Arc-boutées sur la défense du territoire national — occupation de Chypre-Nord mise à part — jusqu’à la décennie 2010, les forces armées turques (Türk Silahlı Kuvvetleri — TSK) sont devenues, en quelques années, un acteur stratégique incontournable au Moyen-Orient, au Caucase, en mer Noire, en Méditerranée et en Afrique. S’appuyant sur l’expérience de terrain et bénéficiant d’une modernisation de leurs matériels, elles sont l’un des instruments les plus efficaces d’une politique étrangère toujours plus ambitieuse.
L’armée turque est souvent présentée comme « la deuxième de l’OTAN ». Cette image est censée mettre en avant sa puissance, mais se réfère avant tout à ses effectifs : près d’un demi-million d’hommes, appuyés par des centaines de milliers de réservistes (1). Comme la plupart des grandes armées modernes, elle connait un processus de professionnalisation. Ce dernier se traduit, d’une part, par une volonté de modernisation et de turquification des matériels — notamment pour la marine et l’armée de l’air, historiquement moins bien dotées que l’armée de terre — et, d’autre part, par la priorité donnée aux militaires de carrière et à l’expérience acquise sur le terrain.
Ce processus est d’autant plus intéressant que la convergence stratégique entre les militaires et les islamo-conservateurs de Recep Tayyip Erdoğan est assez récente, leurs rapports ayant longtemps été marqués par une méfiance réciproque. Mais, ayant réussi à dompter cette institution, le président turc sait désormais en faire un instrument de puissance très efficace. L’armée turque est présente sur de nombreux théâtres d’opérations, depuis longtemps, ce qui lui a permis d’acquérir une expérience incontestable. Elle fait par ailleurs l’objet d’ambitieux programmes de modernisation visant à améliorer ses performances sur le terrain, à réduire sa dépendance à l’égard des alliés traditionnels d’Ankara, et à développer une industrie d’armement tournée vers l’exportation.
Une institution progressivement domestiquée
Les relations entre l’actuel président turc et les militaires sont loin d’avoir toujours été au beau fixe. Lors de son arrivée au pouvoir au début des années 2000, le Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdoğan (Premier ministre dès 2003) s’est efforcé, en effet, de priver l’institution militaire du droit de regard qu’elle exerçait depuis les années 1960 sur les grandes orientations stratégiques du pays. Une série de réformes, justifiées notamment par le rapprochement avec l’Union européenne en vue d’une future adhésion, ont alors privé les TSK de tout rôle décisionnel dans la politique étrangère et de défense turque. Du reste, durant ses premières années au pouvoir, l’AKP a multiplié les prises de position qui ont irrité le nationalisme des cadres militaires : soutien à la réunification de Chypre, critiques croissantes envers le partenaire israélien, et, surtout, ouverture de discussions avec les séparatistes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Malgré ce mécontentement régulièrement affiché par les forces armées, celles-ci ont perdu toute capacité d’influencer la vie politique turque. Cet affaiblissement s’est notamment manifesté par l’échec d’un mémorandum publié en 2007, qui mettait en garde contre l’élection à la présidence de la République d’Abdullah Gül, l’un des cadres fondateurs de l’AKP. Alors qu’en 1997, un texte du même acabit avait entrainé le discrédit, puis la chute du gouvernement islamiste en place, en 2007, il n’a pas empêché la victoire d’Abdullah Gül, et a été vivement critiqué, non seulement par le gouvernement turc, mais aussi par l’opposition, ainsi que par les pays occidentaux (2). Dans la foulée, l’ouverture de grandes enquêtes et procès (« Ergenekon » à partir de 2007, « Balyoz » à partir de 2010) ciblant notamment de hauts gradés de l’armée, accusés de comploter contre l’État, a fragilisé davantage encore l’institution. Cette situation de conflit larvée, où Erdoğan et l’AKP renforçaient de plus en plus leur pouvoir face à des forces militaires discréditées, s’est poursuivie jusqu’au milieu des années 2010.
