Longtemps voilés de mystère, le MI-6 et le MI-5 sortent peu à peu de l’ombre. Va-t-on pour autant pouvoir éclaircir les questions les plus dérangeantes quant à leurs activités ?
Lors de la désignation récente de sir John Sawers comme nouveau directeur du MI-6, les services de renseignements extérieurs britanniques, un document a été envoyé aux médias : il rappelait aux journalistes de ne pas publier sur les agents secrets des renseignements “susceptibles d’aider des terroristes ou des organisations hostiles à identifier une cible”. Rien d’inhabituel dans ce type de consigne, qui s’intègre dans le système britannique de DA-Notice, visant à éviter la publication de renseignements sensibles sur les services secrets et l’armée. A ceci près que, au moment même où la note était envoyée, des millions d’internautes pouvaient découvrir sur la page Facebook de lady Sawers une série de photos montrant sir John (jouant au frisbee sur la plage), sa famille, ses proches et son domicile.
Le culte du secret (et le manque de transparence) caractérise de longue date les services de renseignements britanniques. Alors que le MI-6 a été fondé il y a exactement un siècle, ce n’est qu’en 1992 que l’Etat a pour la première fois reconnu publiquement son existence. Le MI-5, son pendant pour la sécurité intérieure, n’a été véritablement officialisé par une loi qu’en 1989. Une pléthore de livres publiés récemment témoignent de l’amélioration de la transparence des services de renseignements depuis une vingtaine d’années, évolution bien tardive comparée à celle de la CIA, du FBI et d’autres agences américaines, contraintes de rendre compte de leur action. Et ce processus ne s’est pas fait de bon cœur. Mais les services de renseignements britanniques font désormais preuve d’une ouverture qui aurait poussé nombre de leurs agents d’hier à avaler illico leur comprimé de cyanure. Les services de renseignements, y compris le Government Communications Headquarters (GCHQ), chargé de la surveillance électronique, dont l’importance ne cesse de croître, se font tous de plus en plus transparents, à des degrés divers. La fin de la guerre froide, l’essor d’Internet et les exigences croissantes de l’opinion, qui entend savoir ce que ces agences font en son nom, les y ont fortement incités, notamment après leur échec sur la fameuse question des armes de destruction massive en Irak. Mais c’est aussi de leur propre fait que ces agences se mettent à fonctionner différemment, parce qu’elles sont confrontées à la mondialisation et à un monde plus complexe.
Les services ont donc désormais leurs sites Internet et leurs attachés de presse ; ils s’expriment publiquement sur eux-mêmes plus que jamais. Il n’en reste pas moins que la collecte de renseignements requiert toujours, par nature, le respect du secret. Les autorités assurent qu’il leur faut impérativement maintenir leurs activités d’espionnage et leurs espions dans la clandestinité, et à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’opérations de lutte antiterroriste. Où se trouve donc la frontière entre ce que l’opinion publique a le droit de savoir et ce qui doit nécessairement rester secret ? Cette frontière s’est déplacée, c’est incontestable – mais s’est-elle déplacée suffisamment ? Le système britannique du DA-Notice se trouve au cœur de cette tension entre secret et transparence. Depuis près d’un siècle, un comité conjoint réunissant des représentants de l’Etat et des médias a pour mission d’empêcher que ne soient publiés des renseignements qui pourraient mettre en danger la sécurité nationale – ce qui concerne autant l’armée que les services secrets. Contrairement à la croyance populaire, ce n’est pas (et cela n’a jamais été) une forme de censure imposée. Il s’agit d’un système d’autocensure volontaire : les médias acceptent un ensemble de lignes directrices délimitant des domaines sensibles dont les journalistes tiennent compte avant de publier un article.
Des agents toujours à la limite de la légalité
Il est temps d’apporter une précision : je suis moi-même membre de ce comité. Il comprend cinq fonctionnaires et seize représentants des médias, notamment de Google, et nous nous réunissons deux fois par an au ministère de la Défense autour d’un thé accompagné de gâteaux secs. Drôle de situation pour un journaliste. Certains organes de presse britanniques, en particulier le New Statesman, préfèrent ne pas y participer ; mais, en règle générale, la plupart y siègent.
Paru récemment, Spooks, le livre de Thomas Hennessey et Claire Thomas, retrace l’histoire du MI-5 de façon convaincante. Il rappelle les grands succès de l’agence, notamment les opérations “Double Cross” pendant la Seconde Guerre mondiale, où des agents doubles étaient utilisés pour pratiquer la désinformation envers l’Allemagne et qui connurent leur apogée avec les fausses informations sur le lieu du débarquement de juin 1944. Pour les auteurs, la faiblesse des Britanniques dans la lutte pour le renseignement durant la guerre froide contre l’Union soviétique remonte à 1927 : cette année-là, une opération montée à la va-vite contre l’agence d’espionnage qu’avait Moscou au Royaume-Uni révéla aux Russes que leurs codes avaient été décryptés. Le MI-5 n’y est plus jamais parvenu par la suite. Comme le souligne aussi Spooks, l’agence a commis une erreur fatale : ne jamais avoir reconnu que le communisme exerçait un pouvoir de séduction sur toutes les classes sociales, y compris sur les étudiants de Cambridge comme Kim Philby et Guy Burgess, des agents doubles pour le compte des Soviétiques qui infiltrèrent les services de renseignements britanniques avec une efficacité dévastatrice au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Thomas Hennessey et Claire Thomas font par ailleurs un récit fascinant des opérations menées par le renseignement britannique durant la “guerre sale” en Irlande du Nord : les Britanniques parvinrent à noyauter très efficacement l’IRA et, selon eux, à la vaincre, grâce à des agents placés au plus haut niveau et à des micros installés quasiment jusque sur les fesses des chefs de l’IRA provisoire.
Ce qui nous ramène au manque de transparence des services secrets. Il ne fait guère de doute que les opérations clandestines britanniques en Irlande du Nord ont dû, pour garantir le secret, recourir à l’illégalité et à la brutalité, y compris à des actes terroristes atroces et mortels commis par des agents des services. Pour beaucoup de Britanniques, et même pour la plupart d’entre eux, cela sort très certainement du cadre des actes de ce que les services de renseignements sont en droit de faire en notre nom. La question est d’autant plus importante que de nombreux témoignages accusent les Britanniques de s’être rendus complices d’actes de torture contre des terroristes islamistes présumés. “L’essentiel, écrivent Hennessey et Thomas, est de savoir si les freins et les contrepoids de la démocratie libérale – Etat de droit, conscience individuelle et même intransigeance des institutions face aux abus – suffisent [à garantir la transparence].” Il y a vingt ans, en Grande-Bretagne, la réponse était non. Espérons que le recul de l’opacité, qui s’est fait désirer si longtemps, permet aujourd’hui de répondre oui à cette question.
* Un des rédacteurs en chef du Financial Times
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Hugh Carnegy*