Désinformation. Le terme est partout, souvent accompagné de « fake news », « manipulation », « guerre de l’information », « propagande »… et d’autant de mots que l’on a un temps mis de côté, et que l’on réutilise désormais sans toujours en maitriser le sens, la profondeur et les contours. Le terme de désinformation lui-même met en lumière différentes réalités, mais également de nombreux enjeux et dangers liés.
Si l’on parle autant de désinformation aujourd’hui, c’est parce que nous pouvons toutes et tous en être cibles et acteurs. Parce que nous sommes toutes et tous connectés et potentiels relais. Tantôt victimes, tantôt relayeurs volontaires ou par erreur, nous manipulons l’information ou en subissons les conséquences. C’est ainsi que la mésinformation et la désinformation, termes sur lesquels nous reviendrons plus précisément ensuite, apparaissent aujourd’hui et pour la deuxième année consécutive, en tête des risques mondiaux à court terme selon le World Economic Forum dans son Global Risks Report 2025 (1).
Cela ne veut cependant pas dire que le phénomène est nouveau. Si l’information a depuis toujours été manipulée, les évolutions technologiques de ces dernières décennies en transforment l’ampleur et la gravité. Internet, les réseaux sociaux, l’intelligence artificielle, multiplient la dimension et la viralité du phénomène, depuis qu’il est possible de toucher tout le monde, tout le temps et en simultané. Pour mieux comprendre le phénomène, ses enjeux, mais aussi les questions qu’il pose et les moyens de lutter, il faut commencer par en saisir les contours, les différentes dimensions, mais aussi les réalités qu’il englobe. Aussi, parler de désinformation, c’est d’abord s’inscrire dans la réalité d’une époque où l’information est devenue une arme redoutable, arme qui permet d’agir sur ce que l’on a de plus humain et de plus intime : nos perceptions, nos opinions et nos croyances.
Selon la définition de David Colon, spécialiste et chercheur sur ces questions, « la guerre de l’information est aujourd’hui une guerre totale, qui implique toutes les dimensions de notre société et de notre existence, que nous en soyons conscients ou non » (2) . Cette guerre de l’information désigne ainsi le recours à l’information comme à une arme, « pour infliger un dommage à son adversaire ou le soumettre à sa volonté ». Au cœur d’une guerre où tous les coups informationnels sont permis, l’information est manipulée pour agir directement sur les perceptions et les opinions. C’est alors la vérité qui est, à coup sûr, la grande perdante à la fin.
Alors même que le terme de désinformation est celui qui revient le plus souvent, les manipulations de l’information sont en fait composées de différentes facettes et se présentent sous différentes formes : désinformation, mésinformation et malinformation.
• La désinformation, au cœur de notre sujet, pourrait être définie comme étant la diffusion volontaire et intentionnelle d’une fausse information. Désinformer, c’est ainsi diffuser sciemment de fausses informations dans le but d’induire en erreur, voire de nuire ou porter préjudice. Deux éléments indissociables et complémentaires ici : le caractère inexact de l’information d’une part, et la connaissance du fait que l’information en question est fausse d’autre part (l’aspect volontaire et intentionné de l’action, donc).
• La mésinformation — concept que l’on utilise nettement moins mais qui met pourtant plus précisément en lumière une réalité essentielle et extrêmement répandue — correspond à la diffusion involontaire d’une fausse information en pensant qu’elle est vraie (ou du moins en ignorant qu’elle est fausse), sans intention directe d’induire en erreur. Il n’y a donc pas de volonté de nuire, ni de conscience du caractère désinformateur ici. Une publication repartagée rapidement, une information réutilisée sans mauvaise volonté, une image réalisée par intelligence artificielle transmise en pensant qu’elle est vraie… La mésinformation est très présente et difficile à contrer. Difficile aussi de lutter contre, si l’on part du principe qu’il n’y a pas de mauvaise intention ou mauvaise volonté, et donc une responsabilité bien différente de celle qui pèse sur la personne qui a volontairement choisi de diffuser le faux ou d’induire en erreur.
• La malinformation, enfin, se distingue par son caractère véridique. Il s’agit de l’utilisation d’une information qui est vraie pour induire en erreur, nuire ou porter préjudice à une personne, un acteur, une organisation ou un pays. Il y a donc une intentionnalité, sans recours à une fausse information mais par le détournement d’une information qui repose bien sur des faits.
• Enfin, le terme de « fake news » (ou infox, en français) que l’on peut lire partout, correspond à une information mensongère, délibérément biaisée, diffusée par un média ou un réseau social.
Ces différentes formes de manipulations de l’information se distinguent par ces critères de véracité ou non de l’information initiale et de conscience et donc de volonté, ou non, d’induire en erreur. Tout cela prend place dans un monde dans lequel — et il est possible de largement le regretter tout en le constatant — ce qui compte n’est plus ce qui est vrai, mais ce qui est cru. Un monde dans lequel ces manipulations de l’information viennent prendre vie dans un contexte plus global marqué par le jeu des stratégies d’influence — l’influence pouvant être définie comme l’action d’un acteur A sur un acteur B pour amener ce dernier à agir dans un sens qui est favorable au premier.
