Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 18 décembre 2025

Chine : méthodes et enjeux d’une lutte informationnelle

 

Du point de vue de Pékin, dans quel cadre doctrinal s’inscrit la lutte informationnelle ? Quels sont les objectifs poursuivis à travers cette approche ? 

La réflexion stratégique et la lutte informationnelle en Chine font l’objet d’une élaboration conceptuelle extrêmement dynamique, puisqu’elle mobilise à la fois les administrations, les think tanks et les universités, avec un nombre considérable de publications scientifiques sur le sujet. L’un des écueils du prisme européen est de sous-estimer l’ampleur et la richesse de ces débats. Cela s’explique en partie par une traduction partielle des travaux produits en Chine et par l’opacité délibérée du système chinois. 

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de distinguer la « doctrine » de la « théorie ». La première implique une formalisation officielle et une adoption institutionnelle. Si dans le domaine de l’influence, il n’existe pas de doctrine officielle, de nombreuses théories sont activement discutées dans les cercles académiques et stratégiques. Par ailleurs, les chercheurs chinois, y compris les ingénieurs, les militaires et les universitaires, travaillent activement à théoriser les effets des réseaux sociaux, notamment afin de comprendre comment influencer l’opinion publique à travers ces plateformes. 

Le concept central qui oriente la pensée chinoise en matière d’influence informationnelle est celui de « front uni ». Il s’agit d’un concept ancien, dû à Lénine, que le Parti communiste chinois a ensuite repris, adapté, puis institutionnalisé après 1949. L’idée principale du front uni est de rallier à la cause du Parti ceux qui n’en sont pas membres et de neutraliser ceux qui pourraient devenir des adversaires potentiels. C’est une approche en cercles concentriques avec, au centre, le Parti lui-même ; puis les citoyens chinois non-membres du Parti ; ensuite, la diaspora ; et enfin, les sociétés étrangères. Dans chacun de ces cercles, l’objectif est de diffuser les discours et récits du Parti, tout en faisant taire l’opposition. Plus le cercle est proche du centre, plus le contrôle est étroit et stratégique.

En parallèle de ce concept fondamental se trouve la doctrine officielle, d’origine militaire, des « Trois guerres ». Elle renvoie à l’action non cinétique, c’est-à-dire qui n’implique pas de destruction physique, mais repose sur la manipulation des perceptions, des récits et du droit international, bien que ses applications concrètes restent encore opaques. Si cette doctrine a fait l’objet de nombreuses publications dans les années 2000, elle est beaucoup moins mobilisée aujourd’hui. Du point de vue de Pékin, il existe une continuité historique entre la guerre psychologique et la lutte informationnelle. Un segment émergent serait la « guerre cognitive », laquelle repose sur l’idée que les stratégies d’influence doivent prendre en compte le fonctionnement cognitif des individus — la manière dont le cerveau humain traite l’information — pour être efficaces. 

Pour mettre en œuvre cette vision à l’intérieur comme à l’extérieur, quels sont les principaux acteurs impliqués ? Vous avez évoqué en 2024 un risque de concurrence entre les différents organes : qu’en est-il réellement ? Quel est l’état de nos connaissances sur ce terrain ?

Nous commençons à avoir une connaissance relativement solide des acteurs chinois impliqués dans l’influence informationnelle, même si le système reste, dans l’ensemble, très opaque. L’architecture centrale est articulée autour des trois piliers du régime que sont le Parti, l’État et l’Armée. Cette tripartition n’est pas qu’organisationnelle : elle reflète des logiques opérationnelles distinctes et potentiellement concurrentes. Au sein du Parti communiste chinois, plusieurs organes jouent un rôle stratégique, notamment le département du Front uni, le département des Liaisons internationales et le département de la Propagande. Ces structures clairement identifiables sont chargées de la diffusion des contenus informationnels du Parti, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières. Du côté de l’appareil d’État, ce sont principalement les services de renseignement qui sont mobilisés, complétés par certains organismes spécialisés, comme le Bureau des affaires taïwanaises. Enfin, dans le champ militaire, d’autres structures encore prennent en charge les volets non cinétiques de la guerre. 

