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vendredi 26 septembre 2025

La Méditerranée : une géographie insulaire et une proximité qui favorisent la circulation

 

La proximité de plusieurs îles méditerranéennes – appartenant à des pays de l’Union européenne (UE) – avec les côtes africaines (Maghreb) et orientales (Turquie, Liban) est à l’origine de la mise en place de « routes migratoires » qui seront de plus en plus empruntées par des candidats à l’exil à partir des années 1990. Ces itinéraires combinent, sur des milliers de kilomètres, des portions terrestres (traversées du Sahara ou du Moyen-Orient), mais également des portions maritimes en Méditerranée.

Plusieurs routes maritimes transméditerranéennes se sont mises en place ces deux dernières décennies, notamment en raison de la présence d’« intermédiaires » de la migration, qui sont souvent réunis sous le terme de « passeurs », mais qui désignent des acteurs divers. Ces routes principales sont au nombre de trois, chacune d’entre elles regroupant un ensemble d’itinéraires qui ne sont pas toujours identiques, mais que l’on considère comme étant proches géographiquement ; elles s’apparentent à des axes de passage.

Géographie migratoire

À l’est de la Méditerranée, la « route orientale », qui passe par la Turquie, permet aux migrants moyen-orientaux (Syriens, Irakiens, Afghans) de rejoindre l’Europe par la Bulgarie ou par les îles grecques de la mer Égée. Chypre est traditionnellement une destination migratoire pour les Libanais, redevenue avec la crise de 2019 un lieu d’exil important pour les habitants du « Pays des Cèdres » – comme ce fut le cas durant la guerre civile (1975-1990) –, mais aussi pour d’autres nationalités de la région provenant de pays en conflit (Syriens, Palestiniens, Iraniens, Soudanais). Il s’agit d’une alternative à l’axe Turquie/Grèce/Balkans. La division de l’île – avec la République turque de Chypre du Nord d’un côté, et la République de Chypre, État membre de l’UE, de l’autre – est un élément favorisant les passages clandestins. Cet itinéraire chypriote est moins fréquenté que la traditionnelle route de la Turquie, car la République de Chypre ne fait pas partie de l’espace Schengen. Il est donc difficile pour les migrants ayant franchi la « ligne verte » entre les deux entités chypriotes de poursuivre en direction du continent européen.

Au milieu de la Méditerranée, la « route centrale » vers l’Italie relie les espaces subsahariens et la Libye à l’Europe en passant par de petits espaces insulaires tels que Malte (membre de l’UE) et Lampedusa (île italienne proche de la Tunisie), et demeure la plus dangereuse de toutes. Elle est empruntée par les personnes en provenance d’Afrique, mais aussi, et de plus en plus, du Moyen-Orient. Les distances importantes à parcourir entre les côtes africaines et les îles européennes s’ajoutent aux conditions météorologiques parfois difficiles : selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), cet itinéraire aurait provoqué la mort de 17 000 personnes depuis 2014 (1).

La proximité de l’Espagne et du Maroc, qui possède deux enclaves espagnoles sur son territoire (Ceuta et Melilla), fait de la zone du détroit de Gibraltar l’autre route classique transméditerranéenne de la migration vers l’UE. Elle est appelée « route de l’ouest » et elle est principalement empruntée par des ressortissants africains. Elle regroupe plusieurs sous-­itinéraires reliant les deux royaumes, dont un itinéraire qui s’est mis en place entre les côtes marocaines et les îles Canaries dans l’océan Atlantique. Ce dernier constitue une alternative pour contourner le durcissement des contrôles sur les côtes nord du Maroc.

Ces routes migratoires sont plus ou moins empruntées en fonction de multiples facteurs qui combinent situation géopolitique et sécuritaire des pays au sud et à l’est de la Méditerranée, politiques migratoires de l’UE envers les États du Levant et du Maghreb, adaptabilité des filières de passeurs. D’après les données compilées par l’OIM, entre 2017 et 2023, 1,14 million de personnes sont arrivées dans le sud de l’Europe (Italie, Espagne, Grèce, Chypre et Malte) par ces routes de manière irrégulière selon l’acception des États européens, c’est-à-dire sans document de voyage reconnu. D’après la même source, 28 % du total sont des ressortissants d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale (2).

