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dimanche 21 septembre 2025

La désinformation, l’arme de destruction massive de Pékin à Taïwan

 

L’une des armes les plus redoutables dont dispose la Chine contre Taïwan est sans conteste la désinformation, les techniques utilisées étant de plus en plus sophistiquées et donc difficiles à endiguer, l’objectif ultime étant de semer la confusion dans l’opinion publique avec pour conséquences de saboter les fondements de la démocratie et peser sur les élections.

L’arrivée de l’intelligence artificielle a tout changé car elle permet de multiplier par un facteur d’au moins dix la puissance de la désinformation à Taïwan tout comme ailleurs. Avec elle, les experts chinois parviennent dorénavant à tourner en ridicule les responsables politiques de Taïwan présentés dans des clips vidéo comme de véritables clowns sans craindre des sanctions judiciaires avec pour résultat de décrédibiliser le monde politique taïwanais.

Ces clips, d’une durée de 20 à 30 secondes, sont diffusés en très grand nombre sur une multitude de plateformes disponibles dans l’île ou d’applications très utilisées – dont bien entendu l’application chinoise vedette TikTok.

TikTok est une application mobile de partage de courtes vidéos et d’images, ainsi qu’un réseau social basé sur un algorithme favorisant la viralité, lancée en 2016. Développée par l’entreprise chinoise ByteDance pour le marché non chinois, elle est utilisée par plus d’un milliard d’individus dans le monde et suspectée de disséminer des messages subliminaux à caractère politiques et de détourner ses usagers des grands enjeux de la planète.

L’un de ces clips, montré au public sur grand écran à l’occasion d’un forum international organisé à Taipei du 9 au 11 septembre avec pour thème « Le rôle des médias dans la défense de l’espace de l’information, » montre un personnage virtuel créé par l’IA sous les traits du président taïwanais Lai Ching-te qui, tel un pantin désarticulé, s’agite en tous sens à en devenir ridicule.

La perversité augmentée de la désinformation fabriquée avec l’IA générative

« Utiliser ces clips est profondément pervers car le but est d’abord de faire rire, les cibles étant surtout les jeunes, à propos de questions graves telles que les sujets de fond comme les tensions entre la Chine et Taïwan, » souligne Chen Summer (陳慧敏), co-fondatrice du Taiwan FactCheck Center, l’une des principales organisations de vérification des faits de l’île collaborant avec Facebook, Yahoo et d’autres réseaux sociaux dans le monde sinophone depuis 2018.

L’usage de l’IA générative qui permet de cloner des personnages à volonté rend le traçage de ces vidéos quasi-impossible, si bien que quand bien même il existe aujourd’hui des lois pour punir les auteurs convaincus de répandre de la désinformation, les autorités taïwanaises demeurent désarmées et dans l’impossibilité d’entamer des poursuites contre des inconnus.

La désinformation sous toutes ses formes s’attache en particulier à semer le doute dans les consciences collectives puis, dans un deuxième temps, à faire passer le faux pour le vrai ou l’inverse. L’une des méthodes favorites est de salir la réputation de responsables politiques de la majorité au pouvoir. A Taïwan, les résultats sont proprement sidérants.

C’est ainsi que, selon un sondage récent portant sur plus de 1 000 personnes en âge de voter, les électeurs du Kuomintang (KMT, 國民黨), le parti nationaliste aujourd’hui dans l’opposition, sont 46,78% à penser que les États-Unis sont les vrais responsables de la guerre livrée par la Russie à l’Ukraine depuis le 24 février 2022, ceux désignant la Russie n’étant que 34,09%.

La proportion est inverse dans les rangs du Parti Démocratique Progressiste (PDP, 民進黨) au pouvoir avec respectivement de 10,16% et de 68,14%. Le résultat est tout aussi frappant lorsque la question est d’approuver ou non l’idée selon laquelle les États-Unis ne sont pas dignes de confiance et ne cherchent qu’à exploiter les ressources de Taïwan : c’est oui à 81,16% pour les électeurs du KMT et seulement 18,29% pour ceux du PDP.

