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samedi 11 octobre 2025

La France a une carte à jouer dans la course au quantique

 

Quels sont aujourd’hui les principaux acteurs du quantique en France ? La France est-elle suffisamment engagée dans la course au quantique ?

Aujourd’hui, les deux grands domaines industriels qui structurent l’écosystème quantique sont, d’une part, le calcul quantique, et, d’autre part, les communications quantiques. Celui des communications est peut-être moins priorisé par les institutions françaises, en comparaison avec ce qu’on observe dans d’autres pays. En revanche, sur le plan du calcul quantique, la France affiche une position de premier plan en Europe.

Du côté public, on bénéficie d’un socle de recherche académique historiquement très solide, réparti entre plusieurs grandes structures. Il y a évidemment les universités, mais aussi des organismes majeurs tels que le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), et l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria). Ces institutions sont bien coordonnées, avec des feuilles de route qui tendent à converger, et une complémentarité qui permet une recherche de très haut niveau. Du côté privé, la dynamique repose surtout sur un tissu de start-up particulièrement prometteuses. Aujourd’hui, les cinq principales entreprises françaises qui se démarquent dans le quantique sont : Pasqal, Quandela, Alice & Bob, Quobly, et C12. Cette dernière a bénéficié d’un financement de la part du ministère des Armées, dans le cadre du programme PROQCIMA, qui vise à développer, en France, deux prototypes d’ordinateurs quantiques universels tolérants aux fautes, chacun étant doté de 128 qubits logiques, et prêts à passer à l’échelle industrielle. Chacune de ces entreprises travaille avec des technologies quantiques très différentes.

Au niveau européen, la plus grande entreprise du secteur est aujourd’hui la société finlandaise IQM, qui est très en avance en termes de levées de fonds et de capacités techniques. Mais juste derrière IQM, on retrouve ce noyau français de cinq start-up, ce qui positionne la France comme un acteur clé dans cette compétition technologique.

Donc, sur la partie calcul quantique du moins, la France est clairement engagée dans la course. Il reste bien sûr des défis, notamment sur la mise à l’échelle et l’industrialisation, mais les fondations sont là, et elles sont solides.

Quels sont les atouts spécifiques de la France dans ce domaine ? A-t-on des forces scientifiques, industrielles ou technologiques particulières à faire valoir ?

Le principal atout de la France dans le domaine du quantique réside dans la solidité et l’excellence de sa recherche académique. Cette force s’est illustrée par deux prix Nobel de physique récents : Serge Haroche, en 2012, pour ses travaux pionniers sur le contrôle des photons dans une cavité — constituant l’un des fondements de l’information quantique moderne —, et Alain Aspect, en 2022, pour ses expériences décisives sur l’intrication quantique.

La France fait figure de pilier dans la structuration de l’espace de recherche quantique, et son influence scientifique est reconnue à l’international, grâce à ses grandes institutions de recherche susmentionnées, ainsi qu’à ses universités.

Sur le plan industriel et technologique, la situation est plus nuancée. Les synergies entre les technologies quantiques émergentes et le tissu industriel déjà en place ne sont pas toujours faciles à établir.

Cependant, des points d’ancrage très solides existent. La start-up Quobly, par exemple, basée à Grenoble, a développé une technologie qui lui permet de s’appuyer sur les infrastructures existantes de la micro-électronique — un domaine où la France dispose d’un savoir-faire historique et d’un écosystème très dense, notamment autour de l’institut de recherche du CEA-Leti.

Cette capacité d’alignement industriel est également tangible dans le domaine des communications quantiques. Au sein de VeriQloud, par exemple, les coopérations avec des groupes comme Orange, Thales ou Airbus montrent que les passerelles entre innovation quantique et applications industrielles concrètes sont bel et bien actives.

La France dispose donc de forces scientifiques incontestables, appuyées par une recherche reconnue mondialement. Les défis se situent davantage dans l’intégration industrielle, mais là encore, des signaux positifs émergent : que ce soit entre start-up et laboratoires, ou entre start-up et grands groupes, des alignements stratégiques sont en train de se structurer, ce qui donne à la France une carte sérieuse à jouer dans la course mondiale au quantique.

Qu’en est-il aujourd’hui de la formation des talents dans le domaine du quantique ? La France dispose-t-elle des structures de formation adaptées pour répondre aux besoins croissants du secteur ? Forme-t-on aujourd’hui suffisamment de profils qualifiés pour faire émerger un écosystème solide, tant dans la recherche que dans l’industrie ?

Ce que l’on a pu observer ces cinq dernières années, c’est une réelle prise de conscience des besoins croissants en formation dans le domaine quantique. Cela a conduit à la création de nombreux masters spécialisés, notamment à Sorbonne Université et à Paris-Saclay, deux établissements qui concentrent une part importante de la recherche fondamentale française en physique quantique. Cela montre qu’il y a eu une forme d’écoute réciproque entre le monde académique et les milieux industriels, ces derniers ayant exprimé très clairement leur besoin de profils qualifiés.

En revanche, l’un des principaux obstacles aujourd’hui, c’est le recrutement des enseignants-chercheurs spécialisés. On constate que même des écoles ambitieuses comme l’EBITA — qui a récemment lancé une majeure en technologies quantiques —, dépendent encore très largement d’intervenants extérieurs. Cela reflète à la fois l’enthousiasme du secteur, mais aussi le manque de structuration académique pérenne.

Si l’on souhaite véritablement passer à l’échelle, il faut commencer par le tout début de la chaine de valeur : le financement et le renforcement du monde académique. Cela implique notamment le recrutement et la formation des enseignants. Autrement dit, les fondations sont là, mais pour répondre durablement aux besoins du secteur quantique, il faut bâtir une politique de formation plus ambitieuse, intégrée aux politiques de recherche et d’innovation. C’est un investissement de long terme, mais il est indispensable si la France veut conserver son niveau mondial.

Quelles sont nos principales faiblesses et nos limites par rapport à la concurrence ?

L’un des points de fragilité les plus évidents concerne le sous-financement du secteur quantique en France, surtout lorsqu’on le compare à la situation aux États-Unis ou en Chine.

Ce manque de capitaux nationaux est en partie compensé par des investissements étrangers, ce qui est une bonne chose à court terme : cela permet aux start-up françaises de se financer, de croitre et de gagner en visibilité internationale. Toutefois, à moyen et long terme, cette dépendance peut poser des problèmes de souveraineté, en particulier dans un secteur aussi stratégique que le quantique.

Un autre point de faiblesse réside dans la verticalité des prises de décision institutionnelles. En France, de nombreux choix stratégiques sont encore très centralisés, souvent à l’échelle ministérielle. Cette concentration peut ralentir les dynamiques locales, freiner l’agilité nécessaire à un secteur en évolution rapide, et surtout pénaliser les acteurs plus petits ou ceux qui empruntent des voies technologiques moins conventionnelles. À ce stade, où la recherche et le développement (R&D) domine encore largement les activités des entreprises quantiques, il est essentiel de maintenir un écosystème fluide, ouvert, capable d’expérimenter divers modèles sans subir une orientation trop rigide venue d’en haut.

En ce qui concerne les technologies utilisées, la France conserve un haut niveau d’excellence, notamment dans le domaine du calcul quantique. Même avec des financements bien inférieurs à ceux de leurs homologues américains, plusieurs start-up françaises parviennent à rester compétitives. Par exemple, Alice & Bob, qui développe une approche également utilisée par le géant Amazon, réussit à s’imposer malgré un écart de capital colossal. Cela montre bien qu’il existe un véritable effet de levier technologique en France, qui compense en partie le manque de financement.

La population en France est-elle suffisamment sensibilisée aux enjeux du quantique, comme cela peut être le cas aux États-Unis, ou encore aux Pays-Bas ?

En France, la sensibilisation aux enjeux du quantique reste très limitée, notamment dans ses implications sur des domaines aussi stratégiques que la cybersécurité. Chez VeriQloud, nous travaillons justement sur ces impacts, et ce que l’on constate, c’est qu’on en est encore à une phase d’évangélisation auprès des entreprises concernant les menaces que le quantique fait peser sur la cybersécurité.

Aux États-Unis, mais aussi dans certains pays européens, comme les Pays-Bas, cette sensibilisation est beaucoup plus avancée. Il existe un véritable effort public de vulgarisation scientifique, un relais actif de la part des médias spécialisés, et une mobilisation institutionnelle plus cohérente autour de la menace.

L’Europe en général est-elle en retard dans cette course technologique, ou a-t-elle des forces spécifiques à faire valoir ? Peut-elle construire une stratégie quantique indépendante face à la domination technologique des États-Unis et de la Chine, notamment avec des projets tels que le Quantum Internet Alliance ou l’EuroQCI (European Quantum Communication Infrastructure) ?

C’est justement l’ambition de ces grands projets européens, que ce soit pour le Quantum Internet Alliance ou l’EuroQCI : construire une infrastructure quantique souveraine, fondée sur une coopération étroite entre acteurs académiques et industriels européens.

Le Quantum Internet Alliance est un projet structurant, financé par la Commission européenne dans le cadre du programme Horizon Europe, dont l’objectif est de poser les fondations d’un Internet quantique européen sécurisé. Il s’agit notamment de développer les briques technologiques (répéteurs quantiques, nœuds de communication, protocoles) permettant de relier les infrastructures nationales à l’échelle continentale.

L’EuroQCI, de son côté, vise à déployer un réseau de communication quantique sécurisé à l’échelle de l’Union européenne (UE), en combinant les technologies de fibre optique et de satellites. Ce projet est un pilier clé de la stratégie de souveraineté numérique de l’UE, en lien avec le programme EU Secure Connectivity.

Ces projets sont remarquables à plusieurs égards. Ils financent à la fois la recherche académique et les entreprises technologiques, avec une vraie volonté d’alignement stratégique. Surtout, la Commission européenne joue un rôle très actif de terrain. Il est plus commun d’être contacté par des représentants de Bruxelles que par des institutions françaises. Les experts techniques de la Commission sont à l’écoute, viennent sur place, dialoguent avec les entreprises, proposent des outils, cherchent des leviers d’accompagnement concrets.

C’est un point important à souligner : l’Europe, en tant qu’espace politique, possède, dans le domaine du quantique, une capacité d’écoute et de coordination intersectorielle assez unique. Même en tant que petite entreprise française, il est possible de contacter directement un interlocuteur à la Commission, de lui faire remonter des résultats ou des besoins, et d’obtenir un retour. Cette proximité institutionnelle est précieuse. Elle permet à des projets ambitieux de rester ancrés dans la réalité opérationnelle des acteurs.

Quelles seraient, selon vous, les actions prioritaires à engager au niveau français comme européen pour ne pas rater le virage du quantique ?

À l’échelle française, on ne peut pas dire que le virage ait été raté. En revanche, ce qui pose problème aujourd’hui, c’est le manque de coordination entre le niveau national et le niveau européen. Comme dans d’autres domaines de la construction européenne, le passage à l’échelle se heurte à des frictions.

En France, la prise de décision est encore très verticale. Les décideurs ont souvent de bonnes idées, mais la concertation est plus limitée qu’au niveau européen, où les institutions sont beaucoup plus présentes sur le terrain. Renforcer la coordination entre France et Europe permettrait de gagner en efficacité et de mieux se positionner dans la course au quantique.

Camille Manfredi

Marc Kaplan

areion24.news