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« Celui qui combat le monstre doit veiller à ne pas le devenir lui-même »
Nietzsche
En septembre 2004, ARTE diffuse mon documentaire « Escadrons de la mort : l’école française », au moment où Les éditions « La Découverte » publient mon livre éponyme. Dans cette enquête je raconte comment le gouvernement français a exporté les techniques dites de la « guerre anti subversive », utilisées pendant la bataille d’Alger, vers les académies militaires d’Amérique du Nord et du Sud. Ces révélations sur la « doctrine française », où la recherche du renseignement, et donc la torture, sont érigées en arme principale de la lutte contre le terrorisme, provoquent une « commotion nationale » en Argentine, au point de précipiter la réouverture des procès contre les généraux de la dictature : aujourd’hui, les trois généraux argentins (anciens « élèves » des Français) qui m’ont accordé une interview sont en prison, et mon film et livre servent de pièces à conviction dans les tribunaux, où je suis régulièrement citée comme témoin.
Aux États-Unis, la diffusion de mon enquête coïncide avec le scandale d’Abou Ghraib (avril 2004). Peu après, je suis contactée par Kenneth Roth, le directeur de Human Rights Watch (et ancien procureur de New York) qui me demande de participer à la rédaction d’un livre collectif, avec quinze autres auteurs internationaux, dont John McCain. Intitulé « Torture », cet ouvrage retrace l’histoire de la « question », depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, et dresse un premier bilan des cas de torture pratiqués par l’armée américaine et la CIA, après les attentats du 11 septembre 2001. « Tout indique qu’il y a des directives secrètes de l’administration Bush qui encouragent l’usage de la torture », me dit Minky Worden, la coordinatrice du livre à Human Rights Watch.
C’est sur ces prémices que je propose une nouvelle enquête, intitulée « Torture made in USA ». Ce documentaire d’investigation décortique la machine qui a conduit la plus ancienne démocratie du monde à utiliser massivement et systématiquement la torture en Afghanistan, à Guantanamo et en Irak, en s’appuyant sur des interviews exclusives de grands témoins, comme le général Ricardo Sanchez, l’ancien chef des forces de la coalition en Irak, Larry Wilkerson, l’ancien chef de cabinet de Colin Powell, Matthew Waxman, l’ancien conseiller de Condoleeza Rice à la Maison Blanche, Alberto Mora, l ancien consul de la marine, ou Michael Scheuer, concepteur du programme des « extraordinary renditions » à la CIA. Tous les témoins sont aussi présents dans les archives filmées exceptionnelles des auditions parlementaires conduites entre 2004 et 2008, par la commission des forces armées du sénat, après le scandale d’Abou Ghraib.
On découvre que, dès septembre 2001, le vice-président Dick Cheney a piloté un programme secret, destiné à « légaliser » la torture, en violation des Conventions de Genève, mais aussi de la Convention contre la torture (signée par les États-Unis) et des lois américaines comme le War Crimes Act de 1996 qui prévoit la peine de mort ou la prison à vie pour ceux qui utilisent la torture. On découvre aussi que pour se protéger d’éventuelles poursuites judiciaires, l’administration Bush a fait appel à des juristes, proches de Dick Cheney et de Donald Rumsfeld, pour « justifier » par des arguments juridiques l’usage de la torture, dont la technique du « waterboarding » (simulacre de la noyade).
On découvre, encore, que le programme de torture a généré beaucoup de résistances au département d’État, mais aussi chez les chefs militaires, très attachés aux Conventions de Genève, et opposés à ce qu’ils appellent une « conspiration criminelle ».
On découvre, enfin, que la « guerre contre le terrorisme » est unanimement dénoncée par les témoins, pourtant tous républicains, car elle conduisit à un affaiblissement de l’image des États-Unis, et encouragea de nouvelles générations de terroristes.
Les arguments développés par l’administration Bush pour justifier la torture sont les mêmes que ceux développés par les théoriciens de « l’école française », et ils sont aussi… fallacieux. Indéfendable d’un point de vue éthique et moral, la torture s’est avérée aussi inefficace dans « la guerre contre le terrorisme », qu’en Algérie, Argentine, ou au Vietnam, en d’autres temps.
Après « Escadrons de la mort : l’école française » également édité en DVD chez Arte Éditions, « Torture made in USA » boucle la boucle…
Marie-Monique Robin