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mardi 23 décembre 2025

Le vecteur aérien : atout pour la redéfinition par la Chine du statu quo vis-à-vis de Taïwan et du Japon

 

Les capacités aériennes de la People liberation army air force (PLAAF) et de la People liberation army naval air force (PLANAF) se sont considérablement développées, tant sur l’aspect offensif (avions de combat de 4e et de 5e génération, bombardement à long rayon d’action) que sur celui du soutien (capacités de ravitaillement en vol, SIGINT, C2ISR et patrouille maritime). L’ensemble de ces capacités sont mobilisées par la Chine de manière ostensible et permanente à des fins de « signalement stratégique » (1) vis-à-vis de Taïwan et du Japon, notamment pour concrétiser son récit de seule puissance militaire d’importance à l’intérieur de la première chaîne d’îles (2) en Asie-Pacifique.

La Chine a également besoin d’accroître la connaissance opérationnelle de ces zones complexes où s’enchevêtrent concentration élevée de capacités militaires rivales, instabilité météorologique et proximité de flux commerciaux et de pôles industriels majeurs. La mise en œuvre progressive de moyens aériens à proximité de Taïwan et du Japon traduit le durcissement des positions de Pékin ainsi que la modernisation en voie d’achèvement de ses forces aériennes. Les premières patrouilles chinoises au dessus de la première chaîne d’îles sont attestées en mars 2015.

Durcissement des positions de Pékin

Elles constituent les premières conséquences tangibles de l’un des trois pans majeurs de la politique extérieure poursuivie par Xi Jinping, selon le professeur Prashant Kumar Singh (3) : la République populaire de Chine est souveraine sur les mers de Chine méridionale et orientale, et doit mener à bien la « réunification » de Taïwan au continent. En conséquence, la PLAAF et la PLANAF ne sont pas tenues de jure à reconnaître l’existence d’un espace aérien et d’une zone environnante d’identification de défense aérienne (ADIZ) (4), de facto souverains, concernant Taïwan et les territoires ultramarins contrôlés par le Japon que la Chine considère comme faisant partie de son domaine maritime, en particulier les îles Senkaku/Diaoyu.

Le vecteur aérien est donc premièrement un moyen d’influence et de pression mobilisé par la Chine à l’égard des autorités et de l’opinion publique de Taïwan et du Japon, les avions étant déclarés comme officiellement « aptes au combat » lors de ces manœuvres. Ainsi, les intrusions chinoises font l’objet d’une couverture médiatique constante, et le ministère taïwanais de la Défense établit depuis septembre 2020 un bulletin recensant chaque occurrence d’incursion aérienne chinoise et, jusqu’en janvier 2024, le type d’aéronef utilisé.

Depuis septembre 2020 jusqu’en avril 2025, 9 159 appareils chinois ont été recensés dans l’ADIZ taïwanaise. L’année 2024 se distingue fortement avec 3 075 appareils détectés, quasi le double de 2023 (1 703) (5). À l’opposé de cette nette augmentation, les incursions chinoises dans l’ADIZ japonaise suivent une courbe moins inquiétante en apparence : 464 décollages d’urgence pour des missions de police du ciel à l’égard d’avions chinois ont été déclenchés pour l’année fiscale 2024 (6), soit un peu moins qu’en 2023 (479 décollages) et une baisse plus nette par rapport à 2022 (575) et à 2021 (722) (7). Toutefois, ces données ne répertorient pas le nombre total d’avions chinois interceptés, un décollage d’avions japonais pouvant être mené pour intercepter plusieurs avions chinois. Aussi, la baisse du nombre de décollages d’avions japonais pour interception d’appareils chinois ne signifie pas mécaniquement une baisse du nombre d’appareils chinois détectés. De même, l’augmentation de mouvements aériens constatée dans l’ADIZ taïwanaise ne signifie pas mécaniquement une baisse des mouvements aériens dans l’ADIZ japonaise.

Au contraire, l’ensemble des données japonaises et taïwanaises démontre une capacité chinoise à opérer simultanément des mouvements aériens fréquents dans les ADIZ japonaise et taïwanaise. Cette capacité se manifeste particulièrement lorsque les décisions des autorités taïwanaises et japonaises suscitent le mécontentement des autorités chinoises. Cette augmentation du nombre de mouvements aériens, couplée à la conduite de manœuvres de plus en plus intrusives, fut ainsi constatée lors de la visite de la présidente de la Chambre des représentants américaine Nancy Pelosi à Taipei les 2 et 3 août 2022. Alors que le nombre moyen mensuel d’appareils chinois détectés dans l’ADIZ taïwanaise est de 161,04 appareils sur la période 2020-2025, le nombre d’appareils détectés en août 2022 est de 446 (8) ; et 302 d’entre eux ont franchi la ligne médiane, limite ouest de l’ADIZ taïwanaise traversant le détroit de Taïwan du nord au sud à équidistance des deux rives, située à proximité immédiate de l’espace aérien taïwanais.

