Le complexe nucléaire Maïak se trouve entre les villes de Kasli et Kychtym, à 72 km au nord de la ville de Tcheliabinsk en Russie. Le complexe est situé dans l'unité administrative territoriale centrale d'Ozersk, nommée Tcheliabinsk-40 puis Tcheliabinsk-65, qui est située dans l'oblast de Tcheliabinsk.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis montrent leur avance technologique dans le domaine des armes nucléaires en procédant au bombardement atomique d'Hiroshima et de Nagasaki. En URSS, le début de la guerre froide est marqué par une course à l'armement nucléaire. Le complexe nucléaire Maïak est construit dans ce contexte entre 1945 et 1948, en toute hâte et dans le plus grand secret.
À l'origine, le complexe militaro-industriel est conçu afin de fabriquer et raffiner le plutonium pour les têtes nucléaires. Le premier réacteur plutonigène est mis en construction en janvier 1947. Le premier essai nucléaire de l'URSS se déroule en septembre 1949, soit moins de trois ans plus tard. Au total, cinq réacteurs nucléaires à vocation plutonigène sont construits sur le site. Plus tard, le complexe est aménagé en usine de traitement du combustible usé des réacteurs et pour le plutonium militaire issu du démantèlement de l'arsenal nucléaire. En 2006, le site produit du tritium et des radioisotopes mais pas de plutonium. La possibilité d'une transition du complexe vers des services commerciaux de traitement du combustible usé étranger soulève des controverses.
Dans les premières années d'exploitation, les installations du complexe relâchent de grandes quantités d'effluents radioactifs dans plusieurs petits lacs des environs et dans la rivière Tetcha qui aboutit finalement dans l'Ob. Les conséquences de ces rejets ne sont toujours pas déterminées. Il n'est cependant pas contesté que de nombreux employés du site dans les années 1950 et 1960 sont morts des conséquences d'une exposition aux rayonnements ionisants. En 2006, selon des habitants d'Ozersk, il n'y a plus de risque d'irradiation car les émetteurs de rayonnements ionisants ont subi leur décroissance radioactive. Toutefois, l'administration de Maïak a été critiquée à plusieurs reprises pour des pratiques environnementales douteuses.
L'accident
Les conditions de travail à Maïak entraînaient des risques sanitaires importants et de nombreux accidents1. Un très grave accident nucléaire s'est ainsi produit le 29 septembre 1957. Des cuves de déchets radioactifs enterrées subissent une panne du système de refroidissement. L'évaporation différentielle de différents composés conduit à une puissante explosion chimique (non-nucléaire) d'une énergie équivalente à 75 tonnes de TNT (310 GJ). À la suite de cette explosion, des radioéléments se répandent avec une activité estimée à 740 PBq. L'explosion a projeté à plus d’un kilomètre d’altitude environ deux millions de curies de produits radioactifs, et près de dix fois plus dans l’environnement de l’installation, soit environ la moitié des quantités rejetées à Tchernobyl. Au moins 200 personnes décèdent, 10 000 personnes sont évacuées et 470 000 personnes sont exposées aux radiations.
À cause du secret entourant le site, les populations des zones touchées ne furent pas averties de l'explosion et de ses conséquences. Une semaine plus tard, le 6 octobre, une opération d'évacuation commença pour 10 000 personnes de la région touchée, mais aucune raison officielle ne fut émise. Les personnes « devinrent de plus en plus hystériques à propos des conséquences d'un mal mystérieux qui les frappait. Les victimes perdaient la peau de leur visage, de leurs mains et d'autres parties exposées ».
Même si le gouvernement soviétique supprima des informations à propos de l'étendue du désastre, certaines personnes parvinrent à estimer que 200 personnes moururent de cancer à cause de l'exposition directe aux radiations. Pour réduire la propagation de la contamination radioactive consécutive à l'explosion, le sol contaminé fut excavé et stocké dans des sites clôturés qui furent appelés « cimetières de la Terretrad ».
Cet accident nucléaire, le plus grave qui se soit produit en URSS hormis la catastrophe de Tchernobyl, est classifié au niveau 6 de l'échelle INES. Le régime soviétique ayant maintenu le secret défense sur cet accident, les premières informations ne seront révélées qu'à partir de 1976 par le biologiste russe Jaurès Medvedev, alors immigré en Angleterre.
En 1968, le gouvernement soviétique créa la réserve naturelle de l'Oural Est, région inaccessible sans autorisation, qui comprenait la totalité du VOuRS (ВУРС, Vostotchno-Ouralskiï Radioactivnyï Sled, soit « Empreinte radioactive de l'Oural oriental ») .
