Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche en janvier 2025 a marqué un tournant majeur dans l’histoire politique des États-Unis, non seulement par la radicalisation de ses orientations idéologiques, mais surtout par la transformation structurelle du rapport entre pouvoir et information. Dans ce second mandat, l’information cesse d’être un outil périphérique de communication publique pour devenir un pilier du gouvernement : elle est récit, polarisation, arme cognitive et levier de souveraineté.
La mutation en cours correspond à un renversement stratégique du paradigme de la diplomatie publique. Alors que Joseph Nye avait érigé le soft power en principe fondateur de l’influence américaine, fondé sur l’attraction, le rayonnement culturel et la légitimité normative, le « trumpisme 2.0 » assume désormais un sharp power offensif, identitaire et privatisé, qui repose sur la fragmentation cognitive, la polarisation émotionnelle et la délégitimation des institutions pluralistes.
Ce phénomène engage une série d’acteurs nouveaux — podcasteurs, plateformes numériques, think tanks, entrepreneurs technologiques — qui deviennent les chevilles ouvrières d’un nouvel ordre informationnel. Cet article propose d’analyser cette recomposition à travers les dynamiques de privatisation, d’idéologisation et d’externalisation de la parole d’État, en montrant comment elles redessinent les frontières de la diplomatie américaine, désormais détachée de son socle libéral.
Une présidence informationnelle
La seconde présidence de Trump représente une rupture paradigmatique dans l’histoire contemporaine des démocraties libérales. Si l’on a souvent dénoncé la diffusion de désinformations ou de fake news comme symptôme d’un malaise démocratique, l’ère Trump II consacre un pas supplémentaire : la gouvernance par l’information devient une stratégie structurante de l’État fédéral. Dans ce système, le récit n’est plus accessoire mais central, la vérité n’est plus objective mais située, et l’adhésion politique se mesure moins à l’argument qu’à l’appartenance.
Cette évolution doit être lue à l’aune des travaux de Nye, qui définissait le soft power comme « la capacité d’obtenir ce que l’on veut par l’attraction plutôt que la coercition ou le paiement ». Dans ce modèle, les valeurs, la culture et la légitimité morale jouaient un rôle central dans le rayonnement américain. Or, Trump II dévie cette logique en la déformant : l’information ne vise plus à séduire ou convaincre, mais à polariser, mobiliser, ou délégitimer l’adversaire.
C’est dans ce cadre que l’on assiste à un glissement du soft power vers ce que les chercheurs Christopher Walker et Jessica Ludwig nomment le sharp power : un pouvoir informationnel « acéré », souvent manipulatoire et coercitif, qui mine les institutions et affaiblit les contrepouvoirs. Ce sharp power n’est pas tant destiné à promouvoir une image positive des États-Unis qu’à protéger un imaginaire civilisationnel fermé — celui d’une Amérique blanche, chrétienne, patriote et assiégée.
L’information est donc pensée comme un instrument de souveraineté, de conquête et d’exclusion. La vérité n’est plus ce que démontrent les faits, mais ce que proclame la loyauté. Dès lors, l’État ne gouverne plus par les lois, mais par les récits.
Dans ce contexte, les entreprises d’intelligence artificielle, les plateformes numériques, les think tanks et les influenceurs deviennent des vecteurs de gouvernance narrativisée. La frontière entre espace intérieur et projection extérieure s’estompe : les campagnes électorales, les débats sociaux et les conflits internationaux sont traités sur le même plan, à travers la production stratégique d’images, de mythes et d’indignations.
On comprend ainsi que le trumpisme 2.0 est avant tout une technologie de mobilisation affective, fondée sur la paranoïa, la victimisation et l’espoir messianique. Ce tournant s’ancre dans une vision très particulière de l’État : un régime d’influence totale, qui rejette les médiations traditionnelles (médias, universités, diplomatie classique) au profit d’une immédiateté algorithmique et émotionnelle.
La fin du soft power libéral
Historiquement, les États-Unis ont bâti une part significative de leur influence mondiale sur la force d’attraction de leur modèle politique, économique et culturel. Ce soft power, « pouvoir d’influence douce », s’est incarné dans une série d’institutions destinées à diffuser les valeurs démocratiques américaines à travers le monde, en particulier pendant la guerre froide. Parmi ces instruments, Voice of America (VOA), Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL), Radio Free Asia et Radio y Televisión Martí ont joué un rôle central. Ils étaient les piliers d’une diplomatie publique conçue non comme propagande, mais comme outil de dialogue et de rayonnement normatif.