L’UE se barricade toujours plus

L’arrivée de migrants (politiques et/ou économiques) pose des questions de coexistence tendant à crisper la plupart des pays de l’UE, qui répondent presque toujours par des mesures sécuritaires. Accords, traités, législations, directives se mettent ainsi en place depuis deux décennies entre l’UE et les pays de l’est et du sud de la Méditerranée pour limiter la migration non autorisée par les Européens. Contestés par des associations de défense des Droits de l’homme, les accords destinés à réduire les flux migratoires sont dorénavant proposés aux pays du sud de la Méditerranée sous la forme de « package » mêlant divers domaines (développement, coopération, sécurité). À noter que les pays méditerranéens de l’UE (Espagne, Italie, Grèce), lieux d’arrivée des routes migratoires, sont soumis à la pression des autres membres, qui leur demandent de protéger les « frontières européennes ». Les « printemps arabes » de 2011 et leurs conséquences sont à l’origine de la déstabilisation de plusieurs pays méditerranéens (Syrie, Liban, Libye), incitant l’UE à renforcer sa logique de maîtrise des flux et d’externalisation des contrôles. L’angoisse grandissante d’une émigration massive venue d’Afrique pousse l’UE à des procédés similaires de durcissement des contrôles aux frontières maritimes sous-traités par les pays du Maghreb en échange de compensations financières et de promesses en matière de développement.

Les migrations maritimes de la Turquie vers la Grèce et, dans une moindre mesure, vers Chypre et la Bulgarie (« route orientale ») ont constitué la principale porte d’entrée irrégulière en Europe en 2015, lorsque près d’un million de migrants ont cherché à traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Europe. Depuis, le nombre de personnes empruntant cette route a chuté après la mise en œuvre de l’accord UE-Turquie fin mars 2016. L’autre pays visé en matière de contrôle des migrations a été la Libye. En février 2017, l’Italie, soutenue par l’UE et les Nations unies, signe un accord avec le gouvernement de Fayez el-Sarraj (2016-2021) pour « lutter contre le trafic illégal de migrants en Méditerranée ». Environ 200 millions d’euros ont été affectés pour l’externalisation de la gestion migratoire auprès des autorités libyennes avec comme but le financement, la formation et l’équipement des garde-côtes (3). Ces derniers sont décriés par les organisations humanitaires pour leurs méthodes violentes de refoulement des bateaux de migrants vers le large.

Le déplacement des lieux d’embarcation des migrants tenus par les réseaux de passeurs, qui s’adaptent toujours aux mesures sécuritaires décidées et financées par l’UE, pousse Bruxelles à multiplier les partenariats avec les autres pays du Maghreb. La « route centrale » s’est en partie déplacée vers les côtes tunisiennes, incitant à la signature d’accords avec Tunis en juillet 2023. Le protocole a été signé par le commissaire à l’Élargissement et à la politique européenne de voisinage (PEV) et le secrétaire d’État tunisien auprès du ministre des Affaires étrangères, de la Migration et des Tunisiens à l’étranger à la suite des échanges avec la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen (depuis 2019), les Premiers ministres des Pays-Bas et d’Italie, Mark Rutte (2010-2024) et Giorgia Meloni (depuis 2022), et le président tunisien Kaïs Saïed (depuis 2019). En échange d’une aide financière apportée à la Tunisie (plus de 100 millions d’euros pour l’achat de matériel de surveillance maritime), il vise à empêcher les personnes d’atteindre l’Europe, à augmenter le nombre de retours de Tunisiens n’ayant pas le droit de rester en Europe (les déboutés) et à faciliter les rapatriements de ressortissants d’autres nationalités depuis la Tunisie vers des pays tiers.

Les enjeux politiques sont importants. Selon l’agence Frontex, plus de 157 000 personnes ont franchi clandestinement, en 2023, la frontière de l’espace Schengen par la Méditerranée centrale, soit une augmentation de 234 % par rapport à 2021. L’Italie a du mal à faire face à cette hausse et a déclaré l’état d’urgence pour déployer des ressources supplémentaires. Le gouvernement souverainiste de Giorgia Meloni joue une partie de sa crédibilité sur la question migratoire. La Tunisie, au même titre que la Libye, est considérée comme l’une des principales portes d’entrée pour les demandeurs d’asile et les migrants de travail qui souhaitent atteindre les côtes européennes. Certains de ces migrants sont des ressortissants tunisiens qui veulent quitter leur pays, mais d’autres viennent de plus loin, notamment d’Égypte, de Côte d’Ivoire, de Syrie, d’Afghanistan, du Pakistan ou du Bangladesh. En raison de sa proximité géographique et du verrouillage de la route par la Turquie, l’Italie représente le principal point d’entrée vers l’Europe.

