Le président Yoon Suk-yeol a annoncé la première stratégie indo-pacifique de la République de Corée (ci-après, la Corée) en novembre 2022 lors du sommet Corée du Sud – Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN). Cela marquait alors un rapprochement clair dans son choix stratégique, intervenant peu après son discours au sommet de l’OTAN du 30 juin de la même année. Lors de cette première activité diplomatique en tant que président, il a mis l’accent sur la défense des « valeurs universelles » (1) et déclaré « la fin de la recherche de la prospérité économique basée sur les exportations vers la Chine [traduction libre] » (2). Cela représente un tournant assez radical dans l’orientation stratégique de la Corée, surtout en considérant que le gouvernement de l’ancien président Moon Jae-in était plutôt réticent à affirmer explicitement sa participation à la stratégie indo-pacifique, maintenant une « ambiguïté stratégique » entre la Chine et les États-Unis, malgré les tentatives de persuasion du président Trump (3).
Avec l’arrivée au pouvoir du deuxième gouvernement Trump aux États-Unis en janvier 2025 et la destitution de Yoon débutée en décembre 2024, il est particulièrement difficile d’avoir une vision précise concernant la stratégie indo-pacifique de la Corée. Dans ce contexte, le moment est particulièrement opportun pour revenir sur la genèse de la stratégie indo-pacifique coréenne en lien avec la compétition sino-américaine, afin de mieux anticiper son orientation future.
Genèse de la stratégie indo-pacifique sud-coréenne
En effet, la réticence du gouvernement Moon à participer à la stratégie indo-pacifique était liée aux expériences désastreuses concernant la réaction de la Chine, après les polémiques qui ont duré de 2014 à 2017 autour de l’installation du système de défense antimissile américain Terminal high altitude area defense (THAAD) en Corée du Sud. La Chine a exprimé plusieurs fois son opposition à l’installation du THAAD, le percevant comme une menace pour son territoire, et a finalement adopté des mesures commerciales et économiques (限紒令, Korea limitation order) en réponse à cette décision (4). En conséquence, les entreprises coréennes présentes en Chine ont dû se retirer du marché chinois, et le secteur touristique a été fortement impacté, avec une diminution de 25 % des touristes chinois entre 2016 et 2017 seulement (5). Par ailleurs, la politique nord-coréenne de Séoul reste dépendante du bon vouloir de la Chine, même si la Russie semble depuis 2024 avoir développé des relations privilégiées avec Pyongyang. Or, le concept d’Indo-Pacifique est perçu par la Chine comme une stratégie ouvertement dirigée contre elle : Séoul pourrait craindre les représailles de la Chine si la Corée s’alignait sur ce concept (6). Par conséquent, le gouvernement Moon a adopté une position d’ambiguïté stratégique concernant le choix entre la Chine et les États-Unis, tout en cherchant à diversifier ses partenaires commerciaux et diplomatiques afin de préserver son autonomie politique et économique. Cette approche s’est traduite par la mise en œuvre de la « Nouvelle politique du Sud » (New southern policy, NSP) et de la « Nouvelle politique du Nord » (New northern policy, NNP), incluant le Korean peninsula peace process, qui visait à améliorer les relations avec la Corée du Nord.
En particulier, la NSP est une politique qui met en avant la relation diplomatique et économique avec l’ASEAN et l’Inde. Elle s’articule autour des « trois P » que sont les peuples, la prospérité et la paix, avec relativement peu de contenu quant aux enjeux militaires et de sécurité dans le volet « paix ». La NSP de la Corée offrait peu de marges pour une coopération militaire accrue, car elle privilégiait les échanges économiques et socioculturels ainsi que la coopération dans des domaines militaires non traditionnels. De plus, elle n’avait pas l’intention de s’aligner sur l’objectif de la stratégie indo-pacifique américaine visant à contenir la Chine (7). En revanche, les deux stratégies présentaient plusieurs facteurs de coopération dans les domaines socioéconomiques. Elles constituaient surtout une opportunité pour la Corée de compenser la limite des ressources mobilisées, comparée à la Chine ou au Japon, pour approfondir ses partenariats avec l’ASEAN et l’Inde dans la région (8). Par ailleurs, les États-Unis et la Corée ont décidé d’intensifier leur coopération régionale en vue d’harmoniser leurs efforts entre la stratégie indo-pacifique américaine et la NSP en 2019, lors du sommet de l’Asie de l’Est (East Asia summit, EAS) à Bangkok (9). Cette politique a fourni à la Corée l’occasion de s’extraire du cadre contraignant de l’Asie de l’Est où ses initiatives demeurent fortement dépendantes des politiques chinoises et nord-coréennes de Washington. Elle conforte ainsi les ambitions de puissance moyenne que nourrit Séoul en lui offrant un espace diplomatique à investir en toute autonomie. Le renforcement des liens avec l’ASEAN et l’Inde, concrétisé par la signature de nombreux accords bilatéraux, pouvait être vu comme un succès personnel de cette stratégie d’évitement de la confrontation avec la Chine. Cependant, l’absence de prise de position officielle de la Corée par rapport au concept d’Indo-Pacifique commençait à susciter un certain embarras chez plusieurs partenaires de la Corée, au fur et à mesure que le temps passait, que ce concept devenait la doxa officielle de Washington et qu’un nombre croissant d’États publiait leur stratégie indo-pacifique (10).