Pour cela, l’acteur A vient agir sur les perceptions de l’acteur B, qui modifiera ses attitudes et comportements en fonction, sans y avoir été contraint.
Guerre de l’information et guerre cognitive
Plus largement, le concept de « guerre cognitive » est lui aussi de plus en plus évoqué. Rien de nouveau là non plus, mais l’utilisation du concept réapparait sans qu’il ne soit toujours maitrisé, tant ce dernier est complexe et englobant. La guerre cognitive, c’est le cerveau comme ultime champ de bataille. Une guerre non conventionnelle qui cherche à altérer les mécanismes de compréhension du monde réel et de prise de décision, pour déstabiliser ou paralyser un adversaire. Plus simplement, quand la guerre de l’information se concentre sur le « quoi ? » (l’information, ce que l’on se transmet), la guerre cognitive va plus loin et se concentre sur le « comment ? » (3) (ce que l’on fait de l’information, comment on la digère et on l’assimile jusqu’à en faire une connaissance). Ce n’est plus seulement ce qui nous arrive qui est visé, mais ce que l’on en fait et le processus qui nous permet justement d’en faire quelque chose. Un objectif final : agir sur le cerveau « ennemi » et « casser » sa chaine de décision, sa capacité de comprendre, d’agir et de choisir, par tous les moyens, qu’ils soient anciens ou nouveaux. Tout cela pour gagner la guerre sans avoir à combattre.
Pour résumer, et selon Bernard Claverie, psychologue et physiologiste, spécialiste de sciences cognitives appliquées : « S’il faut donner une définition, on peut dire que la guerre cognitive est a minima un domaine de recherche — et vraisemblablement une manière de contribuer à préparer et conduire la guerre ou des actions hostiles —, mis en œuvre par des acteurs étatiques ou non étatiques. Elle recouvre les opérations cherchant à déformer, empêcher ou annihiler les mécanismes de pensée de l’adversaire, la conscience de sa situation et sa capacité de décision, par une approche scientifique et en usant de moyens technologiques, en particulier numériques. » (4)
La définition de ces termes permet une meilleure compréhension de la dimension et de l’ampleur du phénomène et des risques liés. D’abord parce qu’ils renvoient, nous le comprenons, à ce que l’on a de plus humain : ce que l’on pense et ce que l’on est. Ensuite parce qu’ils s’appuient directement sur nos biais cognitifs, et qu’ils viennent ainsi toucher notre mode de fonctionnement, notre intuition et nos émotions. C’est ce qui rend la problématique aussi passionnante, complexe, et vaste : si le sujet n’est pas nouveau, il s’impose aujourd’hui à nous plus fortement par la puissance que lui ont donné les nouvelles technologies, alors même que l’enjeu majeur et la réponse sont pourtant et avant tout profondément humains.
Comprendre la désinformation, c’est aussi se pencher sur ses grandes dimensions et mieux percevoir ses contours. C’est d’abord avoir conscience de la capacité et de la facilité à créer du faux. Parce que cela va vite et coûte peu, parce qu’il est plus simple et rapide de produire du faux que d’étayer du vrai, parce qu’il ne s’agit « que de mots » mais que l’impact peut pourtant être immense. C’est ensuite avoir conscience du danger. Il ne réside pas tant, ou du moins pas seulement, dans le fait de pouvoir créer de fausses informations, mais bien dans la capacité de diffusion instantanée et massive de ces dernières. Une information, aussi fausse soit-elle, qui ne touche personne, n’aura que très peu d’impact. Si par contre elle touche d’un coup des centaines de milliers voire des millions de personnes, elle viendra rapidement créer du doute, de la méfiance, en propageant largement des informations inexactes, voire totalement fausses. Le problème ici : la rapidité de la diffusion, conséquence de la très grande viralité des fausses informations. D’autant que ce qui était rapide hier l’est encore plus aujourd’hui et le sera bien davantage demain, tant l’intelligence artificielle vient faciliter le travail et la capacité, non seulement à créer mais pire encore à manipuler des algorithmes et massifier des diffusions de contenus, et ainsi induire en erreur plus rapidement et largement.
Temps, nuance, confiance sont trois mots clefs qu’il convient de considérer si l’on souhaite mieux comprendre, mesurer l’impact mais aussi et surtout réfléchir aux solutions pour faire face à la désinformation.