Or, l’administration Trump II, dans une démarche sans précédent, a choisi, en mars 2025, de geler l’activité de ces médias publics en plaçant la totalité de leurs journalistes en congé administratif, et en suspendant leur financement fédéral. Cette mesure, présentée comme un effort de rationalisation budgétaire, s’inscrit en réalité dans une stratégie délibérée de rétraction de la diplomatie normative américaine. Les médias officiels sont ainsi remplacés par une constellation d’acteurs privés, alignés idéologiquement sur l’exécutif.
Ce mouvement relève d’une logique de « déconstruction des vecteurs traditionnels de soft power ». En privant les États-Unis de leurs outils médiatiques pluralistes, le pouvoir fédéral choisit le repli civilisationnel et identitaire. VOA et RFE/RL ne sont plus considérés comme des atouts, mais comme des bastions hostiles, soupçonnés d’alimenter des récits contradictoires à la ligne présidentielle.
Ce choix a provoqué des réactions immédiates. Stephen Capus, directeur de RFE/RL, a dénoncé un acte « historiquement irresponsable », équivalant à « un aveu d’impuissance démocratique ». Le gouvernement tchèque — hôte de RFE à Prague — a critiqué une décision « qui laisse un vide stratégique en Europe centrale face à la propagande russe ».
Cette rupture ne relève pas simplement de la décision conjoncturelle. Elle traduit un basculement structurel vers une logique de sharp power, où la diplomatie publique n’est plus conçue comme un dialogue, mais comme une conquête de l’espace narratif par des moyens asymétriques. Le modèle du soft power promu par Nye — fondé sur la légitimité, la transparence et la pluralité — cède la place à une stratégie d’offensive idéologique centralisée, en rupture avec la tradition libérale.
Mais l’élément le plus révélateur est la manière dont cette diplomatie publique est externalisée et déléguée à des acteurs privés. En lieu et place de VOA ou RFE/RL, c’est désormais Truth Social, la plateforme personnelle de Trump, qui relaie les messages de la Maison-Blanche. Elon Musk, propriétaire de X (anciennement Twitter), est quant à lui devenu un quasi-opérateur diplomatique, relayant les annonces présidentielles ou promouvant les récits gouvernementaux, souvent en les amplifiant de manière controversée.
Cette logique de privatisation s’étend jusqu’aux canaux d’influence à destination de l’étranger. Des plateformes comme Rumble, OANN, ou encore le réseau Epoch Times, servent de relais idéologiques à une diplomatie informelle, portée par les récits, les symboles, et non les règles. En ce sens, la diplomatie publique américaine n’est plus pensée comme une fonction étatique, mais comme une guerre cognitive externalisée, pilotée par des entrepreneurs numériques, des influenceurs et des mécènes.
La conséquence directe de cette bascule est une perte d’autorité morale, non seulement vis-à-vis des alliés traditionnels, mais aussi des publics étrangers qui associaient les États-Unis à un certain idéal de transparence, de débat et de pluralisme. L’Amérique ne parle plus d’une seule voix, mais par dizaines de canaux concurrents, polarisés et souvent incohérents. Cette cacophonie est moins un accident qu’une stratégie de brouillage volontaire, qui désoriente, fragmente et disqualifie toute tentative de critique.
Externalisation de l’influence
L’élément sans doute le plus radical du tournant informationnel opéré par l’administration Trump II réside dans la privatisation de la parole d’État. Le retrait stratégique des institutions publiques comme VOA ou RFE/RL ne s’accompagne pas d’un silence, mais d’un transfert de souveraineté narrative à des acteurs privés : plateformes numériques, magnats de la technologie (« Big Tech »), influenceurs pro-Trump. C’est dans ce basculement que s’opère la mutation la plus profonde : la diplomatie publique devient un sharp power privatisé, sans transparence ni régulation.
Ce phénomène repose d’abord sur la centralité d’un écosystème numérique parallèle centré autour de la figure présidentielle. Ainsi, Truth Social, fondé par Trump après son bannissement de Twitter en 2021, devient, à partir de 2025, le canal principal d’expression politique de la Maison-Blanche. Son architecture même est conçue pour contourner la médiation journalistique : elle ne vise ni l’information objective ni le débat contradictoire, mais la fidélisation communautaire par l’indignation, la foi et la conflictualité.
