Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 11 septembre 2009

Le Canada infesté d’espions

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Faute d’intérêt du gouvernement fédéral, le Canada est devenu depuis la fin de la guerre froide une terre fertile pour les espions de partout sur la planète qui ont tout le loisir de voler nos secrets les plus intimes. Des centaines d’agents chinois, russes, iraniens et autres œuvrent sur notre territoire en toute impunité et leurs activités subtilisent de 10 à 12 milliards de dollars et des milliers d’emplois par an à notre économie.

Ces troublantes révélations sont l’essence même du brûlot Ces espions venus d’ailleurs, écrit par le journaliste Fabrice De Pierrebourg et Michel Juneau-Katsuya, un ex-agent du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Le livre est bourré d’anecdotes et de faits dignes des romans d’espionnage les plus tordus qui démontrent l’existence de réseaux d’espionnage économique, industriel et militaire et d’ingérence dans la conduite des affaires canadiennes.

Les deux auteurs n’y vont pas par quatre chemins pour dénoncer la situation : « Tous les dirigeants des partis politiques fédéraux au pouvoir ont successivement ignoré le problème, alors que ce dernier prenait de l’ampleur. (...) Parent pauvre, l’espionnage ressemble un peu aux aqueducs et aux égouts vieillissants de nos villes que nos élus rechignent à rénover parce qu’ils sont bien moins sexy à inaugurer qu’un parc ou un hôpital. »

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Budgets faméliques

Le résultat, constatent-ils, est que le budget des services de contre-espionnage a fondu comme neige au soleil, à un point tel que les équipes de filature chargées de suivre des agents étrangers potentiels ne travaillent pas le week-end. Mais encore, la législation est tellement déficiente que si, par miracle, une personne est arrêtée pour espionnage, elle s’en tirera avec une tape sur les doigts.

« Les lois canadiennes sont inadéquates pour protéger le pays », explique Fabrice De Pierrebourg en entrevue.

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Espionnage 101

Comment les autres pays s’y prennent-ils pour voler nos secrets ? « La grande majorité des espions qui sévissent au Canada le font sous couvert de la protection diplomatique. Cette approche est utile car elle permet aux diplomates de rencontrer de manière tout à fait légitime des citoyens canadiens qui œuvrent dans tous les secteurs de la société (...). Mais la raison principale est que, en cas de pépin, l’espion étranger pourra toujours se servir de l’immunité diplomatique dont il jouit en vertu de la Convention de Genève. S’il commet un crime, d’espionnage ou autre, il ne sera pas traduit devant la justice canadienne, mais purement et simplement expulsé du pays où il était délégué. »
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Une grille de cryptage/décryptage

utilisé par des espions fournie par la Defense Intelligence agency américaine.

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L’essai de 358 pages nous apprend notamment que le gouvernement de la Chine et son service secret sont particulièrement actifs au Canada. Assez pour occuper 50 % du temps des agents du SCRS chargés de détecter les pays qui font entrer des agents pour mener des opérations clandestines.

Ainsi, la représentation diplomatique chinoise au Canada est-elle de 120 personnes, soit deux fois plus de personnel diplomatique qu’aux États-Unis. Les auteurs notent également la présence de quatre instituts Confucius en sol canadien, dont un à Montréal. Selon leur analyse, ces institutions − censées être des vitrines de la culture chinoise − serviraient en réalité à « vendre » une image douce et gentille de la Chine.

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Vladimir surveille (lui aussi)

La Russie n’est pas non plus en reste. L’essai nous démontre que la chute du mur de Berlin n’a eu pratiquement aucun effet sur les activités d’espionnage de l’ex-URSS, et encore moins depuis que Vladimir Poutine rêve de regagner l’influence et le pouvoir d’antan. Ses espions s’intéressent à des sujets aussi variés que l’avenir des vieux sous-marins de la flotte canadienne et les activités de surveillance militaire canado-américaine en Arctique.

« Les conflits Est-Ouest ne se sont pas estompés avec la chute du mur de Berlin, note Fabrice De Pierrebourg. La nature a horreur du vide. Dans les années 1990, le KGB renaît de ses cendres, et les services secrets russes ont profité des coupes de budgets au Canada. On est passé d’un conflit militaire à un conflit économique. (...) Et avec le 11-Septembre, le terrorisme a siphonné beaucoup d’argent à la lutte à l’espionnage. Avant, les stars du SCRS étaient les chasseurs d’espions. Maintenant, ce qui est plus spectaculaire, c’est la lutte au terrorisme. »

Exemples à l’appui, les auteurs font état de l’arrestation de taupes dans les années 1980, 1990 et 2000, dont celle de Robert Philip Hanssen par la FBI en novembre 2001. Et l’arrestation de Paul William Hampel à la fin de 2006 est un exemple frappant du niveau d’activité des Russes au Canada, notent-ils, consacrant un chapitre entier à ce mystérieux officier d’élite du service de renseignement extérieur russe qui se faisait passer pour un photographe.

« Les espions russes ne se contentent plus de piller les secrets économiques, industriels et commericaux. Ils ont aussi dans leur mire les opposants au régime en place. On parle de surveillance, d’intimidation, mais aussi éventuellement d’assassinat », écrivent MM. De Pierrebourg et Juneau-Katsuya.


Poissons de grands fonds

« Ces superespions, surnommés « poissons des grands fonds » par les Chinois, sont considérés de longue date comme des officiers d’élite. À la différence des espions présents « officiellement » sous couverture diplomatique, commerciale ou journalistique, ce sont des caméléons qui se fondent dans le paysage, où ils sont déployés après que leur service leur a forgé une légende.

C’est-à-dire une fausse biographie, un passé et une vie inventée de toutes pièces, mais cohérente. (...) Les illégaux sont des investissements à long terme pour leur pays, qui les positionnent à certains endroits stratégiques en attendant une mission », ajoutent les auteurs.

Plus loin, ils nous apprendront que Paul William Hampel est débarqué d’un vol en provenance de Londres le 9 novembre 2006, soit six jours avant son arrestation. « Coïcidence troublante, signalent les auteurs, l’agent russe Alexandre Litvinenko a été empoisonné au polonium 210 dans le bar de l’hôtel Millennium le 1er novembre 2006 par « des individus que l’on soupçonne être des agents russes ». »


Que faire ?

Comme la menace ne risque pas de s’estomper, les deux experts croient que les gouvernements doivent agir immédiatement en donnant des outils légaux aux enquêteurs du SCRS et des forces policières pour accuser les fautifs et faire en sorte que les peines encourues soient sévères, comme c’est le cas ailleurs dans le monde, notamment aux États-Unis.

L’ouvrage prône également pour que les chefs d’entreprises canadiennes s’ouvrent les yeux et consacrent des ressources financières et humaines importantes pour protéger leurs technologies et leurs produits. Pour convaincre les gens d’affaires du sérieux de la chose, les auteurs soutiennent que la Chine a implanté 10 000 compagnies paravents au Canada et aux États-Unis, que la Russie en compte une centaine et l’Iran, « quelques dizaines ».

Ces compagnies bidon peuvent servir d’écran pour des importations illégales, mais elles servent aussi à voler des technologies. En faisant miroiter la promesse d’une coentreprise en Chine, par exemple, une compagnie peut ainsi se laisser berner et ouvrir toute grande la porte de son coffre-fort à secrets.

« Il faut que le gouvernement donne des outils aux entreprises. Actuellement, le gouvernement ne parle pas d’espionnage, et personne n’en voit, alors personne ne se protège », souligne Michel Juneau-Katsuya en entrevue.
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Valérie Dufour