Des rumeurs d'un problème nucléaire près de Tcheliabinsk circulaient depuis plusieurs années en Occident. Après plusieurs recherches sur l'impact de la radioactivité sur les plantes, les animaux et les écosystèmes, le professeur Leo Tumerman, ancien chef du laboratoire de biophysique à l'Institut de biologie moléculaire à Moscou, parvint à démontrer qu'il y avait eu un sérieux accident nucléaire à l'est de l'Oural.
Selon Gyorgy, qui a invoqué la Freedom of Information Act américaine pour obtenir des informations de la CIA, cette dernière était au courant depuis 1957 de l'explosion, mais avait tenu secrètes ces informations dans le but de prévenir des conséquences fâcheuses à l'industrie nucléaire américaine naissante. C'est en 1990 que le gouvernement soviétique a déclassifié les documents relatifs au désastre.
Au début du xxie siècle, le VOuRS a encore un niveau élevé de radioactivité, même si officiellement la région est sûre pour les humains.
Deux autres accidents sont imputables au complexe Maïak :
des pluies de forte intensité font déborder un lac contaminé par la radio-activité dans la rivière Tetcha; une tempête soulève des poussières radioactives du lac Karatchaï asséché et les répand sur la région d'Ozersk.
Dans le quotidien Libération du 24 août 2000, Igor Forofontov de Greenpeace Russie affirme que « les matières radioactives continuent à remonter à la surface transportées par les eaux souterraines ».
Lors de la canicule de 2010, les incendies de forêt et tourbières ont notamment menacé le centre de retraitement et de stockage de déchets nucléaires de Maïak où l'état d'urgence a été décrété par les autorités russes le 6 août 2010 (annoncé le 93) et pourraient avoir causé des ré-envols et transferts de particules radioactives.
Le scandale nucléaire que la Russie veut cacher
La Russe Nadezhda Kutepova habite en France, dans un lieu tenu secret. Le 4 avril,
elle nous montrait une photo de sa région natale contaminée.
BRUNO FERT
Je suis née en 1972, dans une ville fermée nucléaire. » Nadezhda Kutepova commence ainsi son récit, dans l’appartement où elle nous a reçus, début avril. Menacée de prison parce qu’elle défend les droits des victimes d’une double catastrophe nucléaire en Russie, elle a fui précipitamment son pays pour gagner la France, en juillet dernier. Jusqu’en 1993, sa ville, baptisée Ozersk, ne figurait sur aucune carte.
Située dans l’Oural, à 1 800 kilomètres à l’est de Moscou, elle compte pourtant près de 100 000 habitants aujourd’hui. Ozersk a été bâtie en 1948, avec la centrale voisine de Maïak, au milieu d’une forêt, pour produire le plutonium destiné aux bombes atomiques de l’URSS. Dès sa plus tendre enfance, Nadezhda Kutepova a appris à taire l’existence de ce lieu quand elle allait visiter sa grand-mère paternelle, à l’extérieur. « Si tu le dis à qui que ce soit, nous serons arrêtés », lui répétaient ses parents.
Quelque 14 500 personnes travaillent encore dans le complexe nucléaire, qui est devenu probablement le plus grand centre de stockage et de traitement des déchets nucléaires au monde. Et Ozersk est toujours un territoire où l’on ne peut pénétrer sans autorisation, l’une des dix villes nucléaires russes fermées. A Ozersk, où l’on a déversé des déchets radioactifs, dans les lacs et la rivière Techa, autour de Maïak, de 1949 à 1952, le secret est encore plus épais qu’ailleurs : la région a été le théâtre d’une catastrophe nucléaire majeure, camouflée pendant des décennies. Depuis, ce territoire est l’un des plus pollués de la planète. Non, Tchernobyl n’est pas un cas unique.
Comme le montre Nadezhda Kutepova sur cette carte, une zone aussi grande que la région Bretagne a été contaminée après la catastrophe nucléaire de 1957.
BRUNO FERT
Un réservoir avec près de 80 tonnes de déchets nucléaires a explosé
La grande catastrophe de Maïak a eu lieu le 29 septembre 1957 : un réservoir contenant près de 80 tonnes de déchets a explosé. Les éléments radioactifs se sont répandus sur un territoire de 23 000 kilomètres carrés (l’équivalent de la Bretagne) où vivaient 250 000 personnes. L’explosion est aujourd’hui classée de niveau 6 sur l’échelle Ines (échelle internationale des événements nucléaires), quand Tchernobyl et Fukushima sont de niveau 7. Le monde n’en n’a pourtant rien su jusqu’en 1976, l’année où Jaurès Medvedev, biologiste soviétique dissident réfugié à Londres, publie un article sur le sujet. La reconnaissance officielle par l’URSS se fera sous la forme d’une visite de Boris Eltsine dans la région, en 1990.