Ce mode de communication s’étend à l’ensemble de l’écosystème conservateur alternatif. Des plateformes comme Rumble, Gettr ou Telegram hébergent désormais l’essentiel des productions audiovisuelles liées au trumpisme 2.0. On y trouve les podcasts de Steve Bannon (War Room), les sermons numériques de pasteurs évangélistes radicaux, les capsules de désinformation sur les élections de 2024 ou les politiques climatiques, et les récits conspirationnistes sur l’« État profond » ou la vaccination forcée.
Mais c’est la figure d’Elon Musk qui illustre de manière emblématique cette externalisation de la souveraineté informationnelle. Depuis son rachat de Twitter (X) en 2022, Musk a activement œuvré à faire de la plateforme un outil de projection géopolitique, au service d’une idéologie libertarienne, nationaliste et technocratique. En juillet 2025, Musk est perçu comme un quasi-ministre de l’information officieux, relayant les messages présidentiels, censurant les voix dissidentes et promouvant une rhétorique civilisationnelle alignée sur les priorités de la droite radicale.
Ce glissement constitue une rupture majeure avec les fondements classiques de la diplomatie publique américaine. Au lieu de s’appuyer sur des institutions publiques neutres, régulées et pluralistes, l’État trumpien délègue sa parole à des plateformes commerciales dont les logiques obéissent à la viralité, à l’indignation et au capital émotionnel. La véracité des informations y est secondaire ; seule compte leur capacité à mobiliser, diviser ou neutraliser.
Cette privatisation de la diplomatie informationnelle s’accompagne d’un brouillage des frontières entre l’intérieur et l’extérieur. Les relais idéologiques ne sont pas cantonnés au territoire américain, les productions de Steve Bannon ou de Laura Loomer circulent largement dans les sphères européennes d’extrême droite, servant de matrice à une internationale réactionnaire numérique. Des liens existent entre les équipes de Trump II et des groupes comme Reconquête (France), Vox (Espagne), Fratelli d’Italia (Italie), ou encore FPÖ (Autriche).
Ce système produit une diplomatie « déformaliste », pour reprendre les termes du chercheur Dusan Bozalka, dans laquelle la légitimité n’est plus institutionnelle mais virale, émotionnelle, mimétique. Il s’agit moins de convaincre que d’entrainer, moins d’informer que de créer une bulle cognitive cohérente pour les sympathisants. Cela donne naissance à un État qui ne communique plus, mais influence. Il ne convainc pas, il mobilise. Il ne gouverne pas par les faits, mais par l’affect et la saturation des récits.
Ce dispositif pose un enjeu démocratique majeur : il évacue la responsabilité de l’État en matière d’information publique, en transférant ses fonctions à des acteurs qui n’obéissent ni aux règles déontologiques du journalisme ni aux normes de « redevabilité » des administrations. L’influence devient fluide, opaque, algorithmique. Et la diplomatie américaine n’est plus un projet politique, mais une machine de guerre culturelle décentralisée.
Guerre cognitive, métapolitique et influenceurs pro-MAGA
L’un des traits distinctifs du trumpisme sous sa forme 2.0 réside dans sa capacité à mobiliser un écosystème d’acteurs non étatiques comme leviers de pouvoir idéologique. Ce réseau hétérogène, composé de podcasteurs, influenceurs, entrepreneurs religieux, think tanks et militants identitaires, incarne une forme de diplomatie souterraine, où la frontière entre propagande et mobilisation culturelle devient floue. L’État américain n’agit plus seul : il s’appuie désormais sur une nébuleuse d’intermédiaires qui produisent, amplifient et incarnent ses récits.
Ces acteurs, souvent extérieurs aux structures officielles, jouent un rôle de passeurs idéologiques, diffusant la doctrine trumpienne par des canaux numériques à fort impact. Ce phénomène s’apparente à une métapolitique, selon la définition héritée de la Nouvelle Droite européenne : il ne s’agit pas de conquérir directement le pouvoir, mais de transformer les imaginaires collectifs, de subvertir les codes culturels et de reconfigurer le sens commun.