Impliquer les pays de la rive sud dans la surveillance

Tout comme la Libye et la Tunisie, la Mauritanie et le Maroc ont en commun d’être des étapes des principales routes migratoires vers l’Europe. Celle de la Méditerranée occidentale, qui part de l’ouest du Maghreb vers l’Espagne, fait l’objet d’une attention particulière. Les accords avec le Maroc, dernière frontière avant l’Europe, figurent parmi les plus anciens conclus avec un pays du Maghreb, puisque l’externalisation de ses politiques migratoires remonte à la fin des années 1990 et au début de la décennie 2000 (4). La lutte contre l’immigration irrégulière et le principe de réadmission des ressortissants marocains et africains sont depuis longtemps au cœur du partenariat entre le royaume et l’UE (Déclaration de Barcelone en novembre 1995 ; programme « Meda I » en 1996 et « Meda II » en 2000 ; PEV en 2004).

Le 8 mars 2024, un accord a été conclu avec la Mauritanie, en présence du chef du gouvernement espagnol, mobilisant 210 millions d’euros et prévoyant une coopération accrue avec Frontex. Ainsi, l’UE multiplie les accords avec l’ensemble des pays du nord de l’Afrique pour tenter d’empêcher les arrivées de migrants à ses frontières. Il est évident que les dirigeants européens ont été soucieux, au début de l’année 2024, d’afficher leur fermeté en matière d’immigration irrégulière. Rappelons que nous étions à seulement trois mois des élections au Parlement européen des 6-9 juin, avec des sondages qui prédisaient une poussée de l’extrême droite – elle a remporté 187 sièges sur 720.

L’implication des États du sud de la Méditerranée en matière de lutte contre l’immigration et la surveillance accrue de la frontière méditerranéenne amène de nombreux observateurs à affirmer que le passage par le détroit de Gibraltar est devenu plus difficile, ce qui contraint les candidats à l’exil à emprunter des chemins plus longs et plus dangereux. Ainsi, la « route atlantique », qui quitte les rivages du Sénégal et du Sahara occidental pour rejoindre les Canaries espagnoles, est une alternative de plus en plus fréquentée, et ce particulièrement en ce début d’année 2024, avec une augmentation de près de 500 % des traversées par rapport à la même période en 2023 (5). Sur les six premiers mois de 2024, l’OIM a recensé 19 257 migrants arrivés en vie par cet itinéraire, contre 5 641 sur un autre territoire espagnol en empruntant la « route de l’ouest » (6).

Les frontières comme ressource économique : le cas de la Libye

Dans les pays de départ, les migrants trouvent des « agences » qui vendent, en échange de fortes rémunérations, des « circuits » d’immigration clandestine, sous la forme de billets d’avion, de visas (vrais ou faux) et même de faux papiers, ainsi que des preuves de travail (généralement non déclaré) dans les territoires de destination. L’économie du transit migratoire est devenue une manière de gagner sa vie pour un ensemble d’acteurs, « entrepreneurs de la migration », qui rendent possible la circulation de populations en échange d’une rétribution. L’activité de passeur s’est complexifiée et diversifiée, tout comme les rapports qui unissent les migrants à ces réseaux de passage, qui sont souvent présentés comme des mafias. Si leur objectif est toujours mercantile, cela ne signifie pas que tous les facilitateurs de migrations sont systématiquement des escrocs. Pourtant, certains réseaux peuvent être violents et dangereux pour les migrants, particulièrement sur certains segments des routes migratoires : dans un pays comme la Libye, en conflit depuis 2011, les frontières et les territoires miliciens sont devenus des ressources financières, auxquelles la figure du « passeur » est associée.