« C’est à cette époque que j’ai ouvert les yeux », raconte Nadezhda. Pendant son enfance, le secret est bien gardé. Les indices sont pourtant là. Sa grand-mère maternelle, ingénieure chimiste à Kiev, en Ukraine (qui fait alors partie de l’URSS), veuve et mère de deux enfants, est mobilisée en 1948 pour travailler à Maïak. « Elle est morte en 1967, d’un cancer du système lymphatique. Elle avait 56 ans », souligne Nadezhda. Sa mère, neurologue, épouse un ingénieur arrivé à Maïak après l’explosion de 1957. Il fait partie de ceux et celles qui ont nettoyé le lieu, qu’on appelle des « liquidateurs ». « Mon père est mort d’un terrible cancer en 1985, j’avais 13 ans, précise-t-elle avec émotion. Mais à ce moment-là, je ne me suis pas demandé pourquoi. J’entendais tellement d’histoires semblables dans mon enfance. Vous savez, une des meilleures amies de ma mère était chef du département de pathologie de notre ville. Quand j’allais chez elle, je jouais avec un microscope et des lamelles contenant des échantillons qui étaient sur sa table. Plus tard, j’ai compris qu’il s’agissait de prélèvements pour autopsier les travailleurs morts de Maïak. J’ai commencé mon enfance en jouant avec ça ! »
Très présente sur le terrain, Nadezhda a rendu visite à de nombreuses personnes souffrant de problèmes de santé autour d’Ozersk
BRUNO FERT
Des dizaines de procès
La jeune femme devient infirmière, puis étudie la sociologie. Son destin bascule en 1999, après qu’elle a assisté à une conférence sur la contamination de la zone. « Cela a été comme une révélation. Je me suis dit : tout est pollué, les gens souffrent et on reste dans le mensonge. J’ai décidé de créer une ONG. » Elle s’appelle Planète de l’espoir.
« Au début, je voulais défendre les femmes enceintes, avec des cours de psychologie, de sport et une consultation juridique avec un avocat. Mais très vite, notre consultation est devenue populaire. Toutes sortes de gens venaient nous voir. Et nous sommes devenus une ONG de défense des victimes de Maïak et des habitants des villes fermées. » Au cours de ces quinze dernières années, Nadezhda et ses quatre collègues ont défendu des centaines de personnes, mené des dizaines de procès auprès des tribunaux locaux, nationaux et jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme. Certains de ces dossiers ont fait beaucoup de bruit dans la région. La plupart sont liés à des questions d’indemnisation, après la loi qui, en 1993, a établi une liste des victimes ayant droit à une compensation financière. « En 2006, une femme, enceinte au moment où elle était liquidatrice, est venue me voir, raconte Nadezhda. Sa fille, plus de quarante ans après, avait des soucis de santé. Des experts ont officiellement fait le lien entre sa maladie et les radiations subies pendant sa vie intra-utérine. Mais elle n’avait droit à aucune compensation, car ce cas n’était pas prévu par la loi. » Près de 2 000 autres femmes liquidatrices de Maïak étaient enceintes.
Inlassablement, Nadezhda a défendu les veuves de liquidateurs, les habitants des villages déplacés le long de la rivière Techa, la minorité tatare qui vit encore dans des zones contaminées, ou encore les descendants de personnes irradiées lors des catastrophes, qui déclarent aujourd’hui des maladies.
« Agent de l’étranger »
L’activité de Nadezhda a vite irrité le gouvernement russe. Dès 2004, l’ONG subit des pressions du FSB (le Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie, successeur du KGB). En avril 2015, Planète de l’espoir est placée sur la liste des « agents de l’étranger ». On lui reproche ses financements hors des frontières, l’ONG recevant des subventions de Women in Europe for a Common Future (association présente dans 50 pays) et de la fondation américaine National Endowment for Democracy. On l’accuse aussi d’avoir une activité politique. En mai, Planète de l’espoir reçoit une amende de 300 000 roubles (4 000 euros) pour avoir refusé de s’enregistrer comme « agent de l’étranger ».
Un tribunal lui reproche de « porter préjudice » à la Russie. Durant les mois suivants, la chaîne nationale Rossiya 24 diffuse des reportages à charge contre Nadezhda et Planète de l’espoir. Une vraie campagne de propagande : le 2 juillet, Rossiya 24 donne son adresse et montre son appartement. « Mon avocat et, en France, la Fédération internationale des droits de l’homme, qui me soutient depuis des années, m’ont conseillé de partir sur-le-champ. » Le 7 juillet, la dissidente arrive à Paris avec ses trois enfants mineurs. L’aîné, majeur, est resté en Russie. Le 4 avril dernier, Nadezhda a obtenu le statut de réfugiée politique pour dix ans. Après quelques larmes de soulagement, elle dit : « Je vais pouvoir reprendre le travail, depuis la France. » Défendre les victimes de cette double catastrophe ignorée de l’histoire, encore et toujours.