique, des attentats de 2001. Entretien.

Dix ans et deux guerres plus tard – dans lesquelles les Américains ont perdu déjà plus de 6100 hommes – la «guerre au terrorisme» continue de diviser: une guerre perdue ou gagnée par la superpuissance américaine?

Vincent Michelot: Je dirais d’abord que c’est réduire le débat que de le placer dans le cadre de la «guerre contre le terrorisme». Il s’agissait d’un choix lexical du président Bush et qui a donné tout de suite une connotation particulière aux conséquences des attentats du 11 septembre. Dès le départ, l’opinion générale était que, de toute façon, on ne perdrait ni ne gagnerait la «guerre contre le terrorisme»: cette prétendue guerre était plutôt un état d’esprit qu’une réalité militaire ou géostratégique.

Après le 11 septembre, un arsenal de mesures antiterroristes, limitant les libertés publiques a été mis en vigueur. Ces contraintes légales vont-elles durer?

Il y a deux précédents aux Etats-Unis, les deux «peurs rouges»: la première au lendemain de la Première Guerre mondiale, la seconde est le maccarthysme des années 50. Ce que l’on en a appris, c’est qu’il est toujours plus difficile de «déconstruire» un édifice de répression (anticommuniste ou antiterroriste), que de le créer. Ainsi, le Patriot Act (ndlr: loi permettant notamment une surveillance accrue des organisations et des citoyens) est un énorme texte, adopté pratiquement dans la foulée du 11 septembre.


Les citoyens ont-ils souffert de ces mesures?

Personnellement, je relativiserais: ces atteintes aux libertés publiques ne sont pas ce qui a été fait de plus grave. Nombre de ces mesures étaient symboliques et guère applicables. Il n’y a pas eu beaucoup de scandales liés à la surveillance des personnes. En revanche, il subsiste aujourd’hui encore des résidus idéologiques, extrêmement toxiques, dans le débat politique américain.

Quelles conséquences de l’après-11 septembre vous apparaissent les plus lourdes de sens à l’échelle de l’histoire américaine?

Selon moi, la conséquence première du 11 septembre est qu’on ait pu avoir un débat – dans une société civilisée comme les Etats-Unis – pour savoir ce qui constitue véritablement la torture et ce qui est supportable en matière de torture. Qu’au XXI e siècle on ait ce débat montre la décomposition du débat aux Etats-Unis sous l’effet de cette monstruosité que furent les attentats du 11 septembre. Le débat sur l’utilisation justifiée de la torture a été mené par des personnalités tel l’ancien vice-président des Etats-Unis, Dick Cheney. Ce débat est encore revenu à la surface lors de l’élimination de Ben Laden. Selon des anciens de l’administration Bush, c’est grâce à l’obtention d’informations, pour partie avec des méthodes d’interrogation coercitives, qu’on est parvenu à éliminer Ben Laden. Pour moi, on est là dans un autre paradigme, une autre dimension.

Cela d’autant plus qu’il n’y a pas eu de rupture entre le discours de Bush et de son successeur sur cette question de la torture?

Obama n’a guère de liberté là-dessus. On voudrait, d’un côté, qu’il nettoie les écuries d’Augias de l’administration Bush, pour redonner de la noblesse à la politique américaine. On voudrait qu’il dispose de tous les pouvoirs. Mais il n’est pas tout-puissant. D’autre part, il y a un élément très important, c’est la continuité de l’Etat. On l’a vu sur le débat concernant la poursuite éventuelle d’agents ayant pratiqué la torture (notamment à la CIA) ou de responsables l’ayant ordonné: si on laisse s’ouvrir la boîte de Pandore des poursuites individuelles contre d’anciens membres de l’exécutif ou de simples exécutants, on ouvre la porte à une sorte de paralysie de l’exécutif, ce qui n’est pas tolérable.

