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vendredi 24 octobre 2025

Avec Sanae Takaichi au pouvoir, un Japon décomplexé face à ses voisins

 

L’arrivée de Sanae Takaichi à la tête du gouvernement japonais, le 21 octobre, marque une double rupture pour le Japon. D’abord historique, puisqu’elle devient la première femme à occuper le poste de Première ministre, puis géopolitique car sa victoire consacre la victoire d’une ligne politique résolument conservatrice et souverainiste qui ne manquera pas de raviver les tensions régionales, en particulier avec la Chine.

Dès son élection à la présidence du Parti libéral-démocrate (PLD) début octobre, les médias chinois exprimaient leur méfiance. Ces inquiétudes reposent sur trois points majeurs : sa position en faveur de la révision de la Constitution pacifiste, son soutien affiché à Taïwan et ses prises de position sur les responsabilités historiques du Japon en Asie de l’Est. En effet, Takaichi a, à plusieurs reprises, affirmé vouloir amender l’article 9 de la Constitution japonaise, celui par lequel le Japon déclare renoncer à la guerre, et rebaptiser les Forces d’autodéfense en « Armée nationale de défense. » Pour Pékin, cette orientation marque une rupture symbolique avec le pacifisme japonais d’après-guerre.

De plus, ses visites régulières au sanctuaire Yasukuni, où sont honorés les Japonais « ayant donné leur vie au nom de l’empereur du Japon pendant la guerre, » y compris des criminels de guerre, sont perçues comme des gestes nationalistes provocateurs, en particulier à Pékin et Séoul. Vendredi 17 octobre, premier jour de la fête d’automne du sanctuaire, elle s’est cependant abstenue de s’y rendre, craignant selon les médias nippons de contrarier les pays voisins, se contentant d’envoyer une offrande.

Vers un ancrage au côté des Etats-Unis pour faire face à la Chine

Mais c’est sa proximité avec Taïwan qui cristallise le plus les crispations. En avril dernier, Takaichi s’était rendue à Taipei pour promouvoir une « coopération stratégique face aux défis de défense communs, » réaffirmant ensuite, dans une interview accordée au Hudson Institute, que « la paix et la stabilité dans le détroit de Taïwan sont d’un intérêt vital pour le Japon. » Pour la Chine, qui considère l’île comme une province sécessionniste, de tels propos franchissent une ligne rouge. Selon le chercheur chinois Da Zhigang, cité par Modern Diplomacy, cette posture alimente « un récit antichinois instrumentalisé à des fins politiques internes. »

Ces tensions s’inscrivent dans un contexte de recomposition politique intérieure au Japon. Politiquement, Sanae Takaichi se positionne comme l’héritière du très nationaliste Premier ministre Shinzô Abe, tragiquement assassiné en juillet 2022. L’éclatement, début octobre, de la coalition vieille de vingt-six ans entre le Parti libéral-démocrate (PLD) et le Kômeitô, une formation centriste historiquement proche de la Chine et porteuse d’une diplomatie pacifiste, a révélé l’ampleur du basculement. L’alliance désormais formée avec le parti Nippon Ishin no Kai (Japan Innovation Party), plus libéral sur le plan économique mais également plus ferme sur les questions de défense, confirme un virage à droite du paysage politique japonais plus ferme à l’égard de la Chine, un voisin dont la posture est jugée de plus en plus menaçante.

Selon le politologue Hirotaka Watanabe, cité par le Nikkei Asia, « ce nouveau partenariat éloigne le Japon de la prudence diplomatique qui caractérisait l’ère Kômeitô. » En contrepartie, il rapproche Tokyo de Washington, qui voit en Sanae Takaichi une interlocutrice fiable et déterminée à renforcer la coopération militaire bilatérale face aux ambitions chinoises dans le Pacifique. L’arrivée au pouvoir de la Première ministre Takaichi s’accompagne donc d’une recomposition stratégique, avec un Japon plus affirmé sur la scène internationale mais aussi plus exposé aux tensions régionales. En s’inscrivant dans une continuité de la ligne tenue par l’ancien Premier ministre Shinzô Abe qui a longtemps été son mentor, Takaichi incarne une diplomatie de fermeté sous le signe de la souveraineté nationale et de la défense des valeurs démocratiques.