Une stratégie informationnelle distribuée
La force de cet écosystème réside dans sa polycentralité. Contrairement aux systèmes étatiques hiérarchiques, les relais trumpistes fonctionnent en réseau. Ils partagent une grammaire idéologique commune (anticommunisme, anti-élite, nationalisme chrétien, défense des « valeurs occidentales »), mais leur production reste souple, virale et souvent non coordonnée. Cette flexibilité les rend particulièrement efficaces dans la guerre cognitive, car ils peuvent toucher des segments différents de la population sans jamais paraitre artificiels ou téléguidés.
Parmi les figures majeures de cette sphère, on retrouve Steve Bannon, animateur du podcast War Room susmentionné, considéré comme le centre nerveux de la production stratégique pro-Trump. Son contenu quotidien combine messianisme, mobilisation contre « l’État profond », et vision civilisatrice du pouvoir. Le militant Charlie Kirk, à travers le mouvement Turning Point USA, s’adresse spécifiquement à la jeunesse conservatrice. Il mène des campagnes virales sur les campus, centrées sur le wokisme, le genre ou la critique de l’enseignement supérieur. Laura Loomer, militante islamophobe et conspirationniste, a été plusieurs fois mentionnée dans les cercles proches du Conseil national de sécurité. Elle incarne l’entrée des figures radicales dans les rouages informels du pouvoir exécutif. Candace Owens, Matt Walsh, Ben Shapiro et Michael Knowles, affiliés à The Daily Wire, opèrent à la frontière entre information, divertissement et propagande. Leurs contenus — diffusés sur Rumble, X et YouTube — articulent religion, identité, et peur du « déclin civilisationnel ».
Cette sphère fonctionne selon les logiques du capital attentionnel : ses contenus sont formatés pour maximiser la viralité, la conflictualité et l’indignation. L’objectif n’est pas l’information, mais la mobilisation affective, une tactique désormais centrale dans les campagnes électorales et les débats publics.
La stratégie du chaos contrôlé
Ce système de communication parallèle participe à une stratégie du chaos contrôlé, comme « une logique d’auto-délégitimation des institutions démocratiques par excès de récits contradictoires ». La pluralité des voix ne renforce pas le débat : elle désoriente, elle affaiblit le principe de réalité partagé. Cette guerre cognitive a pour effet d’extraire des millions d’Américains des sphères médiatiques traditionnelles pour les installer dans des bulles de cohérence affective.
C’est ici que le lien avec le sharp power devient central. Alors que Nye défendait un modèle d’influence basé sur la transparence et la persuasion, ces acteurs opèrent dans un système où l’opacité, la viralité et la segmentation algorithmique sont les clés de l’efficacité. Le pouvoir informationnel ne cherche plus à séduire, mais à disqualifier. Il ne convainc pas, il polarise. Il ne projette pas des idéaux, il mobilise par la peur.
Un réseau transnational
Enfin, cet écosystème n’est pas purement national. Il est transnationalisé, connecté à une série d’acteurs politiques, médiatiques et religieux au-delà des frontières américaines. Le trumpisme fonctionne comme un modèle idéologique exportable, qui inspire une galaxie d’acteurs européens (Reconquête, Vox, Fratelli d’Italia), sud-américains (Bolsonaro) ou même russes, dans une logique de convergence post-libérale. Les mêmes récits sur le « déclin occidental », le danger du multiculturalisme ou la menace LGBTQ+ circulent en boucle dans les sphères numériques ultraconservatrices.
Ce réseau idéologique forme ainsi une internationale réactionnaire numérique, qui diffuse un imaginaire civilisationnel homogène, fondé sur l’idée de reconquête, de purification culturelle et d’héroïsation du conflit. Cette diplomatie identitaire décentralisée ne s’appuie plus sur des traités ou des alliances institutionnelles, mais sur des affects partagés, des peurs communes et des récits unificateurs.
Du soft power au sharp power civilisationnel
Depuis la guerre froide, la diplomatie publique américaine repose sur un postulat central : l’image des États-Unis comme démocratie exemplaire et modèle de liberté pour le monde. Ce soft power visait à faire adhérer les peuples étrangers aux objectifs américains par l’attraction culturelle, la légitimité morale et le rayonnement des institutions démocratiques. C’est à cette image d’une Amérique libérale, pluraliste et universaliste que Trump, dans son second mandat, tourne délibérément le dos.
Pour Nye, l’efficacité du soft power repose sur l’authenticité des valeurs promues, la transparence des institutions et le consentement des publics ciblés. Mais sous Trump II, l’usage de l’information échappe à cette logique : il n’est plus question d’attirer, mais de diviser, de neutraliser ou de démobiliser les publics adverses, y compris à l’intérieur des frontières américaines.