Taïwan, une jeune démocratie, peu préparée à lutter contre la désinformation

« La démocratie à Taïwan n’a pas 30 ans. Nous sommes un pays démocratique très jeune, » explique Charles Lo (羅承宗), professeur de sciences et technologies à l’Université de Kaohsiung, l’un des experts de la désinformation à Taïwan. « Or à Taïwan, nous avons beaucoup de problèmes à résoudre. Depuis dix ans, Taïwan est en première ligne pour les campagnes de désinformation chinoises, » a-t-il souligné lors de cette même conférence internationale.

« Lors de la dernière campagne présidentielle, la Chine a déversé beaucoup d’argent pour acheter des médias taïwanais afin qu’ils diffusent de fausses informations. Nous ne sommes pas encore assez préparés pour lutter contre ces opérations d’influence, » a-t-il ajouté.

« Ce sont des crimes de haute trahison mais à Taïwan notre dispositif législatif n’est pas encore assez développé pour lutter contre ce phénomène […] Au cours des huit dernières années, nous n’avons pas fait tout ce qu’il fallait faire. C’est un échec, » juge-t-il encore.

Pourtant des mesures ont été prises mais le gouvernement, lui-même sur une ligne de crête politique car ne disposant pas d’une majorité parlementaire, doit jongler entre des critiques incessantes de l’opposition en partie favorable à Pékin et une opinion publique pour partie ouverte à l’idée de négocier avec les autorités communistes chinoises.

Il existe aujourd’hui une application gouvernementale, Co-facts, permettant aux citoyens de vérifier eux-mêmes en direct si une information diffusée par Line, un réseau social très populaire à Taïwan, ou d’autres plateformes est une information vraie ou fausse. Une fois le fact-checking réalisé, le chatbot programmé par Co-facts s’ouvre en même temps que l’article concerné et apporte du contexte à l’information d’origine. Mais ça n’est qu’un exemple des nombreuses initiatives citoyennes dans le genre.

D’autres applications non-gouvernementales récentes permettent de faire pareil. Cependant, le nombre extraordinairement élevé des fausses informations rend leur utilité réelle relativement faible, d’autant qu’une bonne partie des utilisateurs soit n’en connaissent pas l’existence, soit n’ont pas le réflexe de les utiliser. De plus, nombre de ces deepfakes contiennent une part de vérité qui rend le debunking plus compliqué.

Quand la désinformation devient un véritable business à Taïwan

« L’une des techniques est de répandre des rumeurs infondées en utilisant les plateformes d’influenceurs, grands et petits, qui sont rétribués pour les diffuser. Certaines de ces vidéos aux contenus faux recueillent 400 000 vues, » explique Wu Min-hsuan (吳銘軒), co-fondateur de Doublethink Lab.

« Il y a là des opérations marketing de très grande ampleur. Ce domaine est devenu une activité commerciale très répandue à Taïwan, » ajoute-t-il. « Vous avez quelques centaines d’influenceurs qui, quelle que soit leur taille, sont sollicités et acceptent de les diffuser. Et voilà que vous les retrouvez sur votre smartphone pour accompagner des promotions de shampoing. L’influenceur reçoit 200 dollars de Taïwan (5,6 euros) ou plus et l’affaire est faite, » dit-il.

Jusqu’à il y a peu, la proximité linguistique entre Taïwan et la Chine continentale favorisait ces deepfakes. Il existe en effet très peu de marqueurs pour distinguer un message écrit en chinois depuis Pékin ou depuis Taïwan mis à part que les premiers font usage de caractères simplifiés et les seconds des caractères traditionnels.

Les Européens avaient certes l’avantage de ne pas parler la même langue que les Russes, mais avec les progrès de l’IA, il devient possible de produire du contenu en français depuis la Russie sans que cela se voie trop. De ce fait, la situation européenne se rapproche maintenant de celle de Taïwan, expliquait Audrey Tang, l’ancienne ministre du numérique taïwanaise, aujourd’hui ambassadrice du numérique à la Tribune du dimanche, le 16 juin dernier.

Avec les IA génératives, Taïwan anticipe la multiplication des deepfakes et veut y répondre de manière proactive, avant que les dérapages ne se multiplient. Un combat désormais porté au gouvernement par Audrey Tang.

