Les récentes décisions annoncées au sujet de l'armée, concernant ses investissements comme son exploitation, montrent désormais la situation grave dans laquelle elle se trouve et la dégénérescence qui l'attend si aucune réaction n'a lieu.
La semaine dernière, le Conseil fédéral a annoncé son intention de poursuivre l'acquisition d'un remplaçant pour le F-5 Tiger et de prendre une décision en la matière jusqu'en 2015, tout en suspendant pour des raisons financières la procédure d'acquisition actuelle. Cet investissement, le cas échéant, devra se faire sans crédit extraordinaire.
En parallèle, le commandement de l'armée a également annoncé que les services d'instruction vont être dès l'an prochain adaptés en vue de réduire la charge de travail qu'ils induisent sur le plan logistique, domaine où l'armée connaît depuis des mois des problèmes majeurs, liés en partie à l'introduction difficile du système Log@V.
A cette fin, le commandant de l'armée a pour sa part décidé de former sous la conduite du divisionnaire Peter Stutz, l'énergique chef de l'état-major de conduite de l'armée, un groupe de pilotage spécialement dédié aux lacunes logistiques qui touchent les troupes, ceci en vue de leur résolution rapide. Le travail de ce groupe a commencé cette semaine déjà.
Si l'on ajoute à ces mesures celles révélées par les médias au début du mois de juillet, selon lesquelles les difficultés financières de l'armée ont imposé un gel dans l'engagement comme dans le remplacement du personnel ainsi qu'une suppression des primes de toute nature versées à celui-ci, la question de la santé de l'institution militaire se pose de façon aiguë.
Est-ce que notre armée traverse une crise passagère, dont la résolution se précise, ou est-elle déjà aux soins intensifs, régie par les mesures d'urgence ?
Une vacance du pouvoir
C'est au milieu de 2007 que le commandement de l'armée a lancé les premières mesures dites d'optimisation - c'est-à-dire d'économie - touchant tous les domaines d'activité ; parmi celles qui ont eu un effet immédiat, on peut citer la mise hors service de l'engin guidé sol-sol 77 Dragon. En parallèle, les Forces Terrestres avaient déjà lancé l'année précédente la démarche qui mènera à l'étape de développement 08/11, avec à la clef une réduction des formations lourdes, une concentration des structures d'instruction et une augmentation des formations prévues pour les engagements dits probables.
La situation de l'armée apparaissait dès cette époque sous un jour sombre : la réduction constante du budget de l'armée plaçait ce dernier nettement en-dessous des 4,3 milliards de francs promis par les dirigeants politiques lors de la conception de l'Armée XXI, alors même que les dépenses d'exploitation augmentaient dans des proportions sous-estimées. De plus, la réduction tout aussi constante du personnel s'est faite plus rapidement que la diminution des besoins, en raison de l'inertie propre à l'armée de milice dans sa diminution de format, au point de générer des lacunes critiques dans la logistique notamment.
Comment expliquer ce décalage entre la planification et la réalité ? Une armée réduite de moitié mais qui produit autant de jours de service, qui centralise et réduit ses infrastructures tout en augmentant leur utilisation, qui prolonge et professionnalise son instruction de base tout en augmentant sa disponibilité opérationnelle, est une armée qui, proportionnellement, coûte plus cher, nécessite plus de personnel instructeur, use davantage son équipement et dégrade plus vite son infrastructure. Elle a besoin d'un plancher minimum, en termes de finances et de personnel, en-dessous duquel sa conception même devient caduque.
Mais les années de mise en place de l'Armée XXI ont été des années de bouleversement et d'adaptation permanente, en raison des changements radicaux vis-à-vis de l'Armée 95. Des difficultés de mise en œuvre sont apparues, par exemple dans le domaine du personnel de milice, avec l'entrée en service simultanée de PISA 2000, dans le corps des militaires de carrière, où la transformation de l'instruction engendrera des départs en masse, et bien entendu dans le domaine de la logistique, principale cible des réductions de personnel, ce qui entraînera des restructurations successives.
En d'autres termes, il faudra attendre plusieurs années avant que l'écart croissant entre les ressources nécessaires et les ressources disponibles soit pleinement constaté ; le temps que les turbulences créées par la transformation se dissipent un tant soit peu, le temps aussi que les nouveaux processus soient entrés dans les mœurs et fonctionnent. Le fait d'être en situation de déficit, c'est-à-dire d'occasionner davantage de dépenses que n'en autorise le budget, et donc la nécessité d'intégrer pleinement la dimension budgétaire à la conduite supérieure, constituaient également une nouveauté pour l'armée et pour ses chefs.
