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lundi 8 septembre 2025

CAVS : un programme européen qui prend de l’ampleur

 

Avec l’annexion de la Crimée début 2014, les voisins immédiats de la Russie sentent souffler sur leurs frontières un vent d’est ne présageant rien de bon, surtout si leurs territoires ont fait partie intégrante de l’URSS avant « la plus grande catastrophe du 20e siècle » selon Vladimir Poutine… C’est le cas des pays baltes, qui n’ont d’autre choix que de développer leur industrie d’armement tout en musclant leur potentiel défensif, car les agissements russes de ces dix dernières années font prendre conscience qu’il est capital de parer toute éventualité, même si l’on fait partie de l’OTAN.

C’est dans ce contexte tendu que l’Estonie et la Lettonie signent avec la firme finlandaise Patria Oy une lettre d’intention ratifiée le 17 décembre 2019, dans laquelle est stipulé un transfert de technologie vers les deux États baltes leur permettant de développer leur industrie militaire. La lettre d’intention est suivie par un accord – cadre signé le 29 janvier 2020 avec la Lettonie concernant la fourniture de 200 VTT (Véhicules de transport de troupes) et, dernièrement, de 56 véhicules de commandement. La signature de ce contrat précède la phase d’industrialisation du programme dénommé CAVS (Common armoured vehicle system), lancée à l’automne 2020. Le véhicule sélectionné par la Finlande dans ce cadre est le Patria 6 × 6, dont le prototype a été dévoilé pour la première fois en France au salon Eurosatory en 2018. Dérivé du XA 300, il est le modèle le plus abouti de la série des XA, mais avec un écart de 35 ans d’ingénierie.

La famille des XA se compose de véhicules rustiques et polyvalents en service depuis les années 1980 dans toutes les forces scandinaves, ainsi que chez le voisin estonien, et livré aux forces ukrainiennes par Helsinki à l’été 2022. En Finlande, la série des XA est surnommée « Pasi », abréviation de « Panssari Sisu » ou « Sisu blindé », car il a été développé par la branche défense de la firme Sisu, Sisu Defence, absorbée par Patria Oy en 1997. Pour mener à bien ce projet, Patria, qui appartient à hauteur de 50,1 % à la Finlande et à 49,9 % au norvégien Kongsberg Defence & Aerospace, crée début 2021 une coentreprise avec la société lettonne SIA Unitruck de Cesis, au nord-est de Riga : SIA Defence Partnership Latvia, détenue à 70 % par Patria et à 30 % par Unitruck. De plus, dans le cadre de l’accord de transfert de technologie, la Lettonie a obtenu la production des caisses, qui est confiée à l’entreprise locale EMJ Metals SIA, qui a reçu la certification de Patria pour la production indépendante sans impliquer de spécialistes finlandais. La production et l’assemblage de VTT en Lettonie constituent un élément important de la sécurité nationale, car ils garantissent des chaînes d’approvisionnement raccourcies pour la production d’équipements militaires et minimisent la possibilité de provoquer des perturbations dans la fourniture de composants ainsi que dans le processus de fabrication et de fourniture d’équipements militaires aux forces armées lettonnes.

La particularité du programme CAVS est qu’il n’est pas strictement bilatéral et demeure ouvert à d’autres nations désireuses de se doter d’une plateforme 6 × 6 rustique et éprouvée répondant aux besoins opérationnels variés de chacun. Ainsi, il promeut la standardisation des matériels au niveau européen, permettant de réduire la diversité actuelle des équipements militaires ainsi que les coûts grâce à une production centralisée et à une maintenance harmonisée. Cette standardisation facilite également l’inter-

opérabilité entre les forces armées des différents pays le mettant en œuvre, simplifiant ainsi les opérations conjointes et les échanges logistiques. En outre, le projet a pour but de soutenir l’industrie européenne de la défense en encourageant la conception et la fabrication du véhicule au sein de l’UE, contribuant ainsi à renforcer l’autonomie de l’Europe dans ce domaine stratégique. Le développement du CAVS s’inscrit également dans un contexte plus large de renforcement de la souveraineté stratégique européenne, particulièrement accentué par les tensions géopolitiques liées à l’agression de la Russie contre l’Ukraine, car ce conflit a mis en évidence la nécessité de moderniser les capacités militaires de l’UE et de réduire sa dépendance vis-à‑vis des fournisseurs extérieurs.

