Au cours du XXe siècle, la Corée du Sud s’est caractérisée par la rapidité de sa transition démographique (2), c’est-à-dire par la forte baisse de la mortalité qui a été suivie d’une chute de sa natalité, en partie expliquée par l’augmentation considérable de la survie des enfants. Mais, depuis les quinze dernières années du XXe siècle, la Corée du Sud a connu pas moins de quatre ruptures démographiques qui ne peuvent pas être sans conséquences géopolitiques.
Une transition démographique très rapide
Sur le plan économique, après les trois années de guerre de juin 1950 à juillet 1953 qui se sont terminées par la fixation d’une ligne de cessez-le-feu devenue de facto la frontière nord de la Corée du Sud, le développement économique de la Corée du Sud a conduit à lui donner la dénomination de « dragon ». Les indicateurs démographiques témoignent tout particulièrement de ce remarquable essor. En 1956, le taux de mortalité infantile est encore supérieur à 100 pour mille naissances, ce qui signifie qu’un bébé sur dix meurt avant d’atteindre son premier anniversaire. Puis, grâce à de considérables progrès sanitaires et hygiéniques, ce taux de mortalité infantile tombe en dessous de 20 pour mille dans les années 1980, soit une division par plus de cinq en moins de trente ans, donc avec une rapidité que n’a connu aucun pays européen. Il en est de même du taux de mortalité infanto-adolescente (1-19 ans). Une décennie plus tard, soit au début des années 1960, le taux de natalité amorce une nette baisse, les familles profitant de la réduction de la mortalité des enfants pour réduire leur descendance.
Le décalage dans le temps des baisses de la mortalité et de la natalité se traduit par une augmentation du taux d’accroissement naturel qui va ensuite se maintenir à un niveau relativement élevé (au moins 2 % par an) pendant près de vingt ans (du début des années 1950 au début des années 1970). En dépit d’un solde migratoire quasiment nul sur une longue période — il oscille autour d’une valeur d’équilibre migratoire, étant tantôt excédentaire, tantôt déficitaire —, la population de la Corée du Sud connait alors une nette croissance démographique : le nombre d’habitants double en effet en quarante ans, passant d’environ 20 millions à la fin de la guerre à 40 millions dans les années 1980. Cette croissance démographique a nettement profité de la hausse de l’espérance de vie à la naissance, qui est passée de 46 ans en 1954 à plus de 70 ans dans les années 1980.
Quatre ruptures
Contrairement au schéma théorique de la transition démographique, la Corée du Sud ne va pas voir sa population se stabiliser une fois atteint un régime démographique à mortalité et natalité basses. La « vie démographique » de ce pays n’a pas été un « long fleuve tranquille », loin de là. Quatre ruptures peuvent ainsi être mises en évidence :
• La première intervient en 1984, année où la fécondité en Corée du Sud tombe en dessous du seuil de remplacement des générations, donc de 2,1 enfants par femme. Les années suivantes, la fécondité demeurant continûment inférieure à ce seuil de remplacement, la Corée du Sud entre dans ce que j’ai appelé l’hiver démographique (figure 1).
• Une deuxième rupture se produit en 2011 sous l’effet de la baisse de l’accroissement naturel : l’excédent des naissances sur les décès devient de moins en moins important. La réduction est telle que le solde naturel devient inférieur au solde migratoire, pourtant en moyenne modeste. À cette époque, la Corée du Sud, pays sans guère de tradition d’immigration, qui manque de population active, commence à attirer une immigration de travail. Il s’agit souvent de personnes originaires de la région (Vietnam, Philippines…). On peut également ajouter une immigration de cadres de pays occidentaux missionnés par leurs entreprises pour œuvrer sur les marchés sud-coréens, dans le contexte de la mondialisation.
• Huit ans après, l’année 2019 marque une troisième rupture : l’accroissement naturel devient négatif, le nombre de décès excédant celui des naissances. La Corée du Sud entre donc dans une période de dépopulation en raison de la conjonction de deux phénomènes.
D’une part, la fécondité a continué de s’abaisser en passant sous le seuil de 1 enfant par femme depuis 2018, plaçant la Corée du Sud dans un hiver démographique extrêmement intense. Rappelons qu’une fécondité de 1 enfant par femme signifie que cent femmes, à la génération suivante, ne seront remplacées que par moins de cinquante femmes.
D’autre part, le taux brut de mortalité, qui avait presque continûment baissé pendant quarante ans, augmente. Cette hausse n’est nullement due à une détérioration de la santé des Coréens du Sud puisque, dans le même temps, l’espérance de vie à la naissance continue de progresser, dépassant les 80 ans depuis 2008. Cela tient à l’arrivée à des âges avancés de générations plus nombreuses, au risque de mortalité plus élevé, ce qui accroit la proportion de décès au sein de la population.
• La fécondité continuant de diminuer (0,7 enfant par femme en 2023) et l’excédent migratoire n’étant, en moyenne, pas très élevé, la Corée du Sud enregistre une quatrième rupture qui se caractérise par une baisse de la population, soit un dépeuplement. Le pays atteint en effet en 2021 son maximum de population, 51,9 millions d’habitants, suivi d’une diminution.
La poursuite des évolutions démographiques constatées au début des années 2020 conduirait à une diminution accrue de la population, soit 45 millions en 2050, 40 millions en 2060 et moins de 35 millions en 2070 (figure 2). Une telle diminution enclenchée ne pourrait être ralentie, voire s’inverser, que par une remontée de la fécondité ou des apports migratoires importants. Et la remontée de la fécondité devrait être très élevée puisque les effectifs de femmes en âge de procréation sont appelés à continuer à baisser dans d’importantes proportions au moins jusque dans les années 2060.
Ce dépeuplement se caractériserait par un fort vieillissement de la population engendrant une pyramide des âges pratiquement inversée sachant que, déjà dans les années 2020, la pyramide des âges de la Corée du Sud a la forme d’une toupie, ce qui peut être illustré par quelques pourcentages : en 2023, les moins de 20 ans ne représentent que 15,4 % de la population et les 65 ans ou plus 18,4 %. La Corée du Sud compte donc plus de personnes âgées que de jeunes et, selon les projections, l’écart devrait se creuser.
Les facteurs de l’« implosion démographique »
Sans méconnaitre les logiques de longue durée propres à la démographie, l’expression qui vient à l’esprit pour illustrer l’évolution de la Corée du Sud est celle d’« implosion démographique », un phénomène que nous avions déjà annoncé possible il y a plusieurs décennies (3), alors que beaucoup craignaient encore une « explosion démographique ». Sachant que le moteur de l’implosion démographique de la Corée du Sud est incontestablement la diminution à un niveau extrêmement bas de la fécondité, ce sont les facteurs ayant provoqué cette baisse qu’il faut déceler.
Une première explication peut venir de la composition d’une société sud-coréenne où, par comparaison avec la plupart des pays occidentaux, la part des immigrés est faible. La fécondité en Occident bénéficie de l’apport de celle des personnes issues de l’immigration. Cet apport « naturel » issu de l’immigration parvient un peu à compenser la faible fécondité des natives. Toutefois, cette surfécondité relative des femmes issues de l’immigration de pays du Sud n’augmente la fécondité que de 0,1 ou 0,2 enfant par femme selon les pays occidentaux. Un apport migratoire, même conséquent, ne peut combler un écart de l’ordre de 0,8 enfant par femme, soit celui entre la fécondité de la Corée du Sud et le niveau moyen des pays occidentaux (1,53 enfant par femme en 2023).
Une autre explication pourrait être économique. Certains jeunes adultes peuvent considérer qu’il est nettement moins onéreux (et souvent jugé plus confortable) de rester célibataire et de vivre chez ses parents. Cette explication n’est pas à rejeter mais ne peut suffire parce que, d’une part, la Corée du Sud compte un PIB par habitant particulièrement élevé et, d’autre part, l’écart de fécondité entre la Corée du Sud et les pays occidentaux, où la question économique pour les jeunes adultes se pose quasiment dans les mêmes termes, est fort élevé. Il convient donc de chercher des explications non économiques.
Le premier facteur à prendre en considération tient à une attitude culturelle selon laquelle le mariage et la fécondité sont très liés. La Corée du Sud n’est en rien un pays comme la France, qui détient le record d’Europe en matière de proportion de naissances hors mariage, où le nouveau-né est socialement accepté, que ses parents soient ou non mariés. En Corée du Sud, la naissance d’un enfant en dehors du mariage est, comme dans la France des années 1950 ou 1960, jugée très négativement, d’où il résulte qu’il faut d’abord être marié avant d’envisager de concevoir un enfant. Puisque la procréation est fondée sur le mariage, la diminution des mariages entraine logiquement une baisse de la fécondité. Elle s’inscrit aussi dans un certain recul de la tradition des mariages arrangés, précédés de rencontres cérémoniales officielles entre les familles, et dans une évolution des mentalités favorable à des mariages d’amour. Dans ce cas, les rencontres pouvant permettre ces derniers sont peut-être difficiles à concrétiser, surtout lorsque l’on est très occupé à travailler en donnant priorité à sa carrière.
Un autre facteur s’explique par la hausse de l’âge au mariage, en partie liée à la prolongation des études : en 2005, la moitié des Sud-Coréennes étaient mariées avant l’âge de 25 ans ; quinze ans plus tard, en 2020, le recul est de 4 ans, donc à 29 ans. L’âge moyen des Coréennes au premier mariage est passé de 24,9 ans en 1992 à 31,3 ans en 2022. Cette hausse réduit inévitablement le nombre d’années pendant lesquelles la femme est en possibilité de procréer. En effet, sur le phénomène biologique de la baisse de la fertilité avec l’âge, aucun changement n’est intervenu. Il en résulte un nombre réduit d’années pendant lesquelles les femmes peuvent concevoir des enfants.
La baisse des mariages est un phénomène qui a récemment pris de l’importance. Parmi les femmes nées en 1973, la part de celles jamais mariées à 40 ans était d’environ 7,1 %. À cette époque, comme dans de nombreux autres pays, on considérait que le mariage était « universel », concernant donc la très grande majorité de la population. Mais, pour les femmes nées en 1983, la part des non-mariées à 40 ans a plus que doublé pour atteindre 19,3 %. Cette hausse peut s’expliquer par le fait que, pour les femmes en particulier, le mariage, et éventuellement la maternité qui s’ensuivrait, peuvent entrainer des difficultés à obtenir un emploi ou à progresser professionnellement. En outre, la liberté associée au célibat peut être plébiscitée par certaines femmes qui ne souhaitent pas assumer la responsabilité du ménage, d’un mari, et de la garde des enfants, d’autant qu’il leur faut éventuellement apporter de l’aide à leurs parents âgés. Les femmes coréennes semblent donc mal accepter le caractère conservateur de la société sur les rôles respectifs des femmes et des hommes.
Autre facteur de très faible fécondité, même les couples mariés voient leur aspiration à accueillir des enfants diminuer ou être retardée. Jusque dans les années 1950, 1960 et 1970, la procréation après le mariage était considérée comme une conséquence naturelle de la formation de la famille. Mais la proportion de couples mariés sans enfant âgés de 35 à 39 ans est passée de 2,2 % en 1990 à 8,6 % en 2022. La hausse de ce pourcentage montre que de plus en plus de femmes mariées restent sans enfant plus longtemps après le mariage.
Face à cette situation d’intense hiver démographique, les politiques publiques qui pourraient faire évoluer les comportements de nuptialité et de fécondité ne sont pas adaptées. Nombre de dirigeants politiques de Corée du Sud s’intéressent davantage à leurs luttes partisanes qu’à une réflexion prospective sur les effets à terme du dépeuplement, qui pourrait déboucher sur une politique familiale ambitieuse supposant une approche transversale prenant en compte l’ensemble des besoins.
Dépeuplement et géopolitique régionale
Cette situation conduit à s’interroger sur le conflit géopolitique toujours aigu que subit ce pays avec son voisin de Corée du Nord, avec qui il est toujours officiellement en guerre.
Dans le rapport de force militaire, il ne faut pas omettre la capacité des pays à mobiliser — comme l’exemple de la guerre d’Ukraine l’a, à nouveau, montré —, capacité relevant de ce que nous avons appelé la « loi du nombre » en géopolitique des populations (4). La Corée du Sud dispose à cet égard d’un avantage, mais ce dernier est contrebalancé par un handicap. L’avantage tient à ce que la Corée du Sud compte encore, dans les années 2020, une population nettement plus nombreuse que celle de la Corée du Nord — près du double, soit 50 millions d’habitants contre 26 millions. Mais cet avantage numérique est contrebalancé par une fécondité inférieure qui a déjà réduit relativement les générations masculines pour lesquelles le service militaire est obligatoire et qui sont mobilisables en cas de conflit ouvert. Depuis la fin des années 2020, la fécondité en Corée du Sud est devenue inférieure de moitié à celle de la Corée du Nord (1,7 enfant par femme en 2023). Il en résulte un vieillissement « par le bas » beaucoup plus intense et une minoration, qui va s’accentuer dans les prochaines décennies, des générations les plus utilisées en cas de conflit ouvert (les 18-39 ans).
Certes, les effectifs théoriquement mobilisables par la Corée du Nord sont aujourd’hui moindres que ceux de la Corée du Sud. Mais l’écart devrait se réduire en raison d’une fécondité beaucoup moins abaissée. Toutefois, la fécondité de la Corée du Nord est également basse et elle pourrait elle aussi entrainer à terme une diminution de sa population, à compter de 2032, après un plafond à 26,8 millions cette année-là. Et une telle baisse ne semble pas pouvoir être enrayée par des apports migratoires, la Corée du Nord n’étant pas un pays d’immigration. Avec un scénario selon lequel la Corée du Nord entrouvrirait ses frontières, comme l’a fait le Vénézuéla en 2018 et 2019, sa baisse de population pourrait s’effectuer plus tôt et être plus intense en raison de populations quittant un régime liberticide.
Au titre de la loi géopolitique du nombre, l’avantage relatif de la Corée du Sud par rapport à la Corée du Nord en termes de ressources humaines mobilisables pourrait se réduire sous certaines conditions, sans pour autant être remis en cause, sauf en cas de soutiens extérieurs possibles de la Russie ou de la Chine, comme lors de la guerre de Corée.
On ne peut exclure qu’une Chine de plus en plus présente en mer de Chine et qui aurait éventuellement conquis Taïwan, exerce une forte pression géopolitique sur une Corée du Sud qui, ceteris paribus, se trouverait en situation de déséquilibre démographique comme l’Ukraine vis-à-vis de la Russie. En outre, la Corée du Sud compte également un autre handicap dû à la faiblesse de ses diasporas, alors que celles-ci exercent souvent un rôle essentiel sur la vie géopolitique du pays d’origine et sur les rapports géopolitiques de ce pays avec les autres États. Enfin, rappelons que, en 1971, Pékin a succédé à Taïpei pour le siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, et Moscou n’a jamais renouvelé son boycott de 1950 du Conseil de sécurité. En conséquence, il semble extrêmement improbable que l’ONU validerait, comme en juillet 1950, une résolution autorisant une coalition à intervenir dans la péninsule en guerre. Même s’il existe, depuis 1954, un traité de défense mutuelle entre les États-Unis et la Corée du Sud, ce dernier pays agressé militairement par la Corée du Nord risquerait donc de se retrouver insuffisamment soutenu, notamment sans pouvoir bénéficier de résolutions favorables de l’ONU.
Des moyens géopolitiques se réduisant
Le poids géopolitique d’un pays dépend aussi des moyens économiques dont il dispose, pour le hard power comme pour le soft power. Or, la décroissance démographique de la Corée du Sud engendre non seulement une baisse de sa population active, mais aussi un vieillissement de cette dernière, deux évolutions qui peuvent peser négativement sur la dynamique économique. Certes, les effets du vieillissement de la population active sur cette dynamique sont sans doute moindres en Corée du Sud que dans un pays comme la France qui, ayant implicitement cru à une théorie selon laquelle l’emploi est un gâteau à partager, a multiplié les préretraites en considérant que les actifs âgés devaient quitter leur emploi pour donner leur place à des actifs jeunes. En effet, la Corée du Sud est un pays où l’on accorde une importance au respect et à la courtoisie envers les ainés. L’âge est souvent considéré comme synonyme d’expérience. La transmission du savoir-faire peut alors s’effectuer. On peut donc se demander si, dans ce contexte culturel de la Corée du Sud, le vieillissement de la population active ne limite pas les risques de perte d’efficience économique. Cependant, la baisse de la population active est de nature, ceteris paribus, à limiter la création de richesses et donc les moyens géopolitiques du pays.
Avec sa fécondité devenue la plus basse du monde, la Corée du Sud connait une implosion démographique, cumulant les effets de la diminution de la nuptialité et ceux de la procréation. De nombreux Sud-Coréens ne semblent plus considérer le mariage comme la condition d’une vie épanouie et, en cas de mariage, le fait d’avoir un enfant comme une joie. Cette implosion ne peut pas ne pas avoir d’effets géopolitiques, directs sur les ressources humaines utiles à la défense du pays dans un contexte régional tendu, et indirects par une moindre dynamique économique pouvant réduire les moyens de hard power comme de soft power.
Notes
(1) www.population-et-avenir.com
(2) La transition démographique correspond au passage d’un régime démographique de mortalité et de natalité élevées à un régime de basse mortalité, puis de faible natalité. Voir Gérard-François Dumont, Géographie des populations : concepts, dynamiques, prospectives, Paris, Armand Colin, 2023.
(3) Gérard-François Dumont, « De “l’explosion” à “l’implosion” démographique ? », Revue des Sciences morales et politiques, no 4, 1993 (https://rebrand.ly/aa5c7d).
(4) Gérard-François Dumont, « Un enjeu géopolitique essentiel de la démographie : la “loi du nombre” », Les Grands Dossiers de Diplomatie, no 51, juin-juillet 2019.
Gérard-François Dumont