En effet, l’administration Yoon a abandonné la NSP et élaboré une nouvelle stratégie indo-pacifique coréenne, visant notamment à établir ultérieurement des liens avec le Quadrilateral security dialogue (Quad) (11). Depuis son entrée en fonction en mai 2022, le président Yoon a promis d’élargir l’alliance entre les États-Unis et la République de Corée ; l’établissement d’un lien avec la stratégie indo-pacifique des États-Unis était considéré comme l’un des piliers de ce projet. Les concepts mobilisés ressemblent beaucoup au discours américain (12). La nouvelle administration a publié dès le début de son mandat sa stratégie indo-pacifique dans laquelle figurent la nécessité de renforcer les liens avec Washington et la primauté du droit, les normes internationales, les droits humains et la liberté — toutes idées proches du concept américain et japonais de free and open Indo-Pacific (13). Cet engagement a été plutôt bien accueilli par les partenaires de la Corée, notamment le Japon, qui s’est rapproché davantage à travers la coopération trilatérale entre les États-Unis, la Corée et le Japon (14). Les pays de l’ASEAN, tels que le Vietnam ou l’Indonésie, jouent également un rôle de plus en plus important dans le commerce extérieur de la Corée et cherchent à maintenir un équilibre face à l’émergence de la Chine dans la région (15).
Devenir un « État pivot mondial »
L’objectif de la Corée dans le cadre de cette stratégie est de devenir un « État pivot mondial » (16). Le ministère des Affaires étrangères de la Corée met en avant trois mots-clés pour exprimer la vision de cette stratégie : « liberté, paix et prospérité » (17). Par rapport à la NSP, un seul mot-clé a été modifié : la « liberté », qui reflète une convergence avec la stratégie américaine. Pour atteindre ces objectifs, le gouvernement coréen a défini neuf axes stratégiques, regroupés autour de trois thèmes principaux : la sécurité, la gouvernance et la coopération. En particulier, la stratégie met un fort accent sur le concept de sécurité : quatre des neuf axes (3, 4, 5 et 7) traitent explicitement du renforcement de la coopération en matière de sécurité dans divers domaines, notamment militaire, économique et énergétique (18). Par exemple, la stratégie indo-pacifique coréenne s’appuie en partie sur le concept de sécurité maritime, en insistant sur l’importance des lignes de communication maritimes (Sea lines of communication, SLOC), telles que celles de la mer de Chine méridionale, essentielles au commerce international de la Corée (19). En parallèle, la stratégie accorde une grande importance aux règles et aux normes internationales, ainsi qu’à la coopération inclusive, en réitérant des expressions comme « partenaires partageant des valeurs communes » ou « like-minded partners » (20). Dans ce cadre, le document semble implicitement diviser les acteurs en deux catégories : « nous » et « les autres ». La Corée met en avant la sécurité collective dans la région et un partenariat inclusif, mais en insistant sur des règles et normes institutionnalisées qui unissent les pays partageant les mêmes valeurs. La Corée définit la région indo-pacifique comme englobant le Pacifique Nord, l’Asie du Sud-Est et l’ASEAN, l’Asie du Sud, l’Océanie, les côtes africaines bordant l’océan Indien ainsi que l’Europe et l’Amérique latine (21). La Chine est notamment mentionnée dans la stratégie du Pacifique Nord comme un « partenaire clé pour atteindre la prospérité et la paix dans la région indo-pacifique [traduction libre] » (22). La Corée exprime son intention d’engager avec la Chine une relation « plus concrète et mature », fondée sur le respect mutuel, la réciprocité, et guidée par les normes et règles internationales (23).
Une stratégie à l’épreuve de la puissance chinoise et de l’incertitude politique ?