Ce changement de posture constitue une rupture du statu quo existant entre les deux rives du détroit. Les appareils chinois se limitaient à des incursions sur le versant sud-ouest de l’ADIZ taïwanaise, soit le plus éloigné de l’espace aérien taïwanais. Le franchissement de cette ligne médiane était quasi inexistant en 2020 et en 2021 et sur le premier semestre 2022. Depuis août 2022, le volume mensuel d’incursions chinoises dans l’ADIZ taïwanaise comporte systématiquement un nombre variable de franchissements de cette ligne médiane : on en a dénombré 1 472 en 2024, plus du double du nombre de 2023 (702 incursions) (9). Outre le fait que ces manœuvres constituent une érosion notable de la souveraineté taïwanaise, elles complexifient significativement la distinction entre des manœuvres dangereuses, mais routinières, et une attaque réelle sur Taïwan. Plus les avions chinois se rapprochent de la ligne médiane, plus le temps de réaction et d’interception est réduit pour l’armée de l’air taïwanaise. Sur un critère différent, le Japon constate aussi une évolution plus agressive des mouvements aériens chinois : il a ainsi fait état d’une première incursion chinoise dans son espace aérien depuis 2012 le 26 août 2024 (10), suivie d’une deuxième le 3 mai 2025 (11). Ainsi, les évolutions de trajectoire des mouvements aériens chinois démontrent une volonté chinoise plus affirmée de remettre en cause les statu quo territoriaux existants par une « stratégie du salami » : déployer un nombre croissant d’aéronefs dans les ADIZ taïwanaise et japonaise de plus en plus près des limites des espaces aériens, jusqu’à l’intrusion de facto, sur une durée courte, pour le cas japonais.

Ces manœuvres constituent également l’un des marqueurs de la modernisation en voie d’achèvement des forces armées chinoises. Singulièrement depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, les impératifs de sécurité nationale sont désormais régulièrement rappelés par les autorités chinoises, y compris sur son versant territorial (国土安全) (12), et les forces armées sont sommées d’atteindre différents niveaux de modernisation en 2027, en 2035 et en 2049, année du centenaire de la RPC où elles doivent avoir acquis un statut « de classe mondiale ». Le déploiement de capacités aériennes modernes fait ainsi office de démonstration médiatisée à l’égard de l’opinion publique chinoise de la détermination des autorités à répondre à tout acte considéré comme une violation de la souveraineté territoriale chinoise par le déploiement d’appareils de combat modernes à proximité des espaces aériens revendiqués par la Chine. Ce déploiement constitue un rapport risque/retour sur investissement intéressant pour Pékin. Par sa polyvalence, le vecteur aérien permet des manœuvres agressives, mais limitées à quelques heures pour ce qui est des incursions dans les ADIZ, et à quelques minutes tout au plus pour les incursions dans l’espace aérien japonais – l’espace aérien taïwanais n’ayant été violé que par le survol de missiles balistiques en 1996, en 2022 et, depuis 2022, par des ballons d’observation. A contrario, un déploiement de capacités navales dans les eaux territoriales excéderait ce délai, exposant la Chine à un risque d’escalade non maîtrisé.

Au-delà du signalement stratégique

L’augmentation des manœuvres aériennes de la PLAAF et la PLANAF se traduit par des gains d’expérience opérationnelle notables, certes pour ce qui concerne les missions de frappes et de supériorité aérienne, mais aussi pour un vaste éventail de missions de soutien essentielles à la conduite de manœuvres de grande ampleur (lutte ASM, ISR, SIGINT, PATMAR, EW). Les forces aériennes chinoises ont franchi des étapes clés dans l’amélioration de la fiabilité des aéronefs et des drones MALE produits domestiquement, et, singulièrement, de la motorisation des avions de chasse J‑10, J‑11, J‑16 et J‑20 (13). En outre, la formation initiale et continue des personnels est davantage éprouvée et améliorée. L’évolution d’aéronefs à proximité immédiate d’espaces aériens potentiellement hostiles donne aux pilotes chinois une possibilité unique d’exercices opérationnels en conditions réelles dans une zone à la météorologie complexe. Enfin, les capacités de maintien en condition opérationnelle ne sont pas oubliées. Elles constituent la principale variable permettant aux forces chinoises d’augmenter encore significativement le nombre de sorties aériennes dans un futur proche ; celles en direction de Taïwan semblant se stabiliser à un niveau historiquement élevé depuis 2022 (14). Les infrastructures terrestres de la PLAAF et de la PLANAF font ainsi l’objet d’une attention particulière. Leur surface à l’échelle de la Chine a crû de 75 % depuis le début des années 2010. Désormais, 134 bases aériennes sont situées à moins de 1 000 milles marins de Taïwan, ce qui limite les besoins en capacités de ravitaillement en vol. Leurs installations auraient été durcies pour faire face à tout risque d’attaque adverse et comprendraient environ 650 abris durcis pour avions (HAS) (15).

