Au cours de la décennie 2015-2025, les enjeux en Amérique latine se sont accentués : les crises humanitaires en Haïti, la crise structurelle à Cuba, la pandémie du Covid-19, les bouleversements politiques internes au Vénézuéla, la possible sortie de Nicaragua du CAFTA (ou ALEAC, accord de libre-échange entre l’Amérique centrale, les États-Unis d’Amérique et la république dominicaine) et l’élection présidentielle aux États-Unis. Dans ce contexte, les pays centraméricains, tant le Panama et le Costa Rica — ceux qui n’avaient pas une migration clandestine significative —, que ceux du Triangle Nord — le Salvador, le Honduras et le Guatémala —, traditionnellement expulseurs de populations, sont devenus un corridor de transit stratégique incontournable vers les États-Unis allant du bouchon du Darien à la frontière nord-mexicaine (voir carte 1). Ceci a déclenché une crise migratoire sans précédent; notamment au Mexique.
Selon l’ONU, de 2021 à 2023, le nombre de migrants clandestins dans cette région a atteint les 12 millions. Au Mexique, sur cette même période, l’Institut national de migration (INM) en a enregistré 7 millions. Ce chiffre n’est que partiel puisqu’il ne prend en compte que les arrestations faites à la frontière nord-mexicaine. Paradoxalement, dans cet intervalle, la migration clandestine aux États-Unis a diminué. Sur la totalité des migrants clandestins enregistrés au Mexique, seuls 45 % y sont rentrés (1). Ainsi le Mexique est, après l’Inde, le pays comptant le plus grand nombre de migrants clandestins.
Le Mexique et l’externalisation de la sécurité américaine
La crise migratoire actuelle ne peut être comprise que dans le cadre des relations établies entre le Mexique et les États-Unis depuis 1994, lorsqu’un nouvel espace géopolitique avec des économies asymétriques a surgi. L’ALENA a assuré le libre-échange de marchandises en effaçant les frontières internes entre les trois pays (Canada, USA et Mexique) (2). Mais celui-ci ne s’engageait pas à permettre la libre circulation des personnes. Cet accord s’est avéré être la base des paradoxes de la relation entre les États-Unis et le Mexique. Dès lors, les différents gouvernements américains, démocrates ou républicains, et les gouvernements mexicains, de droite, de centre ou de gauche, ont approfondi la dépendance économique du Mexique et ont adopté une approche sécuritaire de la migration clandestine.
Après les attentats de 2001 à New York, les États-Unis ont cherché à élargir et à consolider leur périmètre de sécurité à partir d’une stratégie d’externalisation et de l’articulation des accords bilatéraux avec le Mexique initiant, en associant le terrorisme à la migration clandestine, un processus de liaison de plus en plus étroite entre la sécurité nationale des États-Unis et la gestion des frontières mexicaines. La stratégie d’externalisation s’est amorcée lors de la signature de l’Alliance pour la sécurité et la prospérité de l’Amérique du Nord en 2005, qui établissait un périmètre de sécurité coïncidant avec la frontière extérieure de l’ALENA. L’objectif à long terme fut d’entamer la construction de la troisième frontière américaine.
Trois ans plus tard, à la menace de la migration clandestine s’est ajoutée celle du trafic de drogues avec la mise en place de l’Initiative Mérida. Le Mexique s’engageait à acheter de la technologie de sécurité aux États-Unis afin de moderniser ses forces militaires et de renforcer les contrôles des frontières aériens, maritimes et de la frontière nord. Cette initiative illustre à la lettre le rapport de forces entre les deux pays.
Avec l’arrivée de Barack Obama, cette Initiative s’est restructurée pour inclure la sécurité le long de la frontière sud du Mexique. Pour les États-Unis, il était beaucoup plus facile, moins couteux et plus efficace de gérer les flux migratoires clandestins de l’Amérique centrale sur une frontière trois fois plus petite (1138 km) que sur la frontière nord-mexicaine, beaucoup plus longue et compliquée (3152 km). À partir de cette restructuration, la « troisième frontière » des États-Unis est devenue une réalité.
Sous pressions économiques de l’administration d’Obama, le gouvernement mexicain a lancé le programme « Frontière sud ». Son but fut de créer une zone tampon entre les États-Unis et le Mexique pour contenir progressivement la migration clandestine centraméricaine. À cette fin, le congrès mexicain a approuvé le déploiement des autorités américaines de l’INM (Immigration and Naturalization Service) à l’intérieur du pays et l’internalisation des dispositifs de contrôle frontaliers le long des routes principales, érigeant un filtre de sécurité du Chiapas à l’isthme de Tehuantepec. Contrairement aux caractéristiques des frontières géopolitiques, la frontière sud du Mexique est devenue un système de ceintures de contrôle autour de trois niveaux géographiques « virtuels » — une frontière verticale (voir carte 2) (3). Suite à ce programme, le nombre de migrants centraméricains détenus à l’intérieur des ceintures a augmenté de 71 % par rapport à 2010. Le Mexique a arrêté plus de migrants que les États-Unis, ce qui montre l’efficacité de la stratégie de l’externalisation des frontières et de la sécurité des États-Unis.
