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mercredi 17 décembre 2025

Musique, argent et pouvoir : le rap égyptien à l’aune des projets autoritaires

 

En 2024, les célébrations du 51e anniversaire de la guerre du Kippour de 1973 ont réaffirmé l’esthétique du pouvoir que la présidence d’Abdel Fattah al-Sissi façonne depuis 2014, mettant en scène le ralliement populaire à son discours hégémonique. Prises de parole, projections de films, concerts… tout reprenait l’historiographie militariste du régime et sa vision manichéenne opposant le « peuple » aux « forces du mal ». Pourtant, la participation d’un rappeur a retenu l’attention – une première pour ce courant musical underground. Pourquoi ce choix ?

Figure emblématique de la génération de rappeurs égyptiens qui ont rencontré le succès à partir de la fin des années 2010, Wegz (de son vrai nom ­Ahmed Ali, né en 1998) a été le premier à figurer dans la programmation musicale d’un événement politique organisé par l’État en présence d’Abdel Fattah al-Sissi. Alors que les stars de la pop des décennies 1990 et 2000 se mettaient régulièrement au service de ces spectacles, le rap, lui, appartenait à une scène construite en marge des circuits de distribution institutionnels et commerciaux. Les chansons issues de cette contre-culture se sont progressivement politisées, au point que les rappeurs ont été associés aux activistes de classe moyenne érigés en symboles de la révolution après la chute de Hosni Moubarak (1928-2020), au pouvoir de 1981 à 2011. Ils ont développé une conception de leur pratique qui établit un lien entre l’authenticité de l’artiste, la valeur esthétique de son œuvre et son engagement politique.

Les rappeurs dépolitisés ?

Les images de Wegz sur scène, face au président égyptien, n’ont pas provoqué une onde de choc chez les amateurs de rap. Elles pourraient être considérées comme l’aboutissement d’un long processus de transformation de cette musique. La « nouvelle génération » de rappeurs, qui profite d’une visibilité accrue depuis la fin des années 2010, se démarque de celle de leurs prédécesseurs par une posture moins engagée. Après l’essoufflement de l’élan révolutionnaire, le storytelling (mise en récit) centré sur des questions de société a cédé la place à l’« égotrip », une mise en scène de la richesse – réelle ou fantasmée – des artistes.

Faut-il attribuer cette évolution à une supposée dépolitisation des rappeurs égyptiens ? Ont-ils intériorisé l’éthos néolibéral du régime Al-Sissi ? Un tel raisonnement n’explique pas comment cet éthos s’est implanté dans l’esprit des artistes ni comment ils l’ont transmis à travers leurs chansons. De même, les critiques de la « marchandisation » des scènes musicales alternatives sont souvent essentialistes, téléologiques et normatives. Elles supposent que l’essence du rap réside dans son engagement politique, et que ce dernier se serait perdu au fil d’un processus de « marchandisation » informe, effaçant toute spécificité historique et géographique. Dans ce contexte, comment interpréter la participation d’une figure majeure du rap égyptien à un spectacle orchestré par un régime autoritaire ?

Les chansons de rap ne sont pas les « fenêtres de l’âme » de la jeunesse post-« printemps arabes ». La présentation du soi faite par les rappeurs n’est pas spontanée : ce sont des performances qui doivent composer à la fois avec des contraintes externes – notamment ce qui est permis dans l’espace public – et un ensemble de conventions partagées, incluant savoirs, valeurs esthétiques et normes morales. La marginalisation du chant engagé dans le rap égyptien s’inscrit dans une transformation de ces conventions, qui ne peut être réductible ni à un désengagement politique des rappeurs ni à un processus inéluctable de « marchandisation ». Pour comprendre cette évolution, il faut mobiliser la notion d’« économie morale » afin de situer les savoirs partagés par les rappeurs dans les changements politiques, économiques et sociaux qui structurent l’Égypte contemporaine (1). Cette « économie morale », en constante évolution depuis l’émergence du rap égyptien à la fin des années 1990, constitue un pont entre les conventions et valeurs esthétiques du genre et sa place concrète dans l’industrie musicale égyptienne. Elle permet ainsi de comprendre la dépendance de cette scène à l’égard des réseaux clientélistes des régimes autoritaires.