Le vecteur aérien sera essentiel pour assurer la supériorité aérienne dans la région, ainsi que pour la conduite de frappes. Il le sera tout autant pour contribuer aux actions des autres armées, en particulier de la People’s liberation army navy (PLAN). Sous l’impulsion de la Commission militaire centrale (CMC) du Parti communiste chinois, les forces armées chinoises ont programmé des exercices opérationnels visant à améliorer la coordination inter-armées. Nommé « réunion sur le terrain consacrée à l’entraînement interarmées de l’ensemble de l’armée chinoise » (全军合成训练现场会), le dernier s’est tenu du 20 au 22 octobre 2024 dans la province du Hebei, en présence du général Zhang Youxia, vice – président de la CMC (16). En conséquence, les aéronefs de la PLAAF et de la PLANAF évoluent régulièrement en coordination avec ceux des navires de la PLAN – notamment ses porte – aéronefs – lors de leurs mouvements à proximité de Taïwan dans le cadre de patrouilles officiellement appelées « patrouilles conjointes de préparation au combat » (联合军事行动) depuis le 10 août 2022 (17). L’objectif est de combiner davantage les exercices des différentes armées dans le cadre d’exercices simulant des frappes menées depuis les airs et la mer tout en prenant le contrôle des espaces aériens et maritimes environnant Taïwan, y compris quelques fois lors de manœuvres nocturnes. En parallèle, les unités des différentes armées améliorent leur inter-opérabilité dans le cadre des manœuvres spécialement organisées pour valider les acquis opérationnels, notamment lors des exercices « Joint Sword 2024 » et « Strait Thunder 2025 ».

Les incursions chinoises dans les ADIZ taïwanaise et japonaise revêtent quatre dimensions : adresser un message stratégique aux rivaux de la Chine ; démontrer l’arrivée à terme du processus de modernisation de l’armée chinoise ; continuer et améliorer l’entraînement en conditions réelles et la connaissance opérationnelle de son environnement pour la PLAAF et la PLANAF ; travailler le combat interarmées lors de manœuvres conjointes.

Notes

(1) Jérémy Bachelier, Héloïse Fayet, Alexandre Jonnekin et François Renaud, « Le signalement stratégique : un levier pour la France dans la compétition entre puissances ? », Focus stratégique, no 114, Ifri, mai 2023.

(2) Cette chaîne d’îles comprend, du nord au sud, les îles Kouriles, la péninsule Coréenne, l’archipel japonais, dont les îles Ryukyu et Taïwan, la partie nord-ouest des Philippines (en particulier Luzon, Mindoro et Palawan) et Bornéo.

(3) Les deux autres pans étant le retour de la Chine à son statut « naturel » de grande puissance et l’arrivée à parité avec les États-Unis assortie d’une prééminence chinoise en Asie. Voir Prashant Kumar Singh, Xi Jinping’s “Chinese Dream”: China’s Renewed Foreign and Security Policy, Routledge, Londres 2023, p. 98.

(4) L’espace aérien est la zone comprenant le territoire terrestre et les eaux territoriales (12 milles marins) et contiguës (12 milles marins) du Japon et de Taïwan, où les autorités sont souveraines, à l’exception pour Taïwan des archipels de Matsu et Kinmen qui appartiennent à des registres différents, car ils sont situés à proximité immédiate du littoral chinois. Une ADIZ est une zone beaucoup plus vaste, établie unilatéralement par un pays afin d’exercer un contrôle d’identification sur la zone environnante jouxtant son espace aérien. Aussi, une manœuvre chinoise dans l’ADIZ taïwanaise ou japonaise ne constitue-t‑elle pas une violation des espaces aériens de ces deux pays.

(5) Ben Lewis et Gerald C. Brown, « PLATracker, Taiwan ADIZ Violations », version du 29 avril 2025.

(6) Ministère japonais de la Défense, « Report on JASDF fighters scramble (FY2024) », Joint Staff Press Release, 17 avril 2025.

(7) « The Sky’s the Limit: Comparing China’s ADIZ Intrusions », CSIS, Asia Maritime Transparency Initiative, 26 juillet 2024.

(8) Ben Lewis et Gerald C. Brown, art. cité.

(9) Ibidem.

(10) Takahashi Kosuke, « Japan Confirms First-Ever Airspace Intrusion by a Chinese Military Aircraft », The Diplomat, 27 août 2024.

(11) Mari Yamaguchi, « Japan and China trade accusations of airspace violation near disputed islands », Associated Press, 4 mai 2025.

(12) Katja Drinhausen et Helena Legarda, « Confident Paranoia: Xi’s “Comprehensive National Security” Framework Shapes China’s Behavior at Home and Abroad », MERICS China Monitor, 15 septembre 2022.

(13) Akhil Kadidal, « Special Report: China sets new records in air-sea operations around Taiwan », Janes, 12 mars 2025.

(14) Cheng-kun Ma et K. Tristan Tang, « The Overlooked Trend in China’s Military Violations of Taiwan’s ADIZ », The Diplomat, 7 décembre 2024.

(15) Thomas H. Shugart et Timothy A. Walton, « Concrete Sky: Air Base Hardening in the Western Pacific », Hudson Institute, janvier 2025.

(16) «军合成训练现场会召开 张又侠出席并讲话», ministère chinois de la Défense, 22 octobre 2024.

(17) « 东部战区在台岛周边海空域组织的联合军事行动成功完成各项任务 », ministère chinois de la Défense, 10 août 2022.

Roland Doise

areion24.news