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mercredi 22 octobre 2025

Le Kuomintang change de visage, l’instabilité politique croît à Taïwan

 

Le Kuomintang (KMT, 國民黨), principal parti d’opposition de Taïwan, s’est choisi un nouveau président samedi 18 octobre en la personne de Cheng Li-wun (鄭麗文), une femme de caractère de 55 ans qui, favorable à un dialogue avec Pékin, compte insuffler un sang neuf dans ce parti sclérosé et surtout représente un réel défi pour le Parti démocratique progressiste (PDP, 民進黨) au pouvoir mais fragilisé.

Sitôt élue, Cheng Li-wun a appelé le PDP à « cesser de jouer la carte anti-Chine » pour « manipuler les élections » et rejeté le fait que son parti nationaliste serait contrôlé par Pékin. « J’exhorte le PDP à ne pas semer la haine ou la division et à cesser de jouer la carte anti-communiste et antichinoise dans le seul but de manipuler les élections et de mener des luttes politiques internes, » a-t-elle proclamé dans son discours de victoire au siège du KMT à Taipei.

Sa victoire, avec 50,15% des voix, est une surprise. Cette ancienne députée a aisément battu cinq autres candidats, dont son principal concurrent, le maire de Taipei depuis deux mandats, Hau Lung-bin (郝龍斌), qui était donné largement favori car bien plus connu de la population et acteur chevronné de la politique mais qui n’a recueilli que 35,85% des suffrages.

« Nous devons faire preuve de la plus grande sincérité et de la meilleure volonté possible pour apaiser les tensions et les divergences entre les deux rives du détroit et garantir qu’il n’y ait plus de guerre dans le détroit de Taiwan, » a-t-elle proclamé. « Je pense que c’est une responsabilité partagée par tous les partis politiques de Taïwan, » a-t-elle ajouté.

Dans ces propos, le ton est donné : fidèle à la ligne politique suivie par le Kuomintang, Cheng Li-wun fait sienne l’idée que Taïwan et la Chine populaire constituent ensemble une seule entité chinoise et donc un seul pays, un concept rejeté par le PDP pour qui l’île représente une entité distincte de la République populaire de Chine et de facto un pays souverain, d’ailleurs doté de son propre gouvernement, de ses forces armées, d’une justice indépendante et d’une presse libre.

Ce concept d’une seule Chine partagé par le Parti communiste chinois (PCC) et le KMT est basé sur le « consensus de 1992, » un accord tacite auxquels étaient parvenus des représentants de Pékin et de Taipei lors d’une rencontre informelle à Hong Kong. Les deux parties s’étaient entendues pour reconnaître que l’île de Taïwan et le continent chinois font partie d’une seule et même Chine – libre à chacun de considérer de quelle « Chine » il s’agit. Pour Pékin, il s’agit de la République populaire de Chine et pour Taipei, la République de Chine.

La Chine félicite Cheng Li-wun qui veut rencontrer Xi Jinping

La réaction de Pékin à cette élection surprise ne s’est pas fait attendre : dans un message de félicitations adressé dès le lendemain à Cheng Li-wun, le président chinois Xi Jinping lui-même en a profité pour lancer un appel à faire avancer la « réunification. » Dans un message « publié en sa qualité de chef du Parti communiste chinois, » Xi Jinping a ajouté que les deux partis devaient renforcer leur « base politique commune [afin] d’unir la grande majorité de la population taïwanaise pour approfondir les échanges et la coopération, stimuler le développement commun et faire progresser la réunification nationale. »

Pressée de questions sur les liens avérés entre certains responsables du KMT et les autorités communistes de Pékin régulièrement dénoncés par le PDP, sa nouvelle présidente a choisi l’ironie, estimant qu’il s’agissait là d’« étiquettes très faciles. » « À chaque élection, ils s’empressent d’apposer des étiquettes rouges « anti-Chine » et « antichinoises » [sur le KMT], ce qui ne fait rien pour faire avancer Taïwan, » a-t-elle déclaré.

Lors d’un débat télévisé le 11 octobre dernier, la nouvelle présidente du KMT avait déclaré que l’une des missions de son parti serait de rétablir la paix entre le KMT et le PCC et s’était dit prête, si elle était élue, à rencontrer Xi Jinping. Une telle rencontre, si elle ne serait pas une première entre les chefs des deux partis, constituerait néanmoins une véritable bombe politique dans le fragile univers d’une démocratie taïwanaise bien vivante mais tourmentée.

L’élection surprise de Cheng Li-wun intervient en effet dans une atmosphère de polarisation extrême à Taïwan sur le principal enjeu politique d’aujourd’hui : quelle approche adopter face aux menaces et incessantes manœuvres d’intimidation menées par le régime communiste chinois contre cette île lilliputienne (à peine plus grande que la Belgique) peuplée de 23,5 millions d’habitants face aux immensités de la Chine populaire et ses 1,4 milliard d’habitants.

