Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

samedi 6 décembre 2025

Opération Colère de Dieu : quand les espions européens ont aidé le Mossad à tuer

 

Ce soir du 16 octobre 1972, Wael Zwaiter rentrait chez lui après avoir pris un dernier verre dans un bar à Rome. Dans la cage d'escalier de son immeuble, ce jeune Palestinien, traducteur à l’ambassade de Libye, croise deux hommes armés qui l’abattent de 11 balles en pleine poitrine.

Ce meurtre est un message : une balle pour chaque victime de l’attentat qui a visé l’équipe israélienne lors des Jeux olympiques de Munich de 1972. Wael Zwaiter devenait ainsi la première victime de l’Opération Colère de Dieu, entrée dans l’Histoire comme la mission vengeresse des espions israéliens du Mossad contre l’organisation palestinienne "Septembre noir", qualifiée de terroriste par les États-Unis et les Européens.

Ces assassinats ciblés sont au cœur du nouveau livre "Operation Wrath of God: The Secret History of European Intelligence and Mossad's Assassination Campaign" de la spécialiste britannique des services de renseignement Aviva Guttmann, publié le 19 novembre au Royaume Uni.

Le Club de Berne et le réseau Kilowatt

Cette opération du Mossad, dont la première vague s’est déroulée entre octobre 1972 et juillet 1973, a fortement contribué à forger le mythe d’efficacité impitoyable des espions israéliens. L’opération Colère de Dieu a été disséquée encore et encore.

La naissance du groupe pro-palestinien "Septembre Noir" en réponse au traumatisme des bombardements des camps de réfugiés palestiniens en Jordanie sur ordre du roi Hussein en septembre 1970, a déjà été décrite en détail. Tout comme le déroulé de la prise d’otages qui s’est soldée par la mort des athlètes israéliens lors des JO de Munich en 1972, considérée comme l’un des principaux coups d’éclat de "Septembre noir".

De nombreux ouvrages se sont aussi intéressés à la traque sur plus de 20 ans de tous ceux qu’Israël considérait comme responsables directement ou indirectement de l’attentat de Munich. Tout semblait avoir été dit.

Sauf qu’Aviva Guttmann a eu accès à une source unique : les archives des communications confidentielles entre différents services européens de renseignement et le Mossad durant cette période. Ces discussions en coulisses établissent entre autres que les assassins israéliens étaient loin d’être aussi omnipotents qu’on a pu le croire. "Le Mossad n’aurait pas été capable d’organiser ces assassinats tout seul. Il dépendait des espions européens, qui ont été les complices volontaires ou non dans l’opération Colère de Dieu", assure Aviva Guttmann.

Cette spécialiste a pu s’appuyer sur des preuves de première main pour étayer ses dires. Les communications proviennent d’une cellule méconnue et pourtant très influente de coopération entre espions européens : le Club de Berne. Cette association informelle et extrêmement secrète a été fondée en 1969 en Suisse par les chefs des services secrets de huit pays : la Belgique, la France, la Grande-Bretagne, l'Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Suisse et l'Allemagne de l'Ouest. L’objectif était d’améliorer la lutte contre le terrorisme par l’échange de renseignements.

À cette fin, le Club de Berne a mis en place à partir de 1971 un canal de communication spécifique baptisé Kilowatt, ouvert à dix agences supplémentaires, dont le Mossad. C’est cette documentation qu’Aviva Guttmann a pu éplucher.

Les échanges entre espions ont été très actifs au lendemain de la prise d’otages de Munich. "Les services secrets allemands se sont montrés particulièrement ouverts au partage d’informations, car ils voulaient probablement démontrer à quel point ils pouvaient être précieux et efficaces dans l’obtention d’informations sur les Palestiniens", souligne Aviva Guttmann.

Le Mossad fait ses courses sur Kilowatt

Le Mossad s’est rapidement rendu compte de l’avantage d’avoir accès à Kilowatt pour donner plus de poids à son bras vengeur : les services européens de renseignement pouvaient potentiellement leur prémâcher le travail.

"Le Mossad voulait agir vite après Munich, à la fois pour se venger, pour perturber les opérations de 'Septembre noir' en Europe et tenter de les dissuader. Les Israéliens avaient donc besoin d’informations rapidement. Mais ils ne devaient pas agir dans la précipitation, car chaque assassinat devait être approuvé par Golda Meir [alors Premier ministre israélien, NDLR]", explique Aviva Guttmann.

Quoi de mieux que de se reposer sur les collègues européens, déjà familiers avec le terrain, pour obtenir des informations fiables aussi rapidement que possible. La DST française, le BfV (Bundesamt für Verfassungsschutz, sécurité intérieure) allemand ou encore le SISDE (Servizio Informazioni e Sicurezza Democratica, renseignement) italien ont ainsi fourni des listes de cibles potentielles parmi lesquelles les espions israéliens pouvaient piocher.

Dans le cas du traducteur Wael Zwaiter, connu davantage pour ses poèmes que pour son soutien aux activités terroristes pro-palestiniennes, ce sont les espions allemands qui ont fourni les cartouches pour en faire la première cible du Mossad. Le BfV a, ainsi, découvert que Wael Zwaiter avait payé les factures d’hôtels des auteurs de l’attaque de Munich et qu’il avait été en contact prolongé avec eux en amont de l’attentat.