Lorsque Donald Trump est arrivé à la présidence (2017), la politique de sécurité mise en œuvre sous le gouvernement de Barack Obama a continué. Cependant, en contradiction avec les présidents antérieurs, les politiques de son administration se sont caractérisées par leur unilatéralité et leur éloignement du cadre diplomatique accompagnés d’une rhétorique qui présentait tous les migrants mexicains comme des criminels et des trafiquants de drogue. Le gouvernement américain a, de cette façon, justifié la construction d’un mur frontalier, la « tolérance zéro » à la migration clandestine, la restriction des demandes d’asile et l’établissement du programme « Rester au Mexique », qui obligeait les migrants à demander l’asile dans les pays par lesquels ils avaient transité avant d’arriver aux États-Unis. En 2018, un gouvernement de gauche assume pour la première fois la présidence du Mexique avec Andrés Manuel López Obrador. Contrairement aux administrations précédentes, sa posture vis-à-vis de la migration s’est avérée plus flexible et humanitaire. Il a proposé des initiatives conjointes avec les États-Unis, le Canada et les pays du Triangle nord pour développer économiquement ce dernier dans le but de réduire les causes de la migration.
Or, la réalité politique s’est imposée. Face à la posture du président mexicain, Donald Trump a annoncé l’imposition d’un tarif général de 5 % sur toutes les importations mexicaines, qui augmenterait progressivement jusqu’à atteindre 25 % si le Mexique ne parvenait pas à contenir l’arrivée de migrants centraméricains à la frontière sud des États-Unis. López Obrador s’est alors engagé à stopper le flux de migrants sans papiers en transit. L’axe central de la nouvelle stratégie fut le déploiement de la Garde nationale, récemment créée, dans onze municipalités du Chiapas et du Tabasco situées à la frontière sud. En envoyant la Garde nationale, le gouvernement mexicain a fini par militariser cette frontière.
Le phénomène des caravanes de migrants clandestins du Triangle nord apparu en 2019 a posé un nouveau défi à López Obrador. Il a mis en œuvre une mesure d’urgence dite de « dissolution des caravanes ». Au début de leur trajet, les autorités mexicaines les laissaient avancer, tout en les surveillant, pour ensuite les séparer en contingents afin d’expédier leurs démarches de régularisation. Il a également développé un programme pour accueillir les demandeurs d’asile que les autorités américaines ont renvoyé sur le territoire mexicain. L’objectif fut de les incorporer en tant que main-d’œuvre aux projets de développement prévus dans le Sud-Est du pays. Pourtant, la plupart du temps, les migrants ont été abandonnés à leur sort.
Le président Joe Biden, entré en fonction en 2021, essaya d’inverser bon nombre des politiques de son prédécesseur avec un succès partiel. Son administration a lancé l’application en ligne « CBI One » pour les demandeurs d’asile et a présenté au congrès le Plan Biden, une initiative pour renforcer la sécurité et la prospérité de l’Amérique centrale. De 2023 à 2024, il a aussi mis en place le programme « Parole », lequel octroyait, pour des raisons idéologiques, des visas temporaires et un statut privilégié aux ressortissants du Vénézuéla, de Haïti, du Nicaragua et de Cuba. Par contre, il n’a pas réussi à renverser la politique du « Rester au Mexique », ni le « Titre 42 », une mesure d’urgence qui fermait les frontières américaines.
En juin 2024, Claudia Sheinbaum, la première présidente du Mexique, est arrivée au pouvoir. Pendant les premiers mois de son gouvernement, elle n’a pas touché à la politique migratoire de López Obrador. Le scénario a changé en novembre 2024 lors de la réélection du président Trump. Pendant sa dernière campagne présidentielle, Trump a menacé de renvoyer chaque année un million de migrants sans papiers dans leur pays d’origine (en passant par le Mexique). Cette possibilité a immédiatement eu une conséquence majeure pour la présidente à peine élue : une dizaine de caravanes venues du Triangle nord se sont organisées à la frontière sud du Mexique afin d’arriver à la frontière sud des États-Unis avant que Trump ne prenne le pouvoir. Ceci a poussé son administration à reprendre la stratégie de « dissolution des caravanes ».
Le bouchon du Darien
La crise du Covid, en 2019, a représenté une nouvelle menace qui a mis fin à la libre mobilité des personnes à travers le monde. Alors que les États-Unis mettaient en place le « Titre 42 », le Mexique a été un des seuls pays à laisser ses frontières ouvertes, ce qui a favorisé le flux des personnes cherchant à atteindre les États-Unis une fois la pandémie passée. Malgré les restrictions sanitaires dans les autres pays, à la fin du Covid-19, il y avait ainsi au Mexique 500 000 migrants provenant du Guatémala, du Salvador, du Honduras et de Haïti, ainsi que 60 000 provenant d’Afrique et d’Asie. Une fois la pandémie passée, deux nouvelles routes se sont ouvertes permettant l’arrivée au Mexique des migrants clandestins venus de loin : celle du bouchon de Darién et celle du Nicaragua. Depuis lors, la migration n’a fait que s’accroitre.