Si l’administration Yoon a publié une définition de sa position stratégique s’inscrivant dans le cadre du concept d’Indo-Pacifique et a pris des mesures tangibles pour aligner plus étroitement sa stratégie régionale émergente sur celle des États-Unis, la problématique géostratégique globale de la Corée du Sud en Asie du Nord-Est reste inchangée. En raison de la proximité géographique de la Chine et de son importance géostratégique, notamment en ce qui concerne la dépendance économique de Séoul à l’égard de Pékin, la Chine demeure un facteur omniprésent et un grand défi pour le calcul stratégique de Séoul. Bien que l’administration Yoon se soit engagée à adopter une ligne plus dure à l’égard de la Chine, le pays ne dispose toujours pas d’une stratégie globale sur la manière de traiter avec ce voisin. De fait, l’expression de la stratégie coréenne demeure prudente : elle ne mentionne guère la Chine et ne la dépeint pas comme une source potentielle de risque, en d’autres termes la stratégie « ne vise ni n’exclut aucun État » (24). De plus, le rapprochement très net de la Corée du Nord avec la Russie à l’été 2024, qui a semble-t-il été décidé sans l’aval de la Chine, vient compliquer la définition d’une politique claire envers Pyongyang.
Le processus en cours de destitution du président Yoon pourrait bousculer la volonté de son gouvernement de s’aligner davantage sur une politique indo-pacifique proche des États-Unis. Très politique, la stratégie indo-pacifique de la Corée, dans laquelle le nom du président Yoon apparait 121 fois, pourrait ne pas survivre au départ du président.
Notes
(1) Hyonhee Shin, « South Korea’s Yoon warns at NATO summit of threat to ‘universal values’ », Reuters, 30 juin 2022.
(2) Nam Hyun-woo, « Korea looks to Europe to diversify trade partners as China’s growth slows », The Korea Times, 29 juin 2022.
(3) Ellen Kim, « Assessment of South Korea’s New Indo-Pacific Strategy », Center for strategic and international studies (CSIS), 19 janvier 2023.
(4) Florence Wabinski, « South Korea’s New Southern Policy: An Indo-Pacific strategy in disguise », Observatory Indo Pacific, PSIA, Sciences Po Paris, mai 2022.
(5) Jiyeoun Song, « 餌萄 (THAAD) 寡纂蒂 萃楝諸 醞措曖 薑纂瞳 陞蛔檜 唳薯婦啗縑 嘐纂朝 » [« The Effects of Political Conflicts on Bilateral Economic Relations between South Korea and China in the Process of the THAAD Deployment »], 措薯薑纂 [Korea and World Politics], vol. 36, n°3, 2020, p. 133-168.
(6) Andrew Yeo, « South Korea and the Free and Open Indo-Pacific Strategy », CSIS, 20 juillet 2020.
(7) Ina Choi, et al., « Exploring Convergence between the New Southern Policy and U.S. Indo-Pacific Strategy: From Korea’s Perspective », Korea institute for international economic policy (KIEP), 13 juillet 2021.
(8) Ibid.
(9) U.S. Mission Korea, « U.S. & ROK issue a joint factsheet on their regional cooperation efforts ». U.S. Embassy & Consulate in the Republic of Korea, 2 novembre 2019.
(10) Ellen Kim, op. cit.
(11) D. Park, « 蹁薑睡, 檣鷓瞪楞 翱頂 ’湞 褐陴寞薑疇 » [« Yoon administration to announce Korean version of Indo-Pacific strategy within the year… Moon’s New Southern Policy to be scrapped »], Newsis, 21 mai 2022.
(12) Erik Mobrand, « What’s Korean About South Korea’s Indo-Pacific Strategy? », The National Interest, 10 janvier 2023.
(13) Tobias Dahlqvist, « South Korea’s new Indo-Pacific strategy: Careful wording towards China suggests continuous hedging », 22 février 2023.
(14) Ji-Young Lee, Andy Lim, « Japan-Korea Relations: Japan and South Korea as Like-Minded Partners in the Indo-Pacific », Comparative Connections, vol. 24, n°3, janvier 2023, p. 147-158.
(15) Natalie Sambhi, « How Indonesia and Australia view South Korea’s “everything, everywhere, all at once” Indo-Pacific strategy », Brookings, 12 mai 2023. Viet Dung Trinh, Dieu Huyen Ho, « Vietnam’s Response to the US Indo-Pacific Strategy in the Context of a Rising China », Journal of Current Southeast Asian Affairs, vol. 43, n°1, 2024, p. 120-147.
(16) Gouvernement de la République de Corée, « Strategy for a Free, Peaceful, and Prosperous Indo-Pacific Region », décembre 2022.
(17) Ibid.
(18) Ibid.
(19) Bence Nemeth, « South Korea’s Indo-Pacific Strategy: Steps for lifting the veil of sea blindness », Korea institute for maritime strategy (KIMS), KIMS Periscope, n°306, 21 février 2023.
(20) Gouvernement de la République de Corée, op. cit.
(21) Ibid.
(22) Ibid.
(23) Ibid.
(24) Ibid.
Frédéric Lasserre
Narae Lee