C'est donc entre le deuxième semestre 2007 et le premier semestre 2008 que le commandement de l'armée aurait pu réagir et reprendre l'initiative. Or, par malheur, c'est à cette période que l'armée a perdu coup sur coup 4 commandants de corps : le commandant des Forces Terrestres, Luc Fellay, mis à l'écart sans ménagement ; le Chef de l'Armée, Christophe Keckeis, parvenu à l'âge de la retraite ; le commandant des Forces Aériennes, Walter Knutti, suite à l'accident de la Kander ; et le nouveau Chef de l'Armée, Roland Nef, suite à des révélations incapacitantes sur sa vie privée.
Cette déstabilisation au sommet de l'institution militaire s'est révélée d'autant plus grave que la direction politique était elle-même de plus en plus affaiblie, et incapable de réagir face à l'urgence de la situation. Confronté à des propositions d'économie radicales par ses subordonnés militaires, mais désireux de ne pas bouleverser davantage une armée en quête de stabilité, Samuel Schmid a refusé de trancher dans le vif, c'est-à-dire de remettre en question la conception de l'armée qu'il a lui-même fortement influencée. Et, ce faisant, il n'aura fait que repousser de quelques années des décisions indispensables.
La démission de Samuel Schmid et son remplacement par Ueli Maurer, à la fin de 2008, ont prolongé cette période d'indécision de quelques mois. Mais c'est l'armée qui, elle-même, avant même l'élection de l'ancien président de l'UDC, a réduit sa propre capacité à évaluer et à planifier les mesures lui permettant de retrouver une adéquation entre ses ressources et ses activités ; et ceci en décidant en 2009 de fusionner l'état-major de planification de l'armée avec l'état-major du Chef de l'Armée, c'est-à-dire en supprimant largement le premier et en se privant de son aptitude conceptuelle.
Cette amputation était d'autant plus maladroite qu'en parallèle ont commencé les travaux sur le nouveau Rapport sur la politique de sécurité, et sur une mise en œuvre militaire connexe qui deviendra le futur Rapport sur l'armée (Armeebericht). Faute d'une organisation permanente et accoutumée à concevoir l'avenir de l'armée, il a fallu recourir à des groupes de travail ad hoc réunissant des représentants de toutes les organisations de l'armée pour élaborer, dans des délais très courts et sans grande marge de manœuvre, les contenus attendus de la part des militaires.
Pour aggraver le tout, l'une des démarches menées entre 2008 et 2009 par l'état-major de planification de l'armée pour identifier les mesures permettant de faire des économies et de se rapprocher de l'équilibre financier, le Strategy Check, a été totalement décrédibilisée par les révélations concernant le chef de ce projet, le faux docteur Tiziano Sudaro ; ce dernier ayant falsifié ses titres académiques et usé de méthodes douteuses pour gravir les échelons de la hiérarchie militaire, les travaux réalisés sous sa responsabilité ont été réduits à néant.
Un faux dilemme à reconnaître
Ainsi, bien que le commandement de l'armée parle depuis 3 ans de mesures d'optimisation, les différentes démarches lancées dans ce sens en sont restées aux réponses partielles et graduelles, alors que le déficit sur le plan des finances comme du personnel était une remise en cause directe et intégrale. On a essayé et on essaie toujours plus de faire des économies, de prendre conscience des coûts et de mettre en place les outils permettant de les estimer ; on a introduit un nouveau modèle comptable et des logiciels de saisie des temps de travail. Mais les effets obtenus à ce jour restent modestes.
En fait, les décideurs de notre défense, au premier rang desquels figure bien entendu le Chef du DDPS, ont été pris dans un dilemme insoluble : soit ils poursuivaient la mise en place de l'Armée XXI avec des aménagements progressifs, au risque d'ignorer ses problèmes fondamentaux, soit ils tiraient les conséquences des perspectives budgétaires de la Confédération et lançaient une nouvelle réforme, au risque de déstabiliser une fois de plus l'armée. C'est la première option qui a été choisie, mais elle l'a été par défaut, parce que l'on s'est interdit la deuxième.