Un tournant majeur a cependant eu lieu à partir de 2015. Constatant l’échec d’une politique étrangère tournée vers les mouvements proches des Frères musulmans au Moyen-Orient (et notamment en Syrie et en Égypte), Erdoğan, élu président de la République en 2014, a adopté une politique plus pragmatique, plus nationaliste, davantage axée sur les thématiques sécuritaires. Rompant le processus de paix avec le PKK, il s’est lancé dans une violente campagne de bombardements des provinces et villes kurdes. Il a ouvert la voie à une réconciliation avec Israël et avec l’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi, dont il avait pourtant condamné le coup d’État en 2013. Ces orientations nouvelles ont été bien perçues par les forces armées, permettant un début de rapprochement. Mais paradoxalement, c’est surtout le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 qui a permis au président Erdoğan d’assurer fermement sa mainmise sur l’institution militaire. Il a en effet lancé de vastes purges qui ont chassé de l’armée près de 20 000 militaires, tout en promouvant les cadres qui lui avaient été les plus loyaux. Ce rapprochement a été parachevé par l’alliance construite à partir de 2017 entre l’AKP et le parti nationaliste MHP, traditionnellement influent au sein des forces armées. S’il est possible que la relance annoncée de négociations avec le PKK, début 2025, ait suscité des malaises au sein de la troupe, ceux-ci ne se sont traduits par aucune manifestation publique, et il semble bien qu’Erdoğan dispose désormais d’un outil parfaitement adapté à ses ambitions géopolitiques.
Une armée largement déployée et forte d’une solide expérience
L’établissement d’un nouveau lien de confiance entre l’exécutif et les TSK s’est accompagné d’une utilisation croissante de ces dernières : dès 2015, la lutte armée contre le PKK a été relancée dans le Sud-Est turc. Mais c’est surtout à l’étranger que la Turquie a multiplié les interventions militaires, avec une ampleur inédite dans son histoire contemporaine. Ses troupes sont ainsi présentes en Syrie depuis 2016, de manière permanente, afin de combattre à la fois les milices kurdes et djihadistes, et de soutenir les factions rebelles qui se sont emparées du pouvoir en janvier 2025. Sa marine, quant à elle, a été largement déployée en Méditerranée orientale pour appuyer ses revendications maritimes extensives, notamment face à la flotte grecque, avec laquelle les tensions et accrochages ont été nombreux. La Turquie est également présente en Libye, où ses officiers, en 2019, ont encadré des mercenaires syriens ayant permis au Gouvernement d’union nationale (GUN), reconnu par l’ONU, d’arrêter l’offensive lancée par le maréchal Khalifa Haftar. Une aide logistique, des cadres de l’armée et, probablement, plusieurs milliers de mercenaires ont également soutenu l’Azerbaïdjan dans sa guerre de 2020 contre les Arméniens du Haut-Karabagh. Toutes ces opérations ont eu pour caractéristique commune l’utilisation de l’outil militaire en vue d’affirmer des intérêts avant tout géopolitiques, sur un laps de temps allant de plusieurs mois à plusieurs années.
Moins spectaculaire, la participation de la Turquie à des missions militaires multilatérales n’en demeure pas moins significative. Dans les dernières années, les TSK ont notamment été associées aux missions de l’OTAN dans les Balkans, ainsi qu’en Afghanistan jusqu’en 2021. Elles ont aussi agi dans le cadre de l’ONU au Mali ou en Centrafrique. Des accords bilatéraux avec la Somalie, partenaire stratégique d’Ankara, y assurent la présence permanente de quelques centaines d’hommes. Enfin, il ne faut pas oublier que, depuis 1974, plus de 30 000 soldats turcs sont déployés dans le Nord de Chypre. La diversité de ces missions et interventions a permis aux forces armées de Turquie d’acquérir une importante expérience sur terre, en mer et dans les airs. Elles ont ainsi renforcé leurs compétences dans la projection de forces et de puissance, dans la coopération avec des partenaires stratégiques, dans l’encadrement de troupes et de mercenaires, dans le maintien de la paix et l’occupation de territoire, ainsi que dans la lutte contre-insurrectionnelle. Au Moyen-Orient, ces dernières années, aucune armée n’a pratiqué autant d’interventions de long terme, offrant à la Turquie un avantage comparatif qui doit être renforcé par une modernisation technique.