À mesure que l’on descend dans la hiérarchie politico-administrative chinoise, la lisibilité du système devient plus complexe. Quelques éléments demeurent néanmoins observables. Premièrement, on note une décentralisation significative par le biais d’acteurs situés au niveau des provinces, voire des districts, qui mènent leurs propres opérations informationnelles. Cette fragmentation pose la question de la cohérence stratégique globale : les grandes orientations sont fixées par Pékin, mais les applications locales varient fortement et ne sont pas systématiquement coordonnées.

Plus récemment, des écosystèmes locaux voués à la guerre informationnelle ont vu le jour. Ils sont orientés vers le cyber, comme le cas d’Anxun (I-Soon) l’a illustré : une entreprise chinoise de services informatiques, à l’origine spécialisée dans la sécurisation des activités numériques des entreprises nationales, qui a progressivement glissé vers des opérations offensives à l’étranger, notamment du vol de données. Cette mutation fonctionnelle illustre la porosité entre secteur privé et objectifs étatiques dans le contexte chinois. Ce type d’entreprises s’inscrit dans des réseaux locaux mêlant universités, laboratoires de recherche et administrations publiques. Les étudiants formés dans les universités sont directement recrutés, les recherches scientifiques sont mobilisées et les commandes proviennent parfois directement d’acteurs étatiques, comme le ministère de la Sécurité publique. Ce dernier peut ainsi externaliser des opérations cyber, afin de maintenir une dénégation plausible et ne pas apparaitre directement impliqué. 

Le dispositif global se compose ainsi d’une multiplicité d’acteurs publics et privés, civils et militaires, aux objectifs régionaux ou mondiaux. Ces objectifs peuvent être politiques, économiques, scientifiques ou techniques, etc. Cette diversité rend le système à la fois puissant et difficile à cartographier. L’un des risques majeurs, lorsqu’on analyse la Chine depuis l’extérieur, est donc de projeter une vision monolithique de « l’acteur chinois », alors que le système est beaucoup plus hétérogène qu’il n’y parait.

En parallèle de la publication de votre rapport « Les opérations d’influence chinoises : un moment machiavélien » (Irsem, 2021) (1), un tournant s’est opéré : des États ont pris conscience de la menace informationnelle chinoise. Ce sursaut défensif a-t-il freiné l’efficacité des campagnes d’influence menées par Pékin ?

Paradoxalement, la première limite aux opérations d’influence chinoises, c’est la Chine elle-même. Dans la majorité des cas, ces campagnes sont mal conçues, mal exécutées et peu coordonnées. Elles comportent souvent des erreurs techniques grossières, qui les rendent aisément détectables, y compris par des observateurs non spécialistes. Cela dit, il arrive aussi que la Chine mette en œuvre des opérations beaucoup plus sophistiquées, clandestines et difficilement traçables. Ce contraste soulève une question centrale : comment expliquer la coexistence d’opérations très abouties, mais rares, et d’un grand nombre d’opérations bâclées ?

L’explication réside en partie dans le fonctionnement interne de la bureaucratie chinoise et ses pathologies structurelles. Qu’il s’agisse d’acteurs étatiques, de structures du Parti ou de sous-traitants privés, les commanditaires chinois ne se préoccupent que très peu de l’efficacité réelle des campagnes. Ce qui compte avant tout, ce sont les indicateurs de production. Le système d’évaluation des cadres chinois, par exemple au sein du département de la Propagande, repose majoritairement sur des critères quantitatifs, comme le nombre d’opérations lancées dans l’année et non sur leur qualité ou leur impact réel. Cette logique de « performance administrative » prime sur l’efficacité opérationnelle. Même en cas d’échec manifeste ou d’erreurs grossières, il n’y a pas forcément de retour critique ni de correction. Cette logique rappelle, à bien des égards, le fonctionnement bureaucratique soviétique durant la guerre froide.