Le sharp power, tel qu’il se déploie désormais aux États-Unis, consiste à manipuler les perceptions, brouiller les frontières entre vérité et mensonge, créer une saturation informationnelle, et surtout imposer un récit unique, souvent à forte composante mythologique ou religieuse. Cette logique s’ancre dans un imaginaire civilisationnel fermé, dans lequel l’Amérique est perçue comme assiégée, pure, élue, et constamment menacée par l’extérieur (immigrants, islam, ONU) ou par l’intérieur (minorités, progressistes, journalistes).
En cela, les États-Unis adoptent certaines caractéristiques typiques des régimes autoritaires. À l’image de la Russie de Vladimir Poutine, l’Amérique trumpienne mobilise l’histoire comme outil de révisionnisme narratif. Elle met en scène une mémoire glorieuse, épurée, exaltant les origines chrétiennes, les Pères fondateurs, et la guerre civile comme acte de purification. Ce processus vise à légitimer une lutte culturelle contre les récits progressistes, jugés responsables de la décadence occidentale.
La Chine constitue une autre source implicite d’inspiration, par sa capacité à contrôler l’environnement informationnel intérieur, à censurer les récits critiques et à exporter une image de puissance et de stabilité. Ce modèle attire une partie des élites trumpiennes, qui voient dans le régime chinois une forme d’efficacité autoritaire à répliquer sous couvert de souveraineté numérique et d’ordre civilisationnel.
Mais contrairement à Pékin ou Moscou, les États-Unis de Trump ne cherchent pas à masquer cette inflexion. Ils revendiquent une forme de diplomatie morale inversée, où les valeurs universelles ne sont plus que des instruments de domination étrangère. Dans ce paradigme, l’universalisme est assimilé à un impérialisme progressiste, et la défense des droits humains à une idéologie woke imposée par les élites globalisées.
La politique étrangère américaine devient alors une entreprise de repli symbolique, construite autour de valeurs particularistes : souveraineté nationale, foi chrétienne, famille traditionnelle, autorité de l’État. Ce n’est plus une ouverture vers le monde, mais une reconquête spirituelle du territoire national et des sphères d’influence historiques.
Ce sharp power civilisationnel transforme l’Amérique en puissance post-libérale, voire illibérale, selon les termes de l’auteur et journaliste Fareed Zakaria. L’État ne cherche plus à défendre la démocratie dans le monde, mais à défendre une vision conservatrice de l’Occident, souvent en opposition directe avec ses anciens alliés (Union européenne, ONU, OTAN).
Cette posture engendre des tensions durables avec les partenaires traditionnels des États-Unis. Le retrait de la diplomatie normative américaine laisse un vide que remplissent les récits chinois ou russes, notamment dans l’ancien Espace postsoviétique, au Moyen-Orient ou en Afrique. Le soft power américain, autrefois bâti sur la confiance, devient inopérant là où il est perçu comme duplicité.
Un basculement systémique
Le second mandat de Trump marque une inflexion historique dans la manière dont les États-Unis conçoivent leur rôle informationnel, tant sur le plan intérieur qu’international. Loin d’être un simple changement de style ou de tonalité, cette évolution correspond à un basculement systémique : celui d’un État-narrateur/producteur de récits, qui substitue aux logiques de persuasion les logiques de polarisation, qui remplace les vecteurs publics du rayonnement libéral par un réseau opaque d’acteurs privés alignés sur un projet civilisationnel réactionnaire.
La diplomatie publique n’est plus une extension de la démocratie : elle devient un instrument de guerre culturelle. Le soft power se dissout dans des stratégies de sharp power, portées par l’émotion, le récit et la segmentation cognitive. L’information n’est plus partagée, elle est fragmentée. La vérité devient un champ de bataille, et la souveraineté se mesure à la maitrise du récit.
Dans ce nouveau régime d’influence, l’Amérique cesse d’être une démocratie exemplaire pour devenir une puissance illibérale assumée, dont les outils informationnels s’apparentent désormais à ceux des régimes autoritaires qu’elle prétendait autrefois combattre. Ce basculement impose aux démocraties libérales un défi majeur : reconstruire des architectures cognitives communes à l’ère de la balkanisation informationnelle.
Maud Quessard