Ainsi, outre le fait d’améliorer les capacités opérationnelles des États participant au CAVS, le Patria 6 × 6 doit s’imposer à tous les pays acheteurs comme un dénominateur commun. Grâce à sa conception modulaire, il est appelé à couvrir un large spectre de missions, telles que le transport de troupes, la reconnaissance, l’appui – feu direct ou indirect, le commandement, les évacuations sanitaires et le soutien logistique. De plus, sa mobilité exceptionnelle, permise par une conception adaptée aux terrains difficiles et des capacités tout – terrain optimisées, assurera une grande autonomie dans des environnements hostiles.

Une diffusion dans le nord de l’Europe

Le contrat letton est signé fin août 2021 et les livraisons, qui débutent dès le mois de novembre suivant, vont s’échelonner jusqu’en 2029. Début septembre 2024, les autorité lettonnes font part de leur intention de transférer directement aux forces de Kiev un nombre indéterminé de Patria 6 × 6 dans le cadre de l’assistance militaire. Début février 2025, l’ambassadeur ukrainien à Riga annonce lors de sa visite de la nouvelle usine de production de Valmiera, inaugurée en mai 2024, qui doit produire une trentaine de véhicules par an, que 42 Patria 6 × 6 rejoindront le front ukrainien dans les brefs délais.

Début avril 2020, l’Estonie rejoint officiellement le programme finno – letton, Tallinn s’étant déclarée prête à payer les travaux de conception nécessaires, puis à commander jusqu’à une centaine de véhicules blindés en série. Cependant, les dirigeants estoniens changent rapidement d’avis et se désolidarisent du programme en 2022 pour signer, contre toute attente, le 17 octobre 2023, une commande de 130 millions d’euros avec la firme turque Otokar pour l’acquisition de 130 Arma 6 × 6.

La Finlande, nation – cadre dans le programme, signe en août 2021 avec Patria un protocole d’accord concernant l’achat de trois véhicules de présérie – qui seront réceptionnés à l’été 2022 – à des fins de tests, car Helsinki envisage l’achat de 160 exemplaires. À l’issue des phases d’essais, un contrat de 208 millions d’euros pour l’acquisition d’une première tranche de 91 véhicules avec option pour 70 autres est signé fin mai 2023. Les premiers véhicules livrés doivent être affectés en priorité à la brigade « Pori », unité de la force d’intervention rapide. La commande d’une deuxième tranche de 41 exemplaires, pour 44 millions d’euros, est annoncée début 2024, suivie le 23 septembre de la dernière de 29 véhicules, évaluée à 36,5 millions d’euros, qui est en cours de livraison.

En décembre 2021, deux mois avant l’invasion de l’Ukraine, la Suède, déjà utilisatrice du « Pasi » à hauteur de 200 exemplaires répartis en quatre versions majeures, fait part de son souhait de rejoindre le programme CAVS. Cette décision est sans doute motivée par l’invasion proche de l’Ukraine par la Russie. Le Förvarets Materialverk, organisme d’acquisition des matériels des forces suédoises, signe en juin 2022 un partenariat avec Patria ainsi qu’avec les ministères de la Défense finlandais et letton. Il faut néanmoins attendre le 17 avril 2023 pour la commande d’une première tranche de 20 exemplaires, dénommés Pansarterrängbil 300A (Patgb 300A). En mars 2025, Stockholm commande 321 Patgb 300A, livrables en une seule tranche, pour un montant de 470 millions d’euros. Les livraisons doivent s’étaler jusqu’en 2033. Cette commande importante est saluée par Patria et les autorités suédoises comme une démonstration de la coopération finno – suédoise, car, pour ne pas ralentir la production en cours dans les ateliers de Patria localisés à Hämeenlinna, il est stipulé que les Patgb 300A seront produits en Suède. Cette délocalisation permet, outre un gain de temps, une meilleure et plus rapide intégration à la production des exigences suédoises, le moteur étant fourni par Scania AB et le blindage par Akers Krutbruk Protection AB. La première tranche de 20 Patgb 300A est remise aux forces le 26 octobre 2023 lors d’une cérémonie qui s’est tenue à Kvarn, à l’école du combat terrestre. La première unité à être dotée du Patgb 300A est le régiment des Gardes du corps de la maison royale « Livgardet », stationné près de Stockholm.