Au-delà du « romantisme de la résistance »

Il est nécessaire d’historiciser la naissance du rap en Égypte afin d’éviter de céder à un « romantisme de la résistance » qui projette une dimension engagée sur les productions culturelles issues de groupes sociaux dominés. Cette précaution est d’autant plus importante dans le cas du rap, qui n’a pas surgi depuis les marges de la société. À la fin des années 1990, l’interprétation rappée s’est imposée comme une pratique courante dans les soirées RnB et hip-hop fréquentées par une jeunesse aisée du Caire et d’Alexandrie. Les trajectoires empruntées par ces styles pour arriver en Égypte reflètent les changements socio-économiques engendrés par la libéralisation initiée par Anouar al-Sadate (1918-1981), président de 1970 à sa mort. La première génération de rappeurs égyptiens était principalement composée d’enfants de travailleurs immigrés dans les monarchies du Golfe, où les disques de rap américain étaient alors plus accessibles. Ce répertoire a ensuite été copié et distribué sur des cassettes, dont la diffusion dans la société égyptienne témoignait de la transformation des modes de vie impulsée par l’immigration.

Cette première période d’effervescence a vu émerger MTM, un trio de rappeurs alexandrins devenu un phénomène médiatique en 2003 et 2004. Bien que le groupe ne soit pas longtemps resté sous les feux de la rampe, ses deux albums reflètent une sous-culture d’une jeunesse de classe moyenne, où la consommation de biens culturels américains est perçue comme une marque d’attitude « cool ». Sur la vingtaine de chansons publiée en deux ans, aucune n’aborde des sujets politiques.

Au cours de la seconde moitié des années 2000, la généralisation de l’usage d’Internet a permis la mise en réseau des différentes scènes locales d’amateurs du rap. Dans un contexte d’effervescence des musiques underground, un « monde social » du rap s’est constitué à mesure que des rapports d’interconnaissance se nouaient entre les rappeurs. Ceux-ci se sentaient doublement marginalisés : d’une part vis-à-vis de la culture dominante, qui percevait leurs pratiques contre-culturelles comme une forme de mimétisme ; d’autre part vis-à-vis du milieu underground lui-même, souvent réticent à les reconnaître comme de véritables artistes. Un double impératif d’authentification et de légitimation du rap s’imposait alors. Les rappeurs ont ainsi développé une conception de soi fondée sur un mandat de représentation majoritaire : leurs pratiques étaient perçues comme authentiquement égyptiennes et légitimement artistiques parce qu’ils parlaient « au nom du peuple ». Leurs textes abordaient de plus en plus des enjeux de société. Ce phénomène a été soutenu par un renouveau de la mobilisation politique et un enchevêtrement croissant entre les milieux activistes et ceux de la musique underground dans les dernières années du régime de Hosni Moubarak.

Le surgissement d’une situation révolutionnaire en 2011 a cimenté cette conception de soi chez les rappeurs égyptiens, puisqu’ils ont été sollicités par des médias nationaux et internationaux pour représenter la jeunesse de la place Tahrir. Les opportunités professionnelles se sont alors multipliées : contrats avec des labels et campagnes publicitaires pour les uns, entretiens, concerts et résidences artistiques en Europe et aux États-Unis pour les autres. Toutefois, l’installation d’un climat d’autocensure après les événements de 2013 (contestations contre les Frères musulmans, prise de pouvoir par les militaires) et 2014 (élection d’Abdel Fattah al-Sissi, répression des opposants), combinée au faible succès commercial du rap engagé, a conduit ce style musical à se retirer du devant de la scène.

Au cours de la deuxième moitié des années 2010, de nombreuses carrières de rappeurs ont ainsi été avortées. Si un écrasement par le poids de la « défaite » politique est souvent évoqué, cela s’explique avant tout par des choix de réorientation professionnelle liés à l’insuffisance des revenus générés par le rap. Un renouveau générationnel s’est alors produit, accompagné de l’émergence de conventions dominantes inédites. Les rythmiques « old school » ont laissé place à la trap, à la drill ou au maqsoum populaire égyptien. Les textes des rappeurs s’articulent désormais autour de punchlines – jeux de mots percutants – plutôt que de suivre un fil narratif cohérent. L’utilisation du logiciel Autotune s’est généralisée. Quant à la chanson engagée, elle est devenue marginale, au profit de l’« égotrip ».