Modernisation et turquification des matériels
Au rebours des idées reçues, la volonté turque d’acquérir une autonomie stratégique, notamment dans la production de matériel militaire, ne date pas de la période AKP, mais remonte plutôt aux années 1960. Dès 1985, un Bureau de développement et de soutien à l’industrie de défense (Savunma Sanayii Geliştirme ve Destekleme İdaresi Başkanlığı — SAGEB) a été mis en place. Si son objectif était initialement la coopération internationale en matière de recherche et de développement, il a rapidement évolué vers une volonté d’encadrer la production de matériel militaire turc (3). Ce n’est cependant qu’à partir des années 2000 qu’une croissance économique soutenue a permis au pays de mettre en œuvre ces ambitions. Dès lors, la modernisation de l’armée turque vise avant tout à lui garantir une large autonomie stratégique, y compris (ou surtout !) vis-à-vis de ses partenaires traditionnels, tels que les États-Unis. La priorité est donnée à une turquification des matériels, notamment tous ceux dépendant de nouvelles technologies considérées comme sensibles (systèmes de guidage autonomes, intelligence artificielle, etc.) (4). Les entreprises du secteur de la défense reçoivent ainsi un soutien important de l’État, notamment via un Fonds de soutien à l’industrie de la défense (Savunma Sanayii Destekleme Fonu — SSDF). Dans le cas où la Turquie n’aurait pas la capacité ou les moyens de produire les matériels en question, elle favorise alors une diversification de ses fournisseurs, tout en encourageant les coopérations techniques lui permettant d’acquérir des compétences nouvelles.
En théorie, ces programmes concernent l’ensemble des forces armées. En pratique, il semble néanmoins que la marine, et l’armée de l’air, dans une moindre mesure, aient été privilégiées. Cela peut s’expliquer par l’influence croissante de la doctrine dite de la « Patrie bleue » (Mavi Vatan), enjoignant la Turquie à revendiquer une ZEE extensive et à développer sa présence sur les théâtres maritimes. C’est ainsi que le programme MILGEM, lancé en 2011, a permis à la Turquie de se doter de quatre corvettes. Il prévoit par ailleurs de la doter de plusieurs frégates et destroyers (5). De plus, deux navires de débarquement, TCG Bayraktar et TCG Sancaktar, ont été respectivement mis en service en 2017 et 2018, permettant au pays d’améliorer sa capacité de projection de forces. Mais le développement le plus notable a été la mise à l’eau du TCG Anadolu, premier porte-aéronef et navire-amiral de la marine turque. L’achèvement de ce chantier, plusieurs fois retardé, au printemps 2023, quelques semaines avant les élections générales, a été largement mis en avant, par le président Erdoğan et ses soutiens, comme une marque de prestige international.
La Turquie poursuit également un ambitieux travail de production dans le secteur aérien. Son achat de systèmes antimissiles S-400 russes, illustrant sa volonté de diversifier ses fournisseurs, lui a valu d’être exclue, par les États-Unis, du programme d’avion à décollage vertical F-35 — qui devait initialement équiper le TCG Anadolu. Ankara a dès lors mis l’accent sur le développement de son propre chasseur de cinquième génération, le TF-X Kaan, produit localement à 80 %, et dont le premier vol a été réalisé le 21 février 2024, avec un an d’avance sur sa planification (6). Mais dans les cieux, ce sont avant tout les drones qui font la réputation de la Turquie. Essentiellement développés par deux firmes — l’entreprise publique Turkish Aerospace Industry et la compagnie privée Baykar, dont le directeur technique, Selçuk Bayraktar, est aussi le gendre du président Erdoğan —, ces appareils sans pilotes, peu couteux à la fabrication et faciles d’utilisation, ont rencontré un grand succès sur le terrain. Les TB-2 de Baykar, en particulier, ont été très utiles à l’Azerbaïdjan dans sa reconquête du Haut-Karabagh, et à l’Ukraine pour résister à l’attaque russe de 2022. S’ils ne remplacent pas des chasseurs de haute technologie, les drones turcs démontrent la capacité d’Ankara à innover dans les secteurs de la défense aérienne.
Dans cet effort de modernisation, l’armée de terre apparait moins bien lotie que les autres grands corps. Chargée de protéger le territoire national, elle était pourtant, historiquement, le fer de lance de la défense nationale. Mais elle est moins essentielle à la projection de forces et de puissance que ne le sont la marine et l’armée de l’air. Elle dispose pourtant de plus de 1 500 chars, mais la majorité sont relativement anciens et de fabrication américaine, israélienne ou allemande. Un programme de chars turcs, le T1 Altay, a été lancé, mais a rencontré des problèmes liés à la motorisation ; il a fallu un transfert de technologie sud-coréenne pour que la firme Otokar, chargée de leur construction, puisse livrer deux premiers exemplaires, en avril 2023. Trois autres sont prévus pour l’été 2025, mais l’armée de terre devrait en commander près d’un millier à terme (7). Le prix unitaire de ce tank, plus élevé que prévu et dépassant désormais les 10 millions d’euros, interroge néanmoins sur la possibilité de passer cette commande dans son intégralité.