Au sein même de la population américaine, est-ce que le trauma de 2001 est encore présent, même de façon diffuse?

La menace a très largement disparu dans l’esprit des Américains. Aujourd’hui, le facteur d’angoisse premier aux Etats-Unis est le facteur économique: l’emploi, les conséquences de la récession, etc. Je ne connais pas d’Américains vivant dans la peur d’un attentat à venir. On craint plutôt un attentat contre des intérêts américains à l’étranger. En revanche, il y a d’autres conséquences beaucoup plus importantes du 11 septembre dans le débat politique, notamment sur la structuration du mouvement conservateur.

Cette vague de fond conservatrice, qui se nourrit des effets de 2001, est-elle destinée à s’imposer plus encore sous l’ère Obama?

Le 11 septembre a considérablement modifié l’attitude des Américains vis-à-vis du phénomène religieux. On a vu ainsi une recrudescence de mouvements religieux fondamentalistes qui interprètent les événements de 2001 dans une sorte de cosmologie divinatoire. Autre tendance: une très nette régression sur la tolérance religieuse et sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. D’où la montée en puissance de la haine contre l’islam et l’affirmation chrétienne des Etats-Unis. Bush l’avait initiée en parlant de «croisade». Sans le 11 septembre, nous n’aurions pas vécu un tel retour du fondamentalisme religieux, aux Etats-Unis, de la chrétienté comme affirmation de l’américanité. Des politiciens comme Michele Bachmann et Rick Perry (ndlr: candidats en vue de la présidentielle de 2012) sont en quelque sorte des produits dérivés du 11 septembre.

Obama a tenté de renouer avec le monde musulman, notamment au travers de son discours du Caire en 2009: efficace?

Il faut distinguer deux choses différentes. D’une part, la réception du discours d’Obama à l’extérieur, qui a été très positive et qui fait que beaucoup de pays commencent à regarder les Etats-Unis de façon différente. D’autre part, à l’intérieur des Etats-Unis, ce discours a très largement été interprété par la droite conservatrice comme un renoncement par Barack Obama à l’«exceptionnalisme» américain. Toute la droite conservatrice chrétienne a fait le procès d’Obama sur ce thème: il a abandonné cette idée centrale, pour beaucoup d’Américains, selon laquelle leur pays et leur peuple sont «exceptionnels». La critique tient dans ce concept: les Etats-Unis seraient redevenus, sous Obama, un pays ordinaire et non plus «exceptionnel».

Les Etats-Unis sont désormais souvent montrés du doigt pour leurs violations des droits de l’homme, notamment dans des instances internationales. Est-ce que cela a un quelconque impact?

Absolument pas. C’est une thématique dont la droite s’est emparée. Selon celle-ci, les Etats-Unis n’ont pas à prendre en considération la réaction ou les critiques des pays étrangers. Les Etats-Unis ayant des responsabilités exceptionnelles dans le concert des nations, c’est à eux d’estimer la justesse de leur propre action. Ils ne doivent donc pas être à l’écoute des autres pays. Certains sont sensibles à l’image du pays, mais dans l’ensemble c’est un débat qui a très peu de portée.

Une autre contradiction emblématique de l’après-2001?

Le 11 septembre a aussi mis en évidence un paradoxe très intéressant. C’est un gouvernement de droite conservateur qui, à l’occasion du 11/9, a créé la plus grosse structure administrative jamais créée aux Etats-Unis depuis 1947, à savoir le Département de la sécurité intérieure. La création de ce super-ministère qui regroupe toutes les agences de renseignements (lutte contre le terrorisme ou les catastrophes naturelles) illustre ce que l’on a appelé le «conservatisme du tout-Etat». Cela a mis en exergue, au sein du mouvement conservateur, la fracture entre ceux qui voulaient plus d’Etat et ceux qui ne parlent que du moins d’Etat... I


REPÈRES

Aux limites d’un Etat de droit

> Patriot Act Adopté en octobre 2001, l’USA Patriot Act est une vaste loi antiterroriste. Liberté d’action est accordée aux services secrets et à la police afin d’espionner les associations politiques et religieuses. Le Patriot Act complète l’arsenal sécuritaire mis alors en place, en particulier le Homeland Security Act.