Le 17 avril 2023, une quatrième nation, et non des moindres, l’Allemagne, signe un accord technique pour le programme CAVS après que le Patria 6 × 6 a été choisi au détriment du Pandur Evo de GDELS et du Fuchs 1A9 de Rheinmetall. La Bundeswehr cherche ainsi à remplacer à moindres frais sa flotte d’environ 900 Tpz1 Fuchs déclinée en une trentaine de versions, contemporains du XA et de notre VAB national. Avec la signature de cet accord, la Bundeswehr s’attire les foudres des firmes allemandes, qui critiquent vivement le fait qu’un projet d’une telle envergure puisse être attribué à une entreprise étrangère. Mais cette décision a été motivée par le coût moins élevé du Patria 6 × 6 et surtout par la localisation de ses chaînes de production en Europe, le Fuchs n’étant plus produit en Allemagne, mais sous licence en Algérie.

La Bundeswehr désire dans un premier temps se doter d’une version appui – feu mortier : le Patria NEMO (Nex mortar), décision acceptée le 30 janvier 2025 par le Bundestag qui débloque la somme de 51 millions pour le développement du projet, incluant la construction de deux prototypes avec mortier et d’un véhicule de commandement. Le premier devrait être livré sous peu pour les essais préliminaires, alors que les suivants sont attendus sous 18 mois. La qualification sera faite d’ici à trois ans, conditionnant le début de mise en production pour une livraison des premiers exemplaires estimée à 2029. Ainsi, la Bundeswehr souhaite donc tout d’abord se doter, pour un coût total de 262 millions d’euros, de 45 Patria NEMO et de 12 Patria 6 × 6 destinés à ses Jägertruppen (infanterie légère), en remplacement de M‑113 porte – mortier hors d’âge. Cette première tranche serait suivie de deux autres, d’un montant total 332 millions d’euros.

Le Patria NEMO est un système de mortier à tourelle de 120 mm conçu pour l’appui-feu indirect mobile. Il peut être intégré sur des véhicules blindés 6 × 6 et 8 × 8 ainsi que sur de petites unités navales. La tourelle pèse 1 900 kg, a une rotation complète de 360° et une plage d’élévation de − 3 à + 85°. Il prend en charge le tir indirect, le tir direct et l’impact simultané de plusieurs obus (MRSI), permettant à jusqu’à six obus de frapper simultanément une cible. Le système a une cadence de tir maximale de 10 coups/min et une cadence soutenue de 6 coups/min. Il peut commencer à tirer dans les 25 s et se déplacer immédiatement après le tir. La portée effective dépasse 10 km, selon le type de munition. Il est compatible avec les munitions de mortier à âme lisse standard et les munitions guidées avancées.

Le système de conduite de tir prend en charge les opérations en réseau (l’ADLER pour la Bundeswehr) reliant les observateurs avancés, les centres de commandement et les unités de tir par le biais d’un réseau de données tactiques pour une acquisition et un engagement rapides des cibles. Le système est automatisé et télécommandé. Toujours pragmatique dans la réalisation d’un programme, l’Allemagne laisse à Patria la conception et le développement du système en tant que firme principale, le soutien local en matière d’ingénierie étant assuré par DSL (Defence Service Logistics), à Freisen, en Sarre, FFG (Flensburger Fahrzeugbaugesellschft) à Flensburg et JWT (Jungenthal Wehrtechnik) de Kirchen. Le 14 novembre 2024 est une date capitale, car la Commission européenne annonce un financement de 60 millions d’euros pour soutenir le projet CAVS dans le cadre du programme EDIRPA (European defense industry reinforcement instrument through joint procurement). Ce soutien financier important va faire émerger un acteur comme le Royaume – Uni qui signe en janvier 2025, par le biais de la firme Babcock International Group, un mémorandum avec Patria sur l’adaptation conjointe du Patria 6 × 6 aux spécificités britanniques tout en assurant la production sur le sol britannique. Affaire à suivre…

Si Londres semble encore être sur la retenue, ce n’est pas le cas du Danemark qui annonce le 1er avril 2025 qu’il rejoint le programme CAVS en passant commande de 130 Patria 6 × 6 pour un montant de 248 millions d’euros, devenant ainsi le cinquième membre du programme. Cette commande devrait se composer des versions infanterie, génie combat, sanitaire, commandement, transmissions et guerre électronique. Ainsi, il serait étonnant que la Norvège, actionnaire à 49,9 % de Patria par le biais de Kongsberg, ne rejoigne pas le programme tôt ou tard, car sa flotte de 75 Pasi, vieille de trente ans, ne devrait pas tarder à être renouvelée. Pour faire face à cet afflux de commandes, qui devrait représenter près de 1 000 véhicules à produire lors des prochaines décennies, Patria annonce fin mars 2025 un investissement de 40 millions pour l’agrandissement de son usine de Hämeenlinna. Il s’agit de quasi doubler la production au plus vite, car Patria doit aussi honorer les récentes commandes slovaque et japonaise de son très réussi AMV XP 8 × 8, malgré une production planifiée dans ces pays.