L’instrument d’une politique étrangère proactive
L’expérience acquise par les combats, ainsi que l’entreprise de modernisation dont bénéficie l’armée turque, devraient lui permettre de devenir un outil diplomatique et géopolitique précieux pour Ankara. Premièrement, elle est désormais un acteur stratégique majeur au Proche-Orient, au Caucase, en Méditerranée orientale et, dans une moindre mesure, en mer Noire et en Afrique. Elle offre à la Turquie une profondeur stratégique et une capacité d’influence importante dans plusieurs pays, tels que la Syrie, l’Irak, voire la Libye. Par ailleurs, elle permet à Ankara d’aider concrètement certains de ses principaux alliés, comme l’Azerbaïdjan, le gouvernement de la République autoproclamée de Chypre du Nord, ou le GUN libyen. Non seulement l’armée turque a rempli sa mission de sécurisation du territoire national, mais elle permet aussi désormais à la Turquie, selon la définition, de « prolonger sa politique par d’autres moyens » et de défendre par la force ses intérêts dans son espace régional.
Deuxièmement, l’industrie de défense turque est très précieuse à Ankara dans le développement d’une diplomatie active axée sur la vente d’armes. La fourniture de drones à l’Ukraine n’a pas seulement permis à l’entreprise Baykar de faire connaitre son savoir-faire : elle a aussi marqué un geste de défi de la Turquie vis-à-vis d’une Russie dont elle dépend, par ailleurs, en matière énergétique. Ces mêmes drones ont fait l’objet de contrats concernant des pays aussi divers que la Pologne et l’Éthiopie (8). Depuis 2019, le programme MILGEM intègre la construction de corvettes pour le Pakistan. Le Qatar a montré son intérêt pour les chars T1 Altay et se dit prêt à en acheter une centaine. Les grands forums d’armements organisés par la Turquie sont l’occasion, chaque année, de mettre en avant la qualité des équipements qu’elle propose à la vente.
La Turquie semble ainsi en passe de réussir son pari : passer du statut d’État-client dépendant de quelques grands fournisseurs à celui d’exportateur de matériel militaire. Elle semble aussi multiplier les succès et avancées militaires, qu’il s’agisse de la capacité du président Erdoğan à mettre l’armée au service de ses intérêts géopolitiques, de l’expérience acquise par les troupes ou du développement d’une industrie de défense florissante et prête à l’exportation. Peut-on parler de réussite à long terme ? Indéniablement, l’armée turque restera un acteur géopolitique et stratégique incontournable dans son environnement régional. Mais pour quelle politique ? La récente volte-face du président Erdoğan sur le dossier des négociations avec le PKK, conjuguée à la montée croissante du mécontentement populaire envers un pouvoir affaibli par le temps, laisse la porte ouverte à tous les scénarios. À cela s’ajoute la persistance d’une crise économique qui pourrait, à terme, contraindre la Turquie à revoir à la baisse ses hautes ambitions.
Notes
(1) Güncellenme Tarihi, « Türk Ordusu askeri güç bilgileri: Dünyanın en güçlü ordu sıralamasında Türkiye kaçıncı sırada? » [« Informations sur les forces armées turques : à quelle place se trouve la Turquie parmi les armées les plus puissantes du monde ? »], CNN Türk, 2 octobre 2024 (https://rebrand.ly/830acb).
(2) Sophie Shihab, « Partis politiques et syndicats critiquent le “memorandum” de l’armée », Le Monde, 30 avril 2007 (https://rebrand.ly/88b142).
(3) Ambroise Godard, « L’expansion de la BITD turque, entre manœuvre politique, technologies de pointe et influence géopolitique », Medium, 16 janvier 2025 (https://rebrand.ly/f6bab7).
(4) İsmail Demir, « Transformation of the Turkish Defense Industry : The Story and Rationale of the Great Rise », Insight Turkey, vol. 22, n°3, été 2020, p. 25-30 (https://rebrand.ly/556072).
(5) Tayfun Ozberk, « Analysis : The Future of the Turkish Navy », NavalNews, 15 février 2025 (https://rebrand.ly/wp9qgdi).
(6) Ambroise Godard, op. cit.
(7) Melek Cevşen Yücel, « ALTAY tankının güç paketi üretimi hızlanıyor » [« La production du groupe motopropulseur du char ALTAY s’accélère »], Defence Turk, 25 janvier 2025 (https://rebrand.ly/altaytankc5fea6).
(8) Guillaume Fourmont, « Turquie : le drone, une arme diplomatique », Moyen-Orient, n°65, janvier-mars 2025, p. 70-71.
Aurélien Denizeau