"L’assassinat de Mohamed Boudia à Paris le 28 juin 1973 représente peut-être le meilleur exemple de cette complicité – passive ou non – des services européens de renseignement", juge Aviva Guttmann.

Ce dramaturge algérien et militant de la cause palestinienne était considéré par le Mossad comme le nouveau chef de "Septembre noir en France". Mais les espions israéliens manquaient d’informations sur cet homme, d’autant plus prudent qu’Israël avait déjà mené sept autres missions d’assassinat contre des responsables palestiniens liés à "Septembre noir".

Dans son cas, ce sont les services de renseignement suisses qui ont été les plus utiles. "Ils ont permis aux Israéliens de connaître les faux noms qu’il utilisait et, après avoir interrogé une de ses maîtresses, ils ont aussi fourni des adresses de cachettes", explique Aviva Guttmann.

Surtout, ce sont les Suisses qui ont découvert son talon d’Achille : une Renault R16 grise immatriculée à Paris qu’il utilisait pour tous ses déplacements. Les assassins du Mossad ont sauté sur l’occasion pour piéger ce véhicule, dont l’explosion sera fatale à Mohamed Boudia.

Complicité tacite ?

Il n’y a jamais eu sur Kilowatt de discussions officielles sur l'opération Colère de Dieu. Tout s’est passé comme si les services européens de renseignement aidaient le Mossad à l’insu de leur plein gré. Pire, après chaque assassinat, les agences européennes partageaient des informations sur les enquêtes en cours. Autrement dit, "ils indiquaient au Mossad si les polices locales étaient sur la trace de leurs agents sur le terrain", souligne Aviva Guttmann.

Mais la DST et autres services de renseignement pouvaient-ils réellement ignorer que le Mossad buvait au robinet à informations de Kilowatt ? "Même les Palestiniens après le deuxième assassinat se doutaient qu’une opération israélienne était en cours", souligne Aviva Guttmann.

Le scénario le plus probable est celui d’une complicité tacite. Une entente gagnant-gagnant : Israël obtient ce qu’il veut, tandis que les services européens "ont pu estimer qu’il valait mieux laisser les Israéliens faire le sale boulot à leur place. Ils n’ont peut-être pas non plus voulu contrarier l’un des principaux contributeurs à Kilowatt sur la question de la menace terroriste pro-palestinienne : le Mossad", spécule Aviva Guttmann.

Les Européens ont été surpris d’être ciblés par le terrorisme pro-palestinien avec la prise d'otages de Munich. "C’était un peu leur moyen de gérer cette nouvelle situation d’être devenu un champ de bataille pour ces groupes armés", précise l’historienne.

Laisser le Mossad agir à sa guise a aussi pu mettre de l’huile sur le feu. La fenêtre ouverte par ces communications secrètes entre espions européens prouve en effet que les groupes armés pro-palestiniens ont été bien plus actifs qu'on ne le pensait pour tenter de se venger des assassinats ciblés. "Ces documents et rapports partagés entre agences révèlent que 'Septembre Noir' avait planifié en réalité bien plus d’attaques, souvent plus brutales, qui ont pu être évitées grâce à cette coopération", explique Aviva Guttmann.

Le livre révèle entre autres que le mouvement terroriste avait planifié un attentat contre l’ambassade de Jordanie à Paris en mars 1973, qui a pu être déjoué in extremis grâce à la collaboration entre les services de renseignement italien et français. Ils ont intercepté une Mercedes, en provenance de Syrie, qui transportait plus de 10 kilogrammes d’explosifs.

L'un des ratés les plus spectaculaires du Mossad

Si Kilowatt s’est montré très utile au Mossad, il a aussi contribué, indirectement, à l’un des ratés les plus spectaculaires de l’agence israélienne : l’assassinat de Lillehammer, en Norvège, le 21 juillet 1973.

Les espions israéliens ont assassiné ce jour-là Ahmed Bouchiki, un Marocain sans lien avec le terrorisme, qu’ils ont confondu avec Ali Hassan Salameh. Surnommé le "Prince Rouge", il était l’un des principaux cerveaux de la prise d'otages de Munich et se trouvait tout en haut de la liste des cibles du Mossad.

Ahmed Bouchiki était un simple serveur qui vivait en Norvège avec sa femme, qui attendait un heureux événement. Comment le Mossad a-t-il pu le confondre avec sa cible, outre le fait que les deux hommes se ressemblaient physiquement ?

Deux éléments ont pu contribuer à les induire en erreur. Des discussions sur Kilowatt indiquaient que les groupes terroristes pro-palestiniens s’intéressaient de plus en plus aux pays scandinaves. Le Mossad ne disposait, de plus, que d’une seule photo d’Ali Hassan Salameh, qui avait été partagée par le MI5 britannique sur le système de communication secret du Cercle de Berne. C’était en théorie trop peu pour garantir une identification à 100 %.

Mais à ce moment-là, "le Mossad avait probablement un sentiment d’impunité et de toute puissance qui lui faisait croire que rien ne pouvait aller de travers, ce qui fait qu’ils n’ont pas effectué les vérifications suffisantes."

Ce fiasco a réduit à néant l'ensemble des opérations du Mossad en Europe, rappelle l'auteure du livre. En effet, les agents israéliens ont non seulement tué le mauvais homme, mais ils ont également été arrêtés par la police norvégienne, qui a découvert à cette occasion des informations cruciales sur les hommes et les planques du Mossad sur le Vieux Continent.

Sébastian SEIBT

france24.com