Par exemple, en 2023, afin de promouvoir un documentaire à la gloire de la gouvernance de Hong Kong après les manifestations de 2019-2020, les autorités chinoises ont affirmé que le documentaire Spring, Seeing Hong Kong again avait reçu un prix lors d’un prétendu Festival du film de Prague. Or, le festival en question est fictif et le faux site pragois conçu pour l’occasion comportait une erreur grossière (l’apparition d’un message de cookie en chinois) trahissant son origine. Le défaut n’a jamais été corrigé, signe que l’objectif de persuasion réelle importait peu et que la simple existence de l’opération suffisait à remplir les critères bureaucratiques internes. 

Cette logique bureaucratique permet de comprendre la dissonance actuelle entre, d’une part, une masse d’opérations visibles, maladroites, facilement détectées, et d’autre part, quelques campagnes beaucoup plus discrètes, techniques, et donc bien plus redoutables.

Le parallèle avec les méthodes de Moscou est régulièrement établi, au point d’évoquer une « russification » des modes opératoires chinois. Toutefois, des points de divergence existent entre les deux approches. Quels sont-ils ?

Les Chinois ont beaucoup puisé dans le répertoire d’actions russe, de même que les Russes sont fascinés par certains succès chinois, par exemple en matière de contrôle de l’Internet. Les deux pays souffrent également de difficultés de coordination interne similaires. Dans les deux cas, divers acteurs lancent des opérations informationnelles souvent mal coordonnées. Lorsque l’on fait face à des régimes autoritaires, la tendance est souvent de surestimer leur capacité à centraliser, contrôler et rationaliser l’action. Or, l’autoritarisme n’implique pas nécessairement une bureaucratie efficace ni une stratégie cohérente. 

Mais cette dynamique d’apprentissage mutuel ne doit pas masquer des différences profondes. L’un des écarts majeurs concerne le rapport à la main-d’œuvre. Les acteurs chinois s’appuient sur une masse humaine bien plus importante que leurs homologues russes, tout simplement parce qu’ils en ont les moyens démographiques. Cette approche quantitative reflète une conception différente de l’influence informationnelle. La seconde différence notable concerne la maitrise des environnements informationnels étrangers. Sur ce point, les opérations russes sont nettement plus fines, grâce à une connaissance plus poussée des dynamiques médiatiques locales qu’ils mobilisent afin d’adapter leurs récits et de renforcer leur efficacité. À l’inverse, les acteurs chinois témoignent d’une certaine naïveté, voire d’une méconnaissance des contextes culturels, politiques ou médiatiques dans lesquels ils opèrent.

Un exemple parlant concerne le continent africain. Les Russes s’efforcent d’ancrer leur discours dans l’actualité locale, en exploitant des événements ou des tensions spécifiques, qu’ils relient habilement à une vision critique de l’ordre international. Les Chinois, en revanche, ont tendance à parler principalement d’eux-mêmes. Leurs messages se focalisent sur les succès du modèle chinois, les critiques des États-Unis ou du libéralisme, sans prendre en compte les réalités politiques et sociales locales. Cette approche autoréférentielle limite leur efficacité persuasive, en particulier lorsqu’ils s’adressent à des publics éloignés de leur culture politique. Elle révèle une forme d’ethnocentrisme informationnel qui constitue un angle mort stratégique majeur.

En résumé, si les deux puissances partagent une volonté de projection informationnelle et recourent à des méthodes parfois similaires, les Chinois souffrent encore d’un déficit de sophistication stratégique, là où les Russes se montrent plus tactiques et mieux informés des terrains ciblés. 

À l’avenir, quel rôle pourrait jouer l’IA générative dans les campagnes de désinformation chinoises ?