Le bouchon du Darien est le thermomètre de la migration de l’Amérique du Sud et des Caraïbes vers les États-Unis. Il s’agit de l’une des routes les plus dangereuses du monde pour la migration. Située entre la Colombie et le Panama, cette forêt tropicale humide montagneuse est contrôlée par l’organisation paramilitaire colombienne « Clan del Golfo », et les cartels du Pacifique. C’est le point de passage de nombreux migrants clandestins, notamment ceux venus du Vénézuéla, de Colombie et de Haïti.
Les raisons qui poussent les habitants à quitter leurs pays d’origine sont variées. Pour le Vénézuéla, il s’agit de la précarisation des conditions de vie après l’arrivée du Parti Socialiste (PSU) et suite aux sanctions économiques des États-Unis. Tandis que pour la Colombie, le manque de travail et l’insécurité sont à l’origine de la vague migratoire actuelle. À son tour, le vide du pouvoir, les tremblements de terre et l’épidémie du choléra en 2010, l’ouragan Mathieu en 2016 et les crises humanitaires qui les ont suivis ont poussé une majorité de la population haïtienne à quitter le territoire. Selon le Service national de migration de Panama, en 2023, le nombre des migrants irréguliers traversant le Darien a atteint 520 085, un chiffre record dans la région. Pour éviter que les migrants ne restent sur leur territoire, le Panama et le Costa Rica ont signé un accord établissant des lignes d’autobus permettant la circulation des migrants entre le Pacifique sud et la frontière avec le Nicaragua.
À la frontière entre le Nicaragua et le Honduras
La deuxième route vers les États-Unis est le passage par le Nicaragua vers le Honduras. En 2018, Daniel Ortega est arrivé au pouvoir et a établi trois politiques migratoires. La première s’est adressée aux dissidents politiques de son régime qu’il cherche à expulser. La deuxième a visé à défier les États-Unis en permettant aux migrants cubains d’échapper à l’embargo américain en passant par le Nicaragua sans avoir besoin de visa. Il a même aménagé un pont aérien à cette fin. La troisième a établi un système pour encourager la migration clandestine des autres pays vers les États-Unis. Derrière cette mesure se trouve l’intérêt personnel d’Ortega qui remplit ses coffres personnels avec les frais de démarches migratoires pour les non-nicaraguayens, y compris les migrants clandestins provenant d’Afrique, d’Europe et d’Asie. Ainsi en 2024, 318 771 migrants ont traversé la frontière entre le Nicaragua et le Honduras par la voie terrestre.
Contrairement aux cas précédents, la migration du Triangle nord vers le Mexique est une affaire de longue date. Dans les années 1980, il y a eu un véritable exode de dissidents des dictatures qui se sont réfugiés au Mexique. La migration clandestine s’est développée à partir de la deuxième moitié des années 1990. La crise économique malgré le CAFTA, le manque de démocratie et la présence du groupe criminel de la Mara Salvatrucha sont devenus les causes principales de cette migration, cette fois-ci vers les États-Unis. En 2023, 410 000 migrants clandestins provenant de cette région ont été arrêtés à la frontière sud du Mexique. Après l’ouverture de nouvelles routes, le Triangle nord est aussi devenu une région de transit.
Perspectives
Actuellement, il y a sur le sol mexicain une population d’un peu plus d’un million de migrants clandestins venus d’Amérique latine, et environ 150 000 migrants provenant d’Afrique, d’Asie, d’Europe et du Proche Orient (4).
Si le président Trump et son « tsar de la frontière » Tom Homan mènent leur projet à terme, la présidente Sheinbaum sera confrontée à une migration clandestine « inversée » sans précédent. L’INM a déjà commencé l’aménagement d’un stade de baseball à Ciudad Juárez, à la frontière nord, pour accueillir les migrants sans papiers étrangers (5). Pendant que le gouvernement mexicain se prépare, un nouveau phénomène est apparu à la frontière sud du Mexique qui mérite aussi l’attention : la migration de la population mexicaine du Chiapas vers le Guatémala face à la présence du crime organisé et à la lutte des cartels pour un territoire qui s’avère riche en ressources naturelles.
Notes
(1) Les chiffres sont issus de l’Institut national des migrations mexicain (INM).
(2) L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) fut signé en 1992 entre les États-Unis, le Mexique et le Canada.
(3) B. Zepeda et J. Fuentes, « La frontera Mexico-Guatemala y el perímetro de seguridad de Estados Unidos », Entre político y lo espacial: representaciones geopolíticas de la región transfronteriza México Guatemala, LibrosCIDE, 2000.
(4) Adam Isacson, « Weekly US-Mexico Border Update: Migration trends, Mass deportation, Border wall parts », 20 décembre 2024 (https://rebrand.ly/997a26).
(5) https://rebrand.ly/009chex
Julieta Fuentes-Carrera