La situation géopolitique de la Libye a favorisé la mise en place d’une économie de prédation où chaque parti en conflit tente de prélever des ressources sur le territoire qu’il contrôle. La guerre civile a accentué la fragmentation avec la multiplicité des pouvoirs locaux et la dualité institutionnelle entre Tripoli et Tobrouk. Malgré le chaos qui règne, la Banque centrale libyenne continue d’être l’unique réceptacle des exportations de pétrole. Elle verse alors les salaires, en rétribuant les tribus organisées en milices. Ce qui encourage les Libyens à rejoindre une milice s’ils veulent toucher leurs salaires. Cela se fait au détriment de l’État et renforce la division du pays.

La chute de Mouammar Kadhafi (1942-2011), qui dirigeait le pays depuis 1969, a accéléré le processus d’intégration économique avec les États du Sahel, puisque le contrôle des frontières a quasi disparu. L’ouest et le sud du pays échappent au pouvoir des deux leaders libyens à la tête de deux gouvernements rivaux. Ces régions sont devenues des zones grises où la principale activité demeure la contrebande et le trafic des migrants clandestins vers l’Europe. Elles sont peuplées par des minorités – les Touaregs et les Toubous – qui étaient marginalisées déjà sous le précédent régime et qui le sont toujours de nos jours.

Les Touaregs contrôlent la frontière avec la Tunisie et l’Algérie. Exclus du partage de la ressource pétrolière, ils prospèrent de la contrebande et du trafic humain depuis 2011. Les Amazighs du nord-ouest se sont ralliés aux forces du maréchal Khalifa Haftar, permettant à ce dernier de couper Tripoli de la Tunisie. La principale route migratoire de l’Algérie vers la Libye, qui passe par Ghadamès, est sous leur contrôle.

Les Toubous, quant à eux, contrôlent le sud et sont en relation avec les membres de leur communauté au Niger et au Tchad. Les relations transfrontalières sont intenses et représentent pour les communautés locales une ressource quasi exclusive. Les discriminations dont ils ont été victimes de la part des tribus arabes renforcent leur identité et leur cohésion : ils forment de puissantes milices tribales. Ils sont parvenus à priver les Arabes de l’accès aux frontières avec le Tchad et le Soudan, ce qui leur confère le monopole des trafics avec l’Afrique subsaharienne. Cela contribue à leur autonomie vis-à-vis des deux rivaux du nord. Sebha et Koufra, les deux grandes villes du sud libyen, sont devenues des lieux de passage obligés pour les migrants africains en route vers l’Europe.

Beaucoup de migrants ayant dû traverser la Libye décrivent ce pays comme étant l’étape la plus dangereuse du parcours. La traite humaine y est pratiquée par les milices locales libyennes et les lieux de trafic humain sont parfaitement organisés. « Chacun prélève sa part au passage : les passeurs, les miliciens, les bandes armées rebelles, mais aussi les habitants qui fournissent gîte et couvert », affirme un migrant recueilli sur le navire de sauvetage Aquarius, affrété par SOS Méditerranée entre 2016 et 2018. Les migrants servent de marchandise aux miliciens, au même titre que les armes et la drogue ; ils sont emprisonnés, puis parfois revendus ou utilisés comme main-d’œuvre pour travailler (généralement sans rémunération). Les femmes peuvent être kidnappées et prostituées. Chaque tribu contrôle ses propres milices et lieux de rétention. Ce trafic lucratif, dans un pays en proie au chaos, génère des enfermements abusifs dans des conditions de détention dégradantes, des mauvais traitements, des cas de torture, des viols et abus sexuels, ainsi que du travail forcé, y compris la prostitution, dans les villes de Sebha, de Koufra ou de Ghadamès, étapes traditionnelles des routes transsahariennes. 

Notes

(1) Les données sur les disparus en Méditerranée sont disponibles sur : https://​missingmigrants​.iom​.int/​f​r​/​r​e​g​i​o​n​/​m​e​d​i​t​e​r​r​a​nee

(2) OIM, « Migration irrégulière vers l’Europe : Afrique de l’Ouest et du centre », janvier-décembre 2023.

(3) SOS Méditerranée, Les naufragés de l’enfer : Témoignages recueillis sur l’Aquarius, Digobar éditions, 2019.

(4) Diane Kitmun, « Le Maroc gère les flux des indésirables », in Plein droit, no 88, mars 2011.

(5) OIM, « Migration irrégulière vers l’Europe : Route atlantique ouest-africaine », janvier-mars 2024.

(6) OIM, « Routes d’Afrique de l’Ouest et du centre à travers le Sahel », août 2024.

Cyril Roussel

areion24.news