> Guantanamo Prison pour «combattants illégaux», à savoir militants ou présumés terroristes, ouverte en janvier 2002 à Guantanamo, sur l’île de Cuba. Créée hors du droit international, cette prison est critiquée pour l’usage de traitements dégradants et la pratique de diverses formes de torture au cours des interrogatoires. Des procès devant un tribunal militaire spécial devraient s’y tenir à huis clos.

> Abou Ghraib Grande prison irakienne sous Saddam Hussein, à l’ouest de Bagdad, rouverte par les Américains en 2003. Abou Ghraib est devenu un scandale national avec la révélation de photos montrant des détenus irakiens humiliés par des soldats américains (2004). PaB



Dates clés 2001-2011


2001

11 septembre Des islamistes se réclamant d’al-Qaïda détournent quatre avions de ligne pour frapper les tours du WTC à New York et le Pentagone près de Washington: 3000 morts.

18 septembre Le Congrès autorise le président américain à faire usage de la force contre les pays, organisations et individus impliqués.

28 septembre Résolution 1373 de l’ONU sur la lutte contre le financement du terrorisme.

7 octobre Début des frappes américano-britanniques sur l’Afghanistan contre al-Qaïda et le régime taliban, vite renversé.

13 novembre Bush instaure des tribunaux militaires d’exception

2002

28 mars Le Palestinien Abou Zoubeida, responsable présumé du recrutement et des opérations extérieures d’al-Qaïda, arrêté au Pakistan.

3 novembre Le chef d’al-Qaïda au Yémen, Ali Qaëd Sunian al-Harthi, accusé d’être l’un des organisateurs de l’attentat contre l’USS Cole (2000), est tué par un drone de la CIA au Yémen.

2003-2006

1ermars 2003 Khaled Cheikh Mohammed, N o 3 et cerveau présumé des attentats du 11 septembre, est arrêté au Pakistan (toujours en attente d’un procès à Guantanamo).

20 mars 2003 Début en Irak de la seconde guerre, après celle d’Afghanistan, caractérisée par la doctrine Bush de «guerre préventive».

18 juin 2004 Le Saoudien Abdel Aziz ben Issa al-Mouqrin, chef d’al-Qaïda en Arabie saoudite, abattu à Riyad.

2 mai 2005 Le Libyen Abou Faraj, présenté comme le N o 3 d’al-Qaïda et chef du réseau au Pakistan, arrêté dans ce pays.

7 juin 2006 Le Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui, N o 1 d’al-Qaïda en Irak, est tué dans un raid aérien lors d’une opération américano-irakienne au nord de Bagdad.

2008-2011

Août 2008 Intensification de la campagne, lancée en 2004, de tirs de drones américains contre les «refuges» d’al-Qaïda et des insurgés pakistanais dans les zones frontalières de l’Afghanistan.

20 janvier 2009. Entrée en fonction du président Barack Obama: stratégie d’intensification des attaques de drones au Pakistan, qui affaiblit considérablement al-Qaïda. Le nombre de tirs pour 2010 dépassera le total des frappes des six années précédentes, tuant des centaines de rebelles et plusieurs chefs extrémistes.

2 mai 2011 Oussama Ben Laden est tué au Pakistan lors d’une opération commando des forces spéciales américaines à Abbottabad.

8 juin 2011 Le chef d’al-Qaïda en Afrique de l’Est, le Comorien Fazul Abdullah Muhammad, un des acteurs clés des attentats antiaméricains de 1998 à Nairobi et Dar es-Salaam, est tué en Somalie.

Pascal Baeriswyl

ATS/LIB