Négocier ou non avec Pékin, le véritable enjeu pour Taïwan

Pour le PDP et son président Lai Ching-te, il n’est pas question d’ouvrir des négociations sous la contrainte avec Pékin pour une éventuelle « réunification » dont, selon tous les sondages les plus récentes, une large majorité de Taïwanais ne veut pas et qui équivaudrait à une capitulation.

Les innombrables opérations de menaces militaires menées par l’Armée populaire de libération (APL) ces dernières années ont accentué ce sentiment. Mais émerge aussi, à la faveur des opérations incessantes de désinformation visant à décrédibiliser le gouvernement actuel, une certaine lassitude dans l’opinion publique envers le PDP, en particulier au sein de la jeunesse dont une partie rêve d’un renouveau en dehors des formations politiques actuelles.

Dès l’annonce de sa victoire, Huang Kuo-chang (黃國昌), président du petit parti d’opposition Taiwan People’s Party (TPP), a déclaré qu’il espérait que le TPP et le KMT approfondiraient leurs échanges, renforceraient progressivement leur confiance mutuelle et établiraient un modèle de gouvernance de coalition.

Le porte-parole du PDP, Wu Cheng (吳崢), a déclaré dans un communiqué de presse que son parti espérait que le KMT ferait passer l’intérêt national avant les intérêts du parti et collaborerait pour relever les défis actuels en matière de sécurité nationale posés par les ingérences de la Chine.

Née en 1969, Cheng Li-wun a été députée de 2008 à 2012 puis de 2020 à 2024, de même que porte-parole du gouvernement de 2012 à 2014 sous l’administration KMT de l’ancien président Ma Ying-jeou (馬英九) de 2008 à 2016. Entrée en politique en tant que membre du DPP, elle avait alors condamné le « régime impitoyable et totalement cruel » de l’ancienne dictature du KMT. Elle avait cependant quitté le PDP en 2002 pour rejoindre le KMT en 2005.

Cette critique du KMT fait référence à la période funeste connue sous le nom de « terreur blanche » (白色恐怖) marquée par des milliers d’exécutions sommaires au sein de la population taïwanaise qui avait suivi l’arrivée à Taïwan en 1949 du général Chiang Kaï-shek et de ses troupes. Ce dernier avait trouvé refuge à Taïwan face à l’avancée de l’armée de Mao Zedong qui, le 1er octobre de la même année, créa la République populaire de Chine.

« Elle a passé du temps au sein du DPP et affiche désormais sa haine envers ce parti. À l’avenir, elle est susceptible de mener le KMT vers une voie plus radicale, » estime Liu Jia-wei (劉嘉薇), professeur au département d’administration publique et de politique de l’université nationale de Taipei, cité par la presse taïwanaise.

Diplômée de la faculté de droit de l’Université nationale de Taiwan (NTU), Cheng a été active dans les mouvements étudiants pendant ses études à la NTU et a participé au mouvement étudiant Wild Lily, un sit-in pro-démocratique organisé en 1990 à Taipei pour faire pression sur l’administration du KMT alors au pouvoir afin qu’elle instaure des élections directes et une démocratisation plus large.

Elle est également titulaire d’une maîtrise en relations internationales de l’université de Cambridge au Royaume-Uni et d’une maîtrise en droit de l’université Temple aux États-Unis. Elle succède le 1er novembre au président sortant Eric Chu (朱立倫) pour un mandat de quatre ans.

Le président taïwanais Lai Ching-te a été élu en janvier 2024 avec une courte majorité de 40,1% des voix mais son parti avait en même temps perdu la majorité au parlement avec 51 sièges contre 52 pour le KMT qui, avec l’appui de petits partis, s’oppose au parlement aux projets de loi gouvernementaux les plus importants, dont tout particulièrement celui concernant la défense.

Vers une confrontation plus chaotique entre la majorité et l’opposition

L’élection de Cheng Li-wun augure une confrontation encore plus musclée entre le KMT et le PDP. Lai Ching-te qui avait succédé à Tsai Ying-wen, est la bête noire de Pékin qui le considère comme un « dangereux sécessionniste. » Cible privilégiée et constante de la machine de désinformation chinoise qui le tourne en ridicule, il avait par le passé prôné l’indépendance formelle de Taïwan, un casus belli pour les autorités chinoises.

Avec Cheng Li-wun, le KMT souvent critiqué pour sa direction vieillissante trouvera l’image nouvelle d’une femme relativement jeune, connue pour son franc-parler et au caractère bien trempé qui pourrait séduire une partie de la jeunesse.

« Cheng incarne une énergie nouvelle et fait preuve d’un esprit combatif. Elle est donc considérée comme capable de mener le KMT vers une nouvelle ère, » souligne Philip Yang, directeur général du groupe de réflexion Taipei Forum, cité dimanche 19 octobre par le quotidien de Singapour Straits Times.

Le KMT, vieux de 130 ans – le plus ancien d’Asie de l’Est –, a perdu trois élections présidentielles consécutives face au PDP au pouvoir depuis 2016, mais plusieurs analystes estiment que ses partisans voient en elle une possibilité pour le KMT de renouveau et d’élargir sa base électorale.

« Le KMT doit désormais réfléchir sérieusement à la manière dont il va élargir sa base de partisans, en particulier parmi les jeunes, les électeurs modérés et les femmes, » a-t-il ajouté.

Cheng Li-wun, la deuxième femme à être élue à la tête du KMT, après Hung Hsiu-chu (洪秀柱) qui a occupé ce poste de 2016 à 2017, projette l’image d’une femme qui n’a jamais fait partie de l’élite du KMT retranchée sur des idées anciennes. Très télégénique, elle « incarne le changement et les aspirations du parti, » explique encore Philip Yang.

« Elle est considérée comme très pro chinoise, ce qui aura probablement un impact sur les questions législatives telles que le budget de la défense de Taïwan, » estime Chen Shih-min, analyste en sciences politiques à l’Université nationale de Taïwan.

« Elle critique ouvertement les projets de M. Lai visant à augmenter considérablement le budget de la défense, ce qui mettrait le parti en désaccord avec les États-Unis, Washington souhaitant que Taipei consacre davantage de moyens à sa propre défense, » précise-t-il, cité par le Straits Times.

Le président Lai Ching-te a fait de l’augmentation du budget de la défense l’une de ses priorités. Il devrait ainsi dépasser le seuil de 3 % du PIB en 2026 et 5 % d’ici 2030. Le ministère planche sur un budget exceptionnel sur sept ans, séparé de son budget annuel, d’un montant compris entre 800 milliards et 1.000 milliards de dollars taïwanais (26 milliards et 32 milliards de dollars).

Le budget de la défense, principale pomme de discorde

Le budget de la défense de Taïwan pour 2025 est de 21,8 milliards de dollars, soit 2,45 % du PIB, à comparer avec celui de la Chine continentale qui est de 254 milliards dollars, le deuxième budget militaire du monde derrière celui des États-Unis.

« Nous devrons voir comment Cheng fera avancer le parti – elle doit convaincre les gens que même si elle cherche à resserrer les liens, elle ne sacrifiera pas les intérêts de Taïwan, » relève encore Chen Shih-min.

Son leadership et ses priorités pourraient être mis à l’épreuve dans les semaines ou les mois à venir, car le Parlement s’apprête à voter un budget spécial pour la défense proposé par le président Lai Ching-te. Le Parlement pourrait également être appelé à se prononcer sur un accord commercial très attendu avec les États-Unis, si Taipei parvient à conclure un accord visant à réduire les droits de douane de 20 % imposés par Washington.

Lors d’un débat organisé par le Club des correspondants étrangers de Taïwan pendant sa campagne, Cheng avait averti que si Taïwan s’appuyait trop sur les États-Unis, le risque était de faire les frais d’un accord global que l’administration du président américain Donald Trump pourrait conclure avec la Chine.

« Taïwan serait inévitablement impliqué, mais nous n’aurions pas notre mot à dire, » avait-elle fait valoir. « C’est ce que les Taïwanais redoutent le plus. Nous ne devons pas devenir un sacrifice ou un moyen de pression pour Trump [et Taïwan] ne doit pas devenir une autre Ukraine, » avait-elle lancé.

Interrogée quant à savoir si elle soutenait les projets du président Lai d’augmenter le budget de la défense, elle avait répondu : « Je ne les soutiens pas, car un tel budget de défense est trop élevé et déraisonnable pour Taïwan. » Le pays ne doit pas devenir un « distributeur automatique de billets pour les États-Unis, » avait-elle précisé, une allusion à l’exigence de Donald Trump qui est que Taïwan porte son budget militaire à 10% de son PIB.

Outre rajeunir son image, la nouvelle présidente du KMT aura désormais pour priorités de déterminer sa stratégie pour les élections locales de l’année prochaine et la course à la présidence début 2028. Il lui faudra aussi convaincre du fait qu’en dépit de son attitude ouverte au dialogue avec Pékin, elle n’entend pas sacrifier la sécurité de l’île.

« Si le KMT veut remporter les élections en 2028, il doit sortir de sa bulle et séduire les électeurs indécis, » juge Tso Chengdong (左正東), professeur de sciences politiques à l’Université nationale de Taiwan (NTU), cité par le magazine de la finance taïwanais CommonWealth (天下雜志). « L’équilibre sera dur à trouver pour elle dans son approche du dialogue avec Pékin car si elle est trop accommodante, elle risque de perdre de sa crédibilité, » dit-il.

Il reste qu’au vu de la personnalité de la nouvelle présidente du KMT, cette élection va immanquablement compliquer encore la tâche du gouvernement de même que celle du PDP, le risque étant une glissade vers davantage encore de polarisation dont le grand bénéficiaire serait à l’évidence Pékin à un peu plus de deux ans de la présidentielle de 2028.

Pierre-Antoine Donnet

asialyst.com