Elle avait démontré au cours de son mandat qu’elle était en avance sur tout le monde en préconisant la méthode du « prebunking. » On connaît le debunking, cette méthode qui consiste à prouver, après parution, le caractère fallacieux d’un contenu. Le prebunking veut sensibiliser à ces sujets les citoyens pour que chacun soit en mesure d’identifier les contenus problématiques.

Lors de la dernière campagne présidentielle fin 2024, les conclusions des experts taïwanais avaient mis en lumière un flux de désinformations inédit contenant de multiples rumeurs. Par exemple accuser des responsables américains d’avoir demandé à Taïwan d’ouvrir, en plein cœur de sa capitale, un laboratoire pour développer des armes biologiques.

Les ingérences dans les campagnes électorales

Jusqu’à 15 000 fausses informations par jour avaient été diffusées pendant cette campagne sur les réseaux sociaux taïwanais, via des groupes de discussions sur WhatsApp. Ces flux de désinformation ont été identifiés et surveillés par les autorités taïwanaises.

Déjà en 2023, les autorités américaines accusaient la Chine de dépenser des milliards de dollars dans une campagne mondiale de désinformation. Le moindre débat et le moindre fait d’actualité sont immédiatement exploités par cette armée de l’ombre chinoise en ligne, dont les faux contenus sont parfois scrupuleusement relayés par des opérateurs russes.

D’autres rumeurs infondées faisaient état de pénuries de produits de consommation de base qui avaient déclenché de véritables ruées vers les magasins. S’y ajoutaient des fake news et des critiques virulentes concernant le parti taïwanais au pouvoir qui penche du côté de l’indépendance, reprises d’émissions issues de la télévision.

Ces contenus sont toujours diffusés 24 heures sur 24 par la plateforme Douyin (抖音), la version chinoise de TikTok, une plateforme qui serait utilisée par 4,2 millions d’individus à Taïwan sur une population de 24 millions de personnes, dont 40 % seraient de jeunes adultes taïwanais.

Une autre conséquence est que même le langage et les expressions purement chinoises commencent à se frayer un chemin parmi la jeunesse du pays, qui consomme des sketchs et des clips musicaux populaires venant du continent. Cette influence culturelle se faisait dans l‘autre sens il y a quelques décennies, alors que la Chine sortait du marasme maoïste.

Selon une enquête du New York Times, la désinformation se fait de plus en plus subtile et organique. Au lieu de bombarder les réseaux de messages grossiers pro-Pékin à travers une multitude de faux comptes, les agents chinois mènent aujourd’hui une « guerre cognitive » permettant d’accentuer les divisions sociales : augmentation artificielle du nombre de morts dues au Covid, production de faux documents suggérant une mauvaise gestion de l’argent public, falsification des déclarations de célébrités ou de responsables politiques.

Taïwan s’organise pour faire face à la désinformation

Pour contrer cette guerre, le pays a donc mis en place une véritable stratégie anti-désinformation à l’échelle nationale. Ainsi, a aussi été mis en place le groupe Fake News Cleaner, composé de 22 conférenciers et 160 bénévoles qui sillonnent les universités, les temples et les petits villages de pêcheurs pour former les gens aux fake news et aux outils informatiques. Taïwan a aussi mis en place Cofact, un organisme de vérification de l’information intégré à une application de réseau social populaire appelé Line.

Enfin, les citoyens peuvent également se tourner vers le Taiwan Fact-checking Center, une ONG indépendante lancée en 2018 qui s’est illustrée durant la pandémie en lançant l’Alliance Corona Virus Fact, le plus grand projet de fact-checking jamais réalisé avec plus de 10 000 informations vérifiées par une centaine de personnes à travers le monde.

Il arrive aussi qu’à la désinformation s’ajoutent des provocations publiques dans l’île même. C’est ainsi que le gouvernement taïwanais a procédé ces derniers mois à l’expulsion de plusieurs influenceurs venus du continent qui prônaient publiquement le rattachement de Taïwan au continent par un biais militaire.

