Dans l’histoire des services secrets, on en a recensé de plus retentissantes, mais la bourde qu’a commise l’AIVD, l’agence de renseignement des Pays-Bas, mérite sans doute la palme de l’originalité. D’autant qu’elle se termine par un conflit totalement inédit entre les services de sa majesté la reine Beatrix et une artiste.
L’affaire compte pas mal de motifs d’étonnement. A l’origine, il y avait la volonté de l’AIVD de se donner "un visage plus humain". Ensuite, il y eut son choix : la délicate mission a été confiée à Jill Magid, une créatrice américaine qui utilise simultanément la vidéo, la sculpture, la peinture et la littérature. La jeune femme s’était fait connaître auparavant par des travaux sur un policier new-yorkais, qu’elle avait suivi pendant cinq mois en patrouille ou sur la société de sécurité, dont les caméras surveillent la ville de Liverpool, en Angleterre.
Embauchée comme "consultante" en 2005, Jill Magid a séjourné pendant trois ans au siège de l’AIVD, à Zoetermeer, près de La Haye. Là, elle a pu interroger en profondeur dix-huit agents sur leur vie, leur métier, leurs missions. Elle en a retiré l’impression qu’ils s’étaient livrés à ses questions avec envie, plaisir et même "poésie".
En 2008, l’artiste a présenté le fruit de ses travaux dans une exposition montée à La Haye : des portraits écrits d’espions - restés anonymes - et une vaste installation lumineuse baptisée "Article 12", construite à partir des mots utilisés par les agents secrets.
L’affaire se serait arrêtée là si Jill Magid n’avait indiqué ensuite qu’elle comptait publier un roman tiré de sa surprenante expérience.
Une version à la Tate Modern
Elle fut alors sommée de fournir son manuscrit aux dirigeants de l’AIVD. Après quoi elle le retrouva, affirme-t-elle, expurgé de 45 % de son contenu : les informations réputées "sensibles" avaient été gommées, mais aussi les pensées et les sentiments personnels de l’auteur. Le directeur des services secrets ne fit qu’une concession : la version initiale de l’ouvrage - dont un seul exemplaire existe - pourrait être exposée sous verre, dans une vitrine de la Tate Modern, à Londres. Là où Jill Magid montre actuellement ses dernières réalisations.
La jeune femme s’est livrée récemment à un dernier baroud : elle a invité ses anciens employeurs à venir se saisir de l’objet maudit. Selon un porte-parole, c’est bien ce que fera l’AIVD, pour placer le livre en lieu sûr.
Désireuse de ne plus apparaître comme une pure bureaucratie, la centrale se sera donc comportée comme une bureaucratie qui censure. "Le livre sera caché, mais pas neutralisé. On peut interdire des oeuvres mais on ne les élimine pas", raille le quotidien NRC Handelsblad.
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Jean-Pierre Stroobants