Une nouvelle ère stratégique

Sur le plan diplomatique et sécuritaire, le Japon s’apprête ainsi à approfondir ses partenariats de défense avec les États-Unis et ses alliés régionaux, notamment l’Australie et la Corée du Sud. Ce renforcement s’inscrit dans la continuité de la doctrine de « dissuasion proactive » déjà amorcée sous Shinzô Abe, mais que Takaichi souhaite institutionnaliser à travers une révision constitutionnelle. L’objectif, comme elle l’a affirmé lors d’une conférence de presse le 20 octobre, est de « doter les Forces d’autodéfense d’un mandat clair, adapté aux réalités géopolitiques contemporaines. » Cependant, les obstacles demeurent importants. Toute modification de l’article 9 de la Constitution nécessite une majorité des deux tiers dans les deux chambres, puis une approbation par référendum. Takahide Kiuchi, économiste en chef à l’Institut de recherche Nomura, estime que cette réforme « restera un symbole politique plus qu’une réalité juridique à court terme, » mais qu’elle « signale une inflexion durable du discours stratégique japonais. »

Pour le régime chinois, les déclarations de Takaichi sur la sécurité du détroit de Taïwan et sa volonté de renforcer la coopération militaire nippo-américaine seront interprétées comme l’illustration d’un Japon plus affirmé, sinon plus assertif. En retour, Takaichi insiste sur la défense de la souveraineté nationale et la « nécessité d’un équilibre des puissances en Asie de l’Est. » Les États-Unis, eux, accueilleront favorablement cette fermeté. Washington verra dans le gouvernement Takaichi un partenaire stable et résolu à consolider le dispositif indopacifique de sécurité. Le Japon sous Takaichi pourrait devenir un pilier plus autonome du dispositif de défense régional, ce qui renforce mais complexifie la coordination avec les alliés.

La nouvelle coalition reflète aussi un rééquilibrage des priorités économiques et sociales. Takaichi prône une relance fondée sur des dépenses publiques massives, financées par des emprunts obligataires qui vont gonfler encore la dette publique déjà colossale, là où ses partenaires de Japan Innovation défendent la discipline budgétaire et la réduction du rôle de l’État. Ce compromis pourrait se traduire par une politique de croissance sélective, favorisant la productivité et l’innovation tout en limitant les dépenses sociales.

Une coalition fragile confrontée à des enjeux majeurs

Une autre inflexion notable est la politique migratoire. Le gouvernement entend ralentir les flux migratoires tout en encourageant le secteur du numérique et la revitalisation régionale pour pallier le vieillissement démographique qui est l’un des problèmes majeurs du pays. Cette orientation, partagée par les deux partis de la coalition, s’accompagne d’une volonté de renforcer le contrôle des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques et les zones sensibles, notamment à proximité des infrastructures militaires.

Enfin, l’énergie constitue un autre point de rupture avec la période précédente. Là où le Kômeitô plaidait pour une sortie progressive du nucléaire, le nouveau tandem entre le PLD et Japan Innovation soutient la remise en service de réacteurs nucléaires parallèlement au développement des énergies renouvelables, afin de réduire la dépendance énergétique du pays et les importations.

La tâche ne s’avère pas facile puisque le gouvernement a perdu la majorité au sein des deux chambres du parlement. Il ne dispose que de 231 sièges au sein de la chambre basse (Assemblée nationale), soit 196 pour le PLD et 35 pour le Nippon Ishin no Kai. Ainsi, il lui manque 3 sièges pour disposer de la majorité. L’opposition dispose quant à elle de 175 sièges.

Sanae Takaichi est d’autre part loin d’être une féministe. Son gouvernement ne compte que deux femmes. Elle se déclare opposée au mariage pour tous. De plus, elle manque cruellement d’expérience diplomatique alors qu’elle se prépare à rencontrer le président américain Donald Trump attendu à Tokyo le 27 octobre.

Elle compte également se rendre au sommet de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) le 26 octobre en Malaisie ainsi qu’au Forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) en Corée du Sud du 28 au 31 octobre. Elle pourrait à cette occasion s’entretenir avec le président sud-coréen Lee Jae-myung dans un contexte de rapprochement entre le Japon et la Corée du Sud en marche depuis quelques années et peut-être avec le dirigeant chinois Xi Jinping.

En somme, la coalition menée par Takaichi traduit la volonté de concilier sécurité, souveraineté et compétitivité. Ce recentrage vers la droite nationaliste autour d’une coalition fragile pourrait susciter des crispations avec le voisin chinois sur fond d’un approfondissement de l’ancrage stratégique du Japon dans l’alliance occidentale.

Sébastien Raineri

asialyst.com