L’« économie morale » du rap égyptien

« Grâce à Dieu

Toutes mes paroles ont été vendues

Elles portent maintenant sur mon confort

Sur mes vêtements, mes villas et mes voitures

[…]

Et je suis un modèle pour toute ma génération, alors que, sur ma carte d’identité, il est marqué que je suis un “étudiant”

Et mon cœur se réjouit à chaque fois que le dollar monte, car je gagne plus de devises »

Sous de nombreux aspects, cette chanson d’Afroto, Bahz, sortie en mars 2023, n’a rien de remarquable. Il ne s’agit pas d’un tube : avec 4,5 millions de vues sur YouTube, elle a été nettement moins écoutée que des morceaux comme Dorak Gai de Wegz, qui cumulait 134 millions de vues en 2020. Peu innovante, Bahz s’inspire du répertoire de Ziad Zaza, un autre rappeur qui venait alors de percer (sample de violon classique, rythmique drill, voix rugueuse, flow arythmique, etc.). Les paroles mettent en avant le soi ostentatoire, ce qui est frappant dans ce morceau. Afroto fait référence à la crise économique que traverse le pays depuis un an : plusieurs dévaluations successives (mars 2022, octobre 2022, janvier 2023) ont érodé le pouvoir d’achat de pans entiers de la population. Pourtant, cet enjeu n’est pas abordé de manière engagée ; il apparaît au détour d’une punchline visant à souligner la richesse du rappeur : « Et mon cœur se réjouit à chaque fois que le dollar monte, car je gagne plus de devises ».

On comprend ainsi comment l’évolution des priorités des rappeurs influe sur leurs choix de carrière, en traçant la frontière entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Le rapport à la publicité est un bon exemple de cette transformation de l’« économie morale » du rap. Depuis l’avènement du piratage dans les années 1970, la publicité est devenue l’une des principales sources de revenus de l’industrie musicale égyptienne. Le premier pari commercial sur le rap a été porté par des multinationales : la carrière de MTM, par exemple, a été soutenue par la filiale régionale de Coca-Cola. À l’été 2003, le trio a participé à une campagne publicitaire incluant une tournée de concerts dans des restaurants Burger King à Bahreïn, au Koweït et aux Émirats arabes unis. Les membres du groupe ont vécu cette opportunité professionnelle comme une source de fierté.

Au cours des années 2000, les rapports des rappeurs à la publicité sont devenus plus ambigus. Malgré leur position marginale, qui avait produit une conception de soi et des formes d’expression artistique engagées, ils espéraient toujours intégrer l’industrie de la musique mainstream. Tout au long de cette décennie, le rap a bénéficié des ressources et des espaces offerts par des paris commerciaux à plus petite échelle – lieux de concerts, festivals, publicités, séries télévisées, etc. Après la révolution de 2011, l’intérêt du monde publicitaire pour les musiques underground a pris une plus grande ampleur (2). Une « économie morale » s’est alors mise en place, dans laquelle la participation aux réseaux de redistribution des richesses générées par le capitalisme de copinage égyptien dépendait de certains critères. Les rappeurs devaient négocier entre leur posture engagée et l’utilité de la publicité comme levier de visibilité, de réussite économique et de légitimité. Certains affirmaient ne promouvoir que certains produits, tandis que d’autres refusaient de mentionner des marques dans leurs paroles ou acceptaient de participer uniquement à des campagnes publicitaires porteuses de messages « importants » (3).

La montée en popularité des rappeurs de la « nouvelle génération » a été exacerbée par les campagnes de multinationales et d’opérateurs de télécommunications qui, dès 2018, ont parié sur leur capacité à attirer une audience adolescente. Un processus de professionnalisation s’est alors enclenché avec la création de labels et d’entreprises de production par d’anciens professionnels de la publicité. Grâce à cet enchevêtrement, les rappeurs profitent depuis d’une forte visibilité et d’une surreprésentation dans le paysage médiatique égyptien. Ce sont des figures de premier plan, même si leurs chiffres d’écoute restent bien en dessous du mahraganat, un genre de musique urbaine populaire en Égypte. Cette synergie avec le champ de l’audiovisuel se traduit par une « économie morale » où le statut de la publicité est désormais moins ambigu. La conception de soi des amateurs de rap égyptien est aujourd’hui centrée sur l’entrepreneuriat. Si la question de l’équité est toujours présente, elle ne se pose plus à l’échelle nationale, mais porte davantage sur le partage de la valeur ajoutée au sein de l’industrie musicale. Cela ne signifie pas que les rappeurs négligent leur engagement dans leurs choix de carrière. Depuis le début de l’offensive israélienne à Gaza en octobre 2023, de nombreux artistes ont cessé de promouvoir les entreprises ciblées par des campagnes de boycott propalestiniennes. Toutefois, leur participation dans les publicités n’est pas débattue en elle-même, et leur portée symbolique apparaît moins ambivalente.