Fin mai, une ressortissante chinoise dont le permis de séjour familial avait été révoqué en raison de publications sur les réseaux sociaux prônant la « réunification militaire » de la Chine avec Taïwan avait été expulsée après avoir manqué la date limite fixée dans son ordre d’expulsion.

Connue sous son pseudonyme en ligne Xiao Wei (小微) sur la plateforme de médias sociaux chinoise Douyin, l’influenceuse pro chinoise avait épousé un citoyen taïwanais, lui permettant d’obtenir un permis de séjour de longue durée dans le pays. Avant d’être invitée à embarquer dans le vol la conduisant à Canton, elle avait exprimé ses protestations véhémentes. « Il n’y a rien de mal à être une citoyenne chinoise digne, » avait-elle crié aux journalistes à l’aéroport. « Les autorités taïwanaises m’expulsent de force. Est-ce mal d’aimer ma famille et mon pays ? »

La même Xiao Wei avait ouvertement plaidé et à plusieurs reprises en faveur d’une prise de contrôle militaire de Taïwan par la Chine sur Douyin, ce qui avait motivé la révocation de son permis de séjour. Un communiqué de presse gouvernemental avait expliqué que Xiao Wei avait publié plusieurs vidéos en ligne dans lesquelles elle tenait des propos provocateurs tels que « Les rues de Taïwan sont remplies du drapeau rouge à cinq étoiles » (le drapeau national chinois).

Dans le même temps, le chef du Conseil des affaires continentales (MAC) de Taïwan, Chiu Chui-cheng (邱垂正), avait de son côté exhorté le public taïwanais à faire preuve d’ouverture et de soutien envers les conjoints chinois et les autres nouveaux immigrants respectant les lois de Taïwan. « Le petit nombre de conjoints chinois qui ont tenu des propos inappropriés ne devrait pas affecter les autres nouveaux immigrants qui s’identifient à Taïwan et s’y sentent attachés, » a-t-il déclaré.

L’expulsion de Xiao Wei faisait suite aux cas récents de deux autres ressortissants chinois, En Qi (恩綺) et Liu Zhenya (劉振亞), qui ont également perdu leur statut de résident en mars pour avoir publié des contenus prônant la « réunification militaire. » En Qi a quitté Taïwan le 31 mars, tandis que Liu est parti le 25 mars.

Ce nouveau danger venu de Washington

Il reste qu’un danger nouveau guette l’existence même de ces organisations privées de lutte contre la désinformation : des flux financiers qui se tarissent peu à peu avec la politique menée par le 47è président américain Donald Trump qui a décidé de supprimer des financements destinés à la lutte contre les réseaux étrangers de désinformation.

Le chef de la diplomatie américaine, Marco Rubio, avait annoncé mercredi 16 avril la fermeture de la seule agence fédérale américaine qui traquait et contrait la désinformation en provenance des pays étrangers, le Counter Foreign Information Manipulation and Interference (Service de lutte contre la manipulation de l’information et les ingérences étrangères).

En mars déjà, Donald Trump avait mis fin au financement de l’Agence américaine de cybersécurité et de sécurité des infrastructures, connue sous le nom de CISA (Center for Internet Security). L’administration Trump justifie ces décisions par la nécessité de « défendre la liberté d’expression des Américains. » Par la suite, plusieurs grands médias américains, tels que Facebook (Meta) avaient eux-mêmes interrompu leur coopération et les financements qui vont avec des médias étrangers, y compris à Taïwan. Google pourrait faire de même bientôt.

« Du fait de ces financements américains qui disparaissent les uns après les autres, nous craignons que nombre d’organismes de lutte contre la désinformation à Taïwan soient bientôt contraints à fermer leurs portes, » déplore Summer Chen.

Ceci arrive au plus mauvais moment puisque les tensions politiques n’ont jamais été aussi fortes entre le PDP au pouvoir et l’opposition à l’approche des prochaines échéances électorales, tensions qui sont abondamment instrumentalisées et exploitées par les services d’espionnage et de propagande chinois qui parviennent de plus en plus à infiltrer la société taïwanaise.

Pierre-Antoine Donnet

asialyst.com