Le rapport au temps et à l’instantanéité
Au-delà des outils dont nous avons parlé plus haut et qui sont venus réinventer notre rapport à l’information, c’est finalement notre rapport au temps qui donne à la désinformation l’ingrédient manquant pour en faire un problème sociétal plus global. Alors même que nous semblons avoir plus de temps libre que nous n’en n’avons jamais eu, que les progrès sociaux permettent de placer le loisir au cœur de nos vies et de nos emplois du temps, nous n’avons jamais été aussi pressés et dans l’urgence. Nous n’avons jamais eu autant l’impression de ne pas avoir de temps. C’est ce temps qui devient alors notre bien le plus précieux, et toute une économie de l’attention qui se crée autour. L’objectif des médias, des chaines d’information, des réseaux sociaux : que se pose, un instant, notre attention. Venir donc, dans un flot massif et ininterrompu d’informations continues, retenir le peu d’attention qu’il nous reste.
Dès lors, un cercle vicieux se met en place : trop d’informations (surcharge informationnelle), une incapacité à tout absorber et digérer et un sentiment d’être dépassé par ce « trop, tout le temps » (surcharge cognitive), et donc une tendance à aller vers les informations qui retiennent le peu d’attention qu’il nous reste (chargées émotionnellement, polarisantes, aux titres accrocheurs…). À la fin, une multiplication des risques de désinformation, mais surtout trop peu de place laissée à l’information qui compte.
Dans tout ce bruit, le difficile entre-deux de la nuance
Puisque tout est « trop, tout le temps », et qu’il faut fournir et sur-informer pour ne pas mourir, comment faire encore de la place à ce qui demande du temps ? La nuance, comme la vérité, est à n’en pas douter dans l’équipe perdante du combat actuel. Parce que cette évolution du rapport au temps et à l’instantanéité ne laisse pas de place aux avis mesurés, nuancés. Parce que l’on n’est plus, ou de moins en moins, dans une volonté de comprendre mais bien dans une volonté d’être au courant, même en surface, et de ne rien manquer. Être informé, de tout, quitte à ne plus rien savoir vraiment. Alors tous les points de vue sont mélangés et tous se valent, peu importe de qui ils viennent et par quel moyen ils nous parviennent.
Le problème est que cela favorise les opinions qui s’opposent, la polarisation, une position ou son opposé. Jamais celle du milieu. Le risque ? Raccourcir les mots, raccourcir les articles, raccourcir les échanges, raccourcir les analyses et finalement, pas par volonté mais par manque de temps, il n’est plus possible de fournir une information qualitative alors que seule la quantité compte. Même sans volonté de déformer ou de manipuler l’information, on l’abime puisque l’on ne parvient plus à la préserver.
Confiance et défiance
Enfin, c’est une question de confiance, et de défiance, qui est au cœur à la fois du problème et de la réponse. Avoir confiance en quelque chose ou en quelqu’un, c’est redonner du poids et de la force à l’information qu’il nous transmet. Choisir de croire en quelque chose, d’avoir confiance en un système, une institution, c’est décider de ne pas douter de tout. Or, la désinformation se propage davantage lorsque la confiance se réduit et que la défiance grandit : nous devenons aptes à douter de tout et ne plus croire en rien. À ce moment-là, la vérité n’est plus un mot-clef auquel on peut encore se raccrocher : il n’y a plus de consentement autour de son existence, et pire encore, de volonté qu’elle existe.
Cette citation, empruntée à Hannah Arendt et issue d’un entretien sur la question du totalitarisme en 1974, résume parfaitement l’enjeu : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. » Le risque est donc clair : sans confiance et sans capacité de croire, il n’y a pas de démocratie qui tienne.
Il y a, pour conclure, une question de posture dans ce monde qui est, et dans celui qui sera, si les choses se poursuivent dans cette voie : un monde où dire vrai ne suffit plus à être cru, où les contenus générés à l’intelligence artificielle deviendront plus nombreux sur Internet et sur nos réseaux sociaux que les contenus directement créés par l’humain. Un monde, enfin, qui nous amènerait à devoir repenser tout notre rapport à l’information et ainsi ne plus partir du principe qu’une information qui nous parvient est vraie avant de vérifier si elle n’est pas fausse, mais d’abord penser qu’elle est fausse avant de vérifier si elle n’est pas vraie.
Un monde, aussi, où il faut d’urgence et dès à présent prendre conscience de son rôle d’acteur et ainsi (ré)apprendre à consommer l’information comme nous apprenons à mieux manger. Les défis posés sont nombreux et directement rattachés à des questions qui dépassent largement le sujet en lui-même : la place de la vérité et la volonté qu’il y en ait encore une, la capacité de ne pas opposer liberté d’expression et lutte contre la désinformation, la capacité aussi de vouloir et de pouvoir encore vivre ensemble. La protection, la sensibilisation, la formation de la population. Non pas pour dire ce qu’il faut penser ou non, mais pour préserver sa capacité à le faire pleinement, réellement et librement. Pour que vive notre démocratie.
Notes
(2) D. Colon, La Guerre de l’information : les États à la conquête de nos esprits, Tallandier, 2023.
(3) Explication largement développée par Baptiste Prébot, docteur en cognitique, à l’occasion d’une visioconférence sur la guerre cognitive. Compte rendu accessible sur LinkedIn (https://rebrand.ly/gu6mieb).
Chloé Debiève