Faire du rap dans les interstices de projets autoritaires ?

La publicité invite à réfléchir au lien entre les médias de masse, les modes de consommation, le modèle de développement égyptien et son insertion dans l’économie mondiale. Elle démontre la position qu’occupe le monde du rap dans l’économie politique du pays, c’est-à-dire la participation des rappeurs à des réseaux clientélistes de concentration et de redistribution de la richesse propres à l’autoritarisme d’Abdel Fattah al-Sissi.

En 2024, lors de la commémoration de l’anniversaire de la guerre du Kippour, Wegz n’a pas fait l’éloge du pouvoir. Les paroles de sa chanson portaient sur un patriotisme apolitique centré sur l’identité égyptienne et la langue arabe. C’est davantage la présence même du rappeur vedette à cet événement – plus que le morceau qu’il a interprété –, qui est au cœur de l’« économie morale » du rap. Son morceau avait été conçu pour ­Madinet Masr, l’un des principaux promoteurs immobiliers du pays. Pourtant, Wegz n’a pas été critiqué sur les réseaux sociaux pour sa participation à la campagne publicitaire d’un acteur impliqué dans le clientélisme et la corruption systémique du régime. Si des réactions négatives ont émergé, elles ont porté sur un autre enjeu : la mise en avant du référent commun arabe, signe d’une résurgence de l’ethnonationalisme égyptien.

La participation à un spectacle politique orchestré par le régime semble ainsi être un cas limite des pratiques permissibles dans l’« économie morale » du rap. En revanche, elle est plus répandue lorsqu’il s’agit de projets autoritaires voisins. Par exemple, les concerts dans les monarchies du Golfe représentent une source de revenus essentielle pour les rappeurs égyptiens. Ils participent ainsi aux événements organisés par le ministère de la Culture saoudien, l’Autorité générale du divertissement (GEA) et l’entreprise semi-publique MDLBEAST, afin de promouvoir le projet politique, économique et social défendu par ­Mohamed ben Salman dans sa « Vision 2030 » (4).

En Libye, le Benghazi Summer Festival est un exemple encore plus frappant. Organisé durant la première quinzaine d’août 2024, il n’avait été annoncé que quelques semaines plus tôt. Il a bénéficié d’une large couverture dans les médias contrôlés par le régime égyptien ainsi que dans la presse spécialisée, grâce à la participation de figures du rap nord-­africain : El Grande Toto (Maroc), Nordo (Tunisie), Wegz, Marwan Moussa et Afroto (Égypte). Bien que l’événement soit officiellement organisé par une fondation obscure lancée par un podcasteur libyen, il est en réalité contrôlé par les autorités de l’est de la Libye, qui cherchent à soigner leur image internationale et à attirer des investissements. L’implication des services de renseignement égyptiens ne s’est pas limitée à autoriser les déplacements des artistes égyptiens : elle s’est également étendue à la logistique du festival par l’intermédiaire d’entreprises événementielles proches du pouvoir et de l’armée.

Le recrutement des rappeurs égyptiens dans les pratiques d’évergétisme des régimes autoritaires arabes représente la face visible de la dépendance de ce monde social à des réseaux de concentration et de redistribution de la richesse. La synergie entre le rap et la publicité montre que cette dépendance est systémique, faisant de l’industrie du rap égyptien un élément indissociable de l’économie politique du pays. Cependant, les rapports entre rappeurs et pouvoir sont moins directs que de simples relations de mécénat ou de clientélisme. L’insertion des parcours de musiciens professionnels dans les interstices des projets politiques offre une image plus nuancée de la production culturelle en contexte autoritaire que celles du sycophante ou du résistant. 

Notes

(1) Alice Aterianus-Owanga, « Kounabélisme, culture et coup d’État. Économies morales et technologies politiques de la musique au Gabon », in Politique africaine, vol. 174, no 2, 2024, p. 89-112.

(2) Darci Sprengel, « Neoliberal Expansion and Aesthetic Innovation: The Egyptian Independent Music Scene Ten Years After », in International Journal of Middle East Studies, vol. 52, no 3, août 2020, p. 545-551.

(3) Ellen R. Weis, Egyptian Hip-Hop: Expressions from the Underground: Cairo Papers in Social Science, vol. 34, no 1, The American University in Cairo Press, décembre 2015.

(4) Amr Abdelrahim, « Out of Thin Air but More than a Mirage: The Politics of Saudi Arabia’s Nascent Music Industry », IFRI, décembre 2024.

Amr Abdelrahim

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