Il s'est en effet développé ces dernières années une idée fixe, selon laquelle notre armée de milice ne supporterait pas de sitôt une nouvelle réforme et devait être au contraire stabilisée, préservée des changements par trop radicaux. Il est vrai que le changement permanent est difficile à encaisser pour les cadres effectuant au maximum 30 jours de service par année ; d'un autre côté, les changements logiques et nécessaires ne sont pas difficiles à accepter, et l'économie privée est accoutumée à de tels changements pour conserver sa compétitivité et sa rentabilité - notamment dans les entreprises dont la survie est menacée.
Du coup, le commandement de l'armée a été particulièrement attentif à minimiser l'ampleur des changements qu'il a ordonnés. L'étape de développement 08/11 n'était pas une réforme, mais simplement une évolution ; la spécialisation des troupes entre défense et sûreté sectorielle a pourtant un impact immense. La compression des structures de conduite de l'armée annoncée à l'été 2009 n'est pas une réforme, mais simplement une optimisation ; l'abolition projetée des Forces et la séparation des commandements entre engagement et instruction auraient pourtant un impact encore plus grand.
En parallèle, l'armée a mené ces dernières années des projets qui, à eux seuls, ont eu sur la troupe autant d'impact qu'une réforme. On peut citer l'introduction du SIC FT (FIS HE), qui par la numérisation transforme de manière radicale la conduite tactique des formations terrestres, celle de Log@V, qui promettait une gestion centralisée et digitale des équipements militaires, et qui pour l'heure n'y parvient guère, ou encore la modification du modèle d'instruction dans les écoles avec le retour des cadres de milice au début de celles-ci. La transformation permanente, annoncée avec l'Armée XXI, a bien lieu.
Enfin, et c'est paradoxal, la prise de conscience toujours plus aiguë de l'impasse budgétaire dans laquelle s'était engagée l'armée a amené ses responsables politiques et militaires à multiplier les petites phrases et les ballons d'essai sur des aspects essentiels de la défense nationale. C'est ainsi que l'on a suggéré ces derniers mois de renoncer à la mission de défense pour concentrer l'armée sur l'appui aux autorités civiles, ou encore de renoncer aux cours de répétition traditionnels pour les remplacer par des services de piquet. Voilà qui n'a guère rassuré ceux qui tiennent à notre outil militaire.
Ainsi, rivalisant de projets pour s'adapter à son époque, mais s'interdisant toute réforme d'ensemble, confrontée à un déficit rendant caduque sa conception, mais s'interdisant d'en imaginer une autre, notre armée est entrée à reculons dans la phase de remise en question lancée par le nouveau Rapport sur la politique de sécurité. L'intention affichée initialement d'apporter un minimum de changement, et surtout de ne pas faire un Plan directeur de l'armée, n'a pas pu être maintenue : le futur Rapport sur l'armée en tient largement lieu, et l'armée n'échappera pas à une transformation en profondeur.
Les décisions annoncées la semaine dernière doivent donc être interprétées dans ce sens : faute d'avoir tiré les conséquences du présent comme d'avoir anticipé et conçu son avenir, l'armée a laissé partir le train de la réforme, c'est-à-dire de l'adaptation aux conditions-cadres que forment missions, moyens et méthodes, et subit pleinement les effets de son déséquilibre. Piégée par le faux dilemme entre évolution et transformation, mais aussi privée de direction comme de décision politique, elle a pour l'heure perdu l'initiative et se voit contrainte de demander une rallonge financière pour reprendre pied et repartir de l'avant.
Dans la mesure où la plupart des partis politiques sont pour l'heure opposés à une augmentation du budget de l'armée, cette approche ne semble pas pertinente : il ne s'agit pas d'obtenir les ressources permettant de perpétuer le modèle actuel, mais bien de développer un modèle compatible avec les ressources disponibles - en comptant, certes, que celles-ci se maintiennent à leur niveau actuel. Le volume de l'armée, la durée des services, le mode d'alimentation, l'articulation des troupes ou encore le modèle d'instruction doivent être, si nécessaire, adaptés à ces ressources - et pas l'inverse.
De tout cela il découle que, effectivement, l'armée est aujourd'hui aux soins intensifs et que sa survie est en jeu. Sans nouvelle conception, sans adéquation retrouvée avec ses conditions-cadres, elle semble promise à une lente dégénérescence. Il est temps de réagir.
RMS