Aspects techniques

Le Patria 6 × 6 est équipé d’un train de roulement à six roues motrices qui reprend les composants modernes du Patria AMV. Les suspensions indépendantes et hydropneumatiques sont à double wishbone, renforcées par des amortisseurs et des ressorts hélicoïdaux procurant aux personnels un confort apprécié. Les pneumatiques alvéolés sont équipés d’un système de variation de pression adaptable par le pilote en fonction de la nature du terrain. La direction assistée hydrauliquement agit sur les deux essieux avant, et le système de freinage est équipé de l’ABS. La caisse, de 7,5 m de long, de 2,9 m de large et de 2,5 m de haut, répond à la norme de protection OTAN STANAG 4569 niveau 2, ou niveau 4 en option. Modulaire, elle est constituée de plaques de blindage en acier mécanosoudées intégrant des technologies de pointe pour assurer une protection supérieure par rapport à la série des XA contre les menaces balistiques, les mines et les engins explosifs improvisés.

La proue de la caisse est optimisée pour la flottaison. Elle se caractérise par un nez en forme de « bec de canard » surmonté d’un pare – lames remplacé par du blindage additionnel sur les modèles non amphibies. Sur les flancs du glacis inférieur avant, à mi-hauteur, sont implantés les phares avec leur protection tubulaire caractéristique soudée à la caisse, sur lesquels sont désormais montés les marchepieds. Comme le Pasi, le Patria 6 × 6 est équipé d’un treuil sur le flanc droit, entre le premier et le second essieu. D’une force de traction de 9 t, il déroule un câble de 16 mm de diamètre et de 50 m de long dont la sortie est à l’avant droit de la caisse.

L’agencement est classique, avec le pilote à l’avant gauche et le chef de bord à droite, abrités derrière un pare – brise blindé monobloc. Ils accèdent à leur poste respectif par des portes latérales. En position centrale, derrière la cloison pare – feu, se trouve le moteur Scania 5 cylindres turbodiesel DC9 de 9,3 l de cylindrée et de 407 ch, couplé à une boîte de vitesses automatique ZF à sept rapports avant et deux arrière. Un blocage différentiel complète la transmission, permettant au Patria 6 × 6 de se sortir de situations délicates en tout – terrain. Cet ensemble autorise à ses 24 t en ordre de combat (15,5 t à vide) une vitesse de plus de 100 km/h sur route, sur 700 km. Il peut aborder des pentes de 60 %, des dévers de 30 %, franchir des marches de 60 cm de haut, des tranchées de 1,2 m de large et des gués de 1,5 m de profondeur. Au – dessus du moteur se trouve la grille de ventilation, alors que la sortie d’échappement est à gauche, sous la rive de la caisse, entre le premier et le deuxième essieu.

Le vaste compartiment arrière accueille huit à dix fantassins assis face à face avec une réserve de vivres et de munitions pour 72 heures. Il est dépourvu d’épiscopes et de tapes de tir, l’observation immédiate étant assurée par un réseau de caméras reliées à un écran installé sur la cloison moteur. Sur le toit se trouvent deux trappes pouvant donner accès à un affût armé d’une mitrailleuse légère. Les soldats embarquent par deux portes arrière simples surmontées d’une caméra de recul. De part et d’autre se trouvent les hydrojets autorisant une vitesse aquatique de 8 km/h.

Le Patria 6 × 6 peut recevoir une très large palette de tourelleaux téléopérés Konsberg ou Saab et d’affûts simples. Un démonstrateur dénommé HAPC (Heavy armoured personnel carrier) a été présenté au salon DSEI de Londres en 2021. Il est équipé d’une tourelle belge Cockerill CLWS 25 (Combat lightweight system) en aluminium, armée d’un canon de 25 mm approvisionné à 98 obus et équipée d’une version thermique. Cette version lourde n’a pour l’instant pas trouvé preneur. 

Pierre Petit

areion24.news