Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 26 août 2025

Tulsi Gabbard fait de la rétention d'informations sur les négociations sur l’Ukraine

 

Les services américains de renseignement ont-ils institué un silence radio concernant les négociations de paix avec la Russie et l’Ukraine, y compris à l’égard de leurs plus proches alliés ?

Tulsi Gabbard, la directrice du renseignement national, aurait expressément interdit, fin juillet, à toutes les agences de renseignement de partager des informations sur ces négociations, a assuré la chaîne CNBC, vendredi 22 août, citant une circulaire confidentielle. 

Même les nations de l’alliance des "Five Eyes" (les "Cinq yeux", une alliance constituée du Royaume-Uni, du Canada, des États-Unis, de l’Australie, et de la Nouvelle-Zélande) sont exclues de la boucle. Cette extension du domaine du "circulez y’a rien à voir" à ces pays censés, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, être à la pointe de l’échange de renseignements, inquiète les experts du renseignement, souligne le site Politico. C'est en effet depuis sa création en 1946, le réseau de service de renseignement le mieux organisé.

Boucher les oreilles des "Five Eyes" ?

Washington a rapidement cherché à déminer ce terrain. "La coopération des États-Unis en matière de partage des renseignements avec nos alliés n’a jamais été aussi forte", a réagi Olivia Coleman, porte-parole du département américain du Renseignement national, sans pour autant évoquer le cas spécifique des négociations avec la Russie et l’Ukraine.

CNBC a maintenu ses affirmations, précisant que la circulaire, dont le contenu a été confirmé à la chaîne par plusieurs officiels du renseignement national sous couvert d’anonymat, place tous les documents relatifs aux négociations sur la guerre en Ukraine sous le sceau du "Noforn", c’est-à-dire "No foreign dissemination" (pas de circulation à l’étranger). "Cette classification s'applique aux informations que les États-Unis ne souhaitent pas voir quitter leur territoire", résume Luca Trenta, spécialiste des questions de renseignement à l’université de Swansea, au Pays de Galles.

Ce n’est certainement pas la première fois que des services secrets américains, ou d'autres pays, décident de garder des informations rien que pour leurs yeux. "Toutes les agences de renseignement au monde vont choisir de ne pas partager certains documents même avec leurs plus proches alliés", assure Robert Dover, spécialiste des questions de renseignement à l'université de Hull, au Royaume-Uni. Par exemple, si les espions américains "réussissent à pénétrer le FSB ou le SVR [respectivement le service de renseignement intérieur et extérieur russe, NDLR], ils ne vont probablement pas l’ébruiter", note Philip Davies, directeur du Centre Brunel pour les études de renseignement et de sécurité à Londres.

Certes, l’alliance des "Five Eyes" a la réputation d’avoir un système de partage d’informations très poussé et presque automatisé. Et lorsque l’un de ses membres prend la peine d’exclure formellement tout un domaine de ce mécanisme d’échange de renseignements, c’est un signal plus fort que si Washington décidait de ne pas transmettre certaines informations à tout autre pays. "Peut-être que l’administration Trump veut dorénavant traiter ses partenaires des ‘Five Eyes’ comme n’importe quels autres pays", estime Richard J. Aldrich, spécialiste du fonctionnement des agences de renseignement à l’université de Warwick.

Un gagnant : la Russie

Il n’empêche que par le passé, et surtout durant la période de la guerre froide, les États-Unis décidaient de mettre un pays des ‘Five Eyes’ sur la touche, "quand il était soupçonné de ne pas être suffisamment antisoviétique", souligne Luca Trenta. Autrement dit, c’était dirigé contre des pays accusés de jouer contre le camp et les intérêts de l'alliance. Pour Luca Trenta, la situation est tout autre cette fois-ci puisque "les États-Unis ont pris une décision inédite qui, en limitant l’échange de renseignements, favorise objectivement un rival officiel des ‘Five Eyes’ : la Russie".  

Difficile, en effet, de ne pas voir Moscou comme le grand gagnant dans cette affaire. "Cette façon de bunkeriser les négociations sur l’Ukraine donne l’impression que Donald Trump veut en faire l’affaire de son administration et de personne d’autre, ce qui a de quoi inquiéter les soutiens de l’Ukraine", estime Robert Dover.

En effet, Donald Trump a souvent été accusé de trop bien s’entendre avec le président russe, et "Tulsi Gabbard est considérée depuis longtemps comme une partisane de Vladimir Poutine", souligne Luca Trenta. 

En laissant les autres pays des "Five Eyes" et les Européens à la porte de ce "bunker" des négociations, "cela marginalise l’alliance en faveur de l’Ukraine et affaiblit la position de Kiev à la table des négociations", résume Philip Davies. "L’une des raisons pour agir ainsi peut être que Donald Trump veuille mettre sur la table des négociations l’abandon d’un élément fondamental de la souveraineté ukrainienne [la cession du Donbass ou la démission de Volodymyr Zelensky, NDLR] et voir ce que