Lorsqu’on parle d’influence, ce qui caractérise encore fortement la stratégie chinoise, c’est l’importance accordée aux réseaux humains. Bien sûr, la Chine mène activement des opérations informationnelles numériques, mais elle continue de s’appuyer grandement sur des canaux non numériques, comme les médias traditionnels ou les relations interpersonnelles. Cette hybridation des modes opératoires constitue une spécificité chinoise qui mérite d’être analysée.

Un exemple particulièrement révélateur de cette méthode est celui des musées Guimet et du Quai Branly. Récemment, une controverse a éclaté à propos de la désignation du Tibet, que certaines institutions ont accepté, conformément aux attentes de Pékin, de renommer « Xizang » — le nom administratif utilisé par Pékin. Le musée du Quai Branly a finalement renoncé à cette appellation, tandis que le musée Guimet l’a maintenue. Officiellement, la direction du musée affirme ne subir aucune pression de l’ambassade de Chine, mais force est de constater que cette décision épouse parfaitement la propagande de Pékin et défend son point de vue au détriment de celui de minorités opprimées. Ce type de stratégie révèle la logique chinoise consistant à influencer indirectement, par des réseaux humains. Il s’agit d’une forme de « capture cognitive » des institutions culturelles occidentales. Le dispositif n’est pas numérique en l’espèce, mais produit des effets concrets dans le champ informationnel, notamment sur notre manière de nommer les choses, donc de les penser.

La Chine commence néanmoins à intégrer de plus en plus l’intelligence artificielle générative dans ses campagnes d’influence. De nombreux contenus textuels et visuels générés par IA, intégrés dans des discours pro-Pékin, circulent déjà : par exemple, des images trafiquées ou entièrement synthétiques destinées à illustrer ou amplifier des récits, des vidéos manipulées ou encore des textes automatisés diffusés massivement sur les réseaux sociaux. Pour l’instant, l’impact de ces contenus reste encore relativement limité, mais la tendance montre que les capacités techniques se développent, que les outils se perfectionnent et que les campagnes sont appelées à devenir de plus en plus crédibles et indétectables.

L’enjeu crucial réside dans la convergence anticipée entre sophistication technologique et apprentissage stratégique. Nos systèmes de détection, nos réflexes critiques et nos institutions ne sont pas encore prêts à faire face à la généralisation de la désinformation automatisée. À terme, l’IA générative pourrait devenir un amplificateur majeur des opérations informationnelles chinoises.

Vous évoquiez sur le plateau de Xerfi Canal en 2024 un effondrement de l’image de la Chine dans l’opinion publique mondiale, en partie lié à sa stratégie offensive en matière de désinformation. Dans quelles régions ce constat est-il particulièrement visible ? Est-ce un paramètre que le Parti communiste chinois pourrait considérer ?

La dégradation de l’image de la Chine est particulièrement marquée dans les pays développés. Elle est manifeste en Europe, très nettement en Amérique du Nord, mais aussi au Japon et en Corée du Sud. Dans d’autres régions du monde, la tendance est bien moins prononcée, voire absente. Les conditions de mesure de l’opinion publique déterminent également ces résultats. Dans certains pays autoritaires — où les canaux d’expression sont restreints, comme en Birmanie — il est moins évident d’évaluer les perceptions vis-à-vis de Pékin. 

À ce jour, rien ne laisse penser que Pékin accorde une grande importance à la dégradation de son image dans l’opinion publique mondiale. La stratégie chinoise semble reposer sur le pari consistant à s’assurer le soutien des élites politiques et économiques, bien plus que celui des populations. Autrement dit, le Parti communiste chinois ne cherche pas prioritairement à séduire les opinions publiques étrangères, mais plutôt à établir des relations d’influence, de dépendance ou de coopération directe avec les gouvernements ou les classes dirigeantes. 

Note

(1) Rapport coécrit avec Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’IRSEM (https://​www​.irsem​.fr/​r​a​p​p​o​r​t​.​h​tml).

Alicia Piveteau

P. Charon

areion24.news