Disons-le dès le début : depuis le 24 février 2022, jour de l’agression russe en Ukraine, les pays européens ont surpassé les États-Unis en matière d’équipement de défense et d’armement : 72 milliards d’euros pour les premiers contre 65 milliards pour les seconds (1). Dans le cadre de l’Union européenne (UE), les États membres – et pas seulement – cherchent la meilleure façon de pérenniser à la fois le soutien à l’Ukraine et le renforcement de leurs propres armées.
De nombreux instruments sont proposés par la Commission européenne, globalement soutenus par les États, et les centaines de milliards d’euros sont dépassés dans les annonces. Néanmoins, la tendance est à la baisse depuis déjà un an et pas seulement à cause de la Maison-Blanche (2). Quelle perspective et quelle soutenabilité pouvons-nous ainsi envisager pour le soutien militaire européen à l’Ukraine ? Dans le champ intergouvernemental, la Facilité européenne pour la paix (FEP), qui avait été créée en 2021, a été en partie réorientée en 2022 vers le soutien à l’Ukraine. Les États membres ont ainsi autorisé pour 6,1 milliards d’euros de remboursements de dons et de cessions à l’Ukraine, dont 5 milliards ont déjà été engagés. Néanmoins, un fonds spécifique (Facilité Ukraine, avec ses règles particulières) de 5 milliards supplémentaires a été créé en 2024, sans être autorisé pour l’instant en raison du blocage de la Hongrie. La FEP finance de plus la mission de formation des militaires ukrainiens, EUMAM Ukraine (106,7 millions de coûts communs et 255 millions de mesures d’assistance – remboursement d’équipements fournis dans ce cadre) (3).
Les nouveaux instruments de l’UE en matière d’industrie de défense se sont ensuite orientés vers le soutien à l’Ukraine en parallèle de leurs objectifs de développement de la Base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) ainsi que de réarmement global des armées :
• l’EDIRPA (European defence industry reinforcement through common procurement act) était doté d’une enveloppe de 310 millions pour subventionner l’acquisition conjointe d’armement, dans un objectif de recomplètement des stocks européens, mais aussi pour en céder à l’Ukraine. Dix projets ont été retenus, par exemple des CAESAR et des Leopard 2A8 ;
• l’ASAP (Act in support of a mmunition production) comprenait 500 millions pour financer des projets industriels d’augmentation de la production d’explosifs, de poudre, d’obus et de missiles, ainsi que des tests. Bien qu’il ne finance pas directement du matériel pour l’Ukraine, l’idée était d’augmenter la capacité de production des Européens pour qu’ils fournissent davantage de munitions à moyen terme. Parmi les 31 projets retenus figure celui d’Eurenco France ;
• l’EDIP (European defence industry programme), doté de 1,5 milliard d’euros, devrait être adopté avant la fin de l’année 2025. En plus de prolonger les dispositifs de type EDIRPA et ASAP, il prévoit d’affecter spécialement des fonds à des projets industriels avec l’Ukraine et pour consolider sa BITD : l’Ukraine support instrument (USI), qui comprendra 20 % d’EDIP, soit 300 millions. Le prochain Cadre financier pluriannuel (CFP), budget de l’UE sur sept ans, pérennisera l’EDIP avec un budget supérieur et potentiellement un format ajusté, encore à débattre entre la Commission et les États membres. Les parlementaires européens ont proposé de dépasser les 20 milliards, et dans le budget actuel, d’utiliser des fonds non dépensés, les fonds de cohésion ou ceux destinés aux technologies duales (4).
• pour finir par l’instrument le plus ancien, car mineur pour le soutien à l’Ukraine, le Fonds européen de défense (FEDef), qui permet d’inclure des entités ukrainiennes dans les consortiums financés pour leurs projets de R&D, dans les conditions prévues par le règlement. Ce dernier devant être revu pour le prochain CFP, il est probable que la Commission et certains États veuillent y inclure plus largement des entités ukrainiennes, pour les lier à des consortiums européens, les soutenir financièrement, mais aussi pour capter leurs innovations.
Par ailleurs, l’utilisation des bénéfices issus des avoirs russes gelés dans les États membres est autorisée depuis les conclusions du Conseil du 21 mai 2024. Ainsi, 3,3 milliards ont été mobilisés en 2024 à travers la FEP pour l’achat par les États membres d’équipement militaire neuf au profit de l’Ukraine. En 2025 et pour les années qui suivent, 95 % des revenus issus des avoirs russes gelés sont engagés pour financer le mécanisme de coopération pour les prêts à l’Ukraine du G7, axé sur des aides macrofinancières (45 milliards pour rembourser les prêts de l’UE et du G7), et 5 % alloués à la FEP. La saisie des avoirs eux-mêmes ne fait cependant pas l’unanimité aujourd’hui (5).
Enfin, la Commission européenne et le Service européen de l’action extérieure (SEAE) ont publié le 5 mars dernier le plan ReArm Europe, prévoyant de débloquer par différents moyens 800 milliards tant pour soutenir l’Ukraine que pour renforcer les armées européennes. En particulier, le programme SAFE (Security action for Europe) est un instrument de prêt permettant aux États d’emprunter jusqu’à 150 milliards, sous garantie du budget de l’UE, afin de financer des dépenses d’investissement (pour certains matériels précisés), comprenant au moins deux États partenaires, dans les six mois suivant l’adoption du règlement, soit fin 2025. L’Ukraine et son industrie pourront participer à ces acquisitions conjointes, mais l’État ne pourra pas emprunter auprès de la Commission. Les États membres sont de toute façon libres de s’associer ou de transférer à l’Ukraine ce qu’ils auront acquis.
En parallèle, les 650 milliards restants sont de l’argent des États membres qui ont pu, jusqu’à fin avril 2025, proposer à la Commission d’augmenter leurs dépenses de défense (en proposant des projets concrets) sans déroger aux règles sur la dette et le déficit du Pacte de stabilité et de croissance. Ainsi, 16 États membres ont proposé d’utiliser cette option (6) (pas la France, contrainte par sa dette existante et son ministère des Finances).
Des centaines de milliards d’aide, vraiment ?
L’estimation des montants des instruments européens cités permet d’envisager un potentiel de plusieurs dizaines de milliards d’euros de soutien européen à l’Ukraine sur les prochaines années. Cet effort financier est sans précédent et marque le changement d’ère européen. La Commission européenne continue de s’affirmer sur les sujets de défense, et l’on voit bien dans quelle mesure son aide profite aux États en utilisant le budget de l’UE et en adaptant les règles communes aux urgences du réarmement.
Néanmoins, il semble que le soutien bilatéral des États à l’Ukraine soit en constante baisse depuis le début de 2024 en moyenne. Plusieurs hypothèses peuvent être formulées. D’abord, et c’est la principale, les stocks d’armement continuent de s’amenuiser et le recomplètement est lent faute de commandes massives de matériels consommables dans la plupart des pays. Ensuite, les États ont probablement en partie cru au pouvoir de la Maison – Blanche pour faire cesser les combats et cet effet, combiné à la pression militaire pour certains et financière pour d’autres (voire les deux en même temps), a pu ralentir le rythme des paquets d’aide. La négociation des nouveaux instruments a également pris du temps, avec certaines questions toujours en suspens, comme celle de l’emprunt commun (« eurobonds ») ou encore l’utilisation des avoirs russes gelés qui ont pu faire patienter certains États en attendant leurs résolutions.
De surcroît, les milliards évoqués à l’échelon européen sont tout de même extrêmement incertains : hormis la part d’EDIP allouée à l’Ukraine et la FEP, les instruments créés sont en partie justifiés par le soutien à l’Ukraine, mais rien n’oblige les États à céder leurs acquisitions à Kiev. De plus, le prochain CFP n’est pas encore négocié pour la pérennisation d’EDIP, la FEP est aujourd’hui bloquée par l’absence d’unanimité au sein de l’UE et les 650 milliards d’euros de ReArm Europe dépendent de la volonté des États de s’endetter. Enfin, plusieurs montants exprimés concernent des remboursements de dépenses passées, ce qui peut créer un certain trompe – l’œil dans de nouvelles annonces. Par ailleurs, le soutien américain est des plus incertains, ce qui ne peut pas rassurer l’Ukraine sur la longévité globale des aides de ses supposés alliés, Européens compris.
Y a-t-il un potentiel d’augmentation d’aide bilatérale grâce aux instruments européens ? Si l’on s’arrête sur la capacité d’endettement des États (7) et le soutien militaire à l’Ukraine en fonction de leur produit intérieur brut (8), trois des quatre plus grandes économies sont parmi les plus faibles soutiens, mais aussi les plus endettés : la France, l’Italie et l’Espagne. Cela ne signifie pas qu’ils ne pourraient pas faire davantage à l’avenir ni qu’ils donnent peu pour des raisons financières uniquement (9), mais que la capacité théorique de ces trois pays de taille significative à utiliser les nouveaux instruments est relativement limitée. L’Allemagne pourrait au contraire jouer dans un futur proche le rôle de leader de la défense européenne, tant en se réarmant qu’en soutenant l’Ukraine, grâce à sa capacité d’endettement et aux possibles évolutions rapides de son secteur industriel.
Pour remplacer le soutien militaire américain, les Européens devraient passer de 0,1 % de leur PIB aujourd’hui employé à cette fin à 0,21 %, soit un doublement en moyenne (10). Le soutien des institutions européennes sera également déterminant, tant pour la méthode (bénéfices des acquisitions conjointes notamment) que pour la libération de contraintes budgétaires. L’Institut Kiel, source de ces chiffres, propose d’établir des incitatifs financiers dont bénéficieraient les plus gros donneurs, y compris pour éviter les passagers clandestins.
La méthode de soutien importe également. Le Danemark a par exemple choisi de financer directement l’industrie ukrainienne, après avoir livré ce qu’il pouvait, y compris jusqu’à la rupture capacitaire (CAESAR), si bien que l’on parle désormais de « méthode danoise ». Est-ce la méthode la plus efficace pour soutenir l’effort de guerre ukrainien ? Un équilibre est probablement à trouver : soutenir directement l’industrie ukrainienne sur les segments où elle est en pointe, et produire davantage en Europe les capacités qu’elle n’est pas en mesure de fabriquer elle – même de manière compétitive ou sécurisée.
Des choix d’avenir
Mais les Européens sont-ils prêts à doubler leur soutien financier à l’Ukraine ? Pour ce qui est de la France, il semblerait que l’absence de choix soit la solution du moment. Les finances publiques ne permettent probablement pas de décupler l’effort sans rogner sur d’autres dépenses publiques, mais, en parallèle, les choix de politique industrielle peuvent laisser songeur. Que veut la France pour la BITDE ? De quelle façon intégrer la BITD ukrainienne dans la BITDE et éviter qu’elle ne soit investie dans un avenir proche par des États « moins like-minded » (Turquie, Chine, États-Unis…) ? La France attend-elle des industriels qu’ils aident l’Ukraine indépendamment d’accords étatiques (11) ? L’accord franco-ukrainien en matière de défense est pourtant très ambitieux : fabrication conjointe et coentreprises seront facilitées (12) ; mais il ne s’est pour l’instant traduit que par peu d’actions concrètes.
En conclusion, la soutenabilité de l’aide militaire européenne à l’Ukraine est incertaine. Le réarmement européen et le soutien à l’Ukraine sont intrinsèquement liés pour des raisons d’appareil industriel, ce qui assoit la légitimité des instruments européens dans la conjonction de ces deux objectifs. Mais la vision d’une BITDE à la fois cohérente et apte à la dissuasion conventionnelle future semble manquer dans les capitales européennes, ce qui freinerait en partie ce soutien militaire. En France, espérons un réveil collectif rapide, la mission confiée au député Jean-Louis Thiériot pouvant être le vecteur adéquat (13). Dans tous les cas, associer l’Ukraine aux programmes européens est un moyen de pérenniser le soutien du continent à l’effort de guerre en attendant son adhésion à l’UE et de dépasser les divergences de point de vue des capitales.
Notes
(1) Kiel Institute for the World Economy, « Ukraine Support Tracker » (https://www.ifw-kiel.de/topics/war-against-ukraine/ukraine-support-tracker).
(2) Ibidem.
(3) Facilité européenne pour la paix » (https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/european-peace-facility).
(4) Charles Cohen, « Investissements dans la défense : les eurodéputés approuvent l’EDIP », Euractiv, 24 avril 2025.
(5) Boran Tobelem,« Guerre en Ukraine : quels sont les montants des aides de l’Union européenne depuis 2022 ? », Toute l’Europe, 26 février 2025.
(6) « 12 Member States request activation of the national escape clause in a coordinated move to boost defence spending », 30 avril 2025 (https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_25_1121).
(7) Eve Bachler, « [Carte] La dette publique des États de l’Union européenne », Toute l’Europe, 30 avril 2025.
(8) Kiel Institute for the World Economy, art. cité.
(9) L’Italie est l’un des pays dont la population soutient le moins l’Ukraine, selon les sondages réguliers de l’European Council on Foreign Relations : Ivan Krastev et Mark Leonard, « The meaning of sovereignty: Ukrainian and European views of Russia’s war on Ukraine », European Council on Foreign Relations, 3 juillet 2024.
(10) Giuseppe Irto, Ivan Kharitonov, Taro Nishikawa et Christoph Trebesch, « Ukraine Aid:How Europe Can Replace US Support », Kiel Policy Brief no 186, mars 2025.
(11) Ce qui ne semble pas être le cas jusqu’ici ; voir Daniel Fiott, « Integrated Arsenal s? Mapping Defence Industrial Relations Between Europe and Ukraine », 4 décembre 2024 (https://www.iris-france.org/integrated-arsenals-mapping-defence-industrial-relations-between-europe-and-ukraine).
(12) Voir l’accord de coopération France-Ukraine : https://ue.delegfrance.org/IMG/pdf/accord_de_cooperation_france_ukraine.pdf
(13) Décret du 2 avril 2025 chargeant un député d’une mission temporaire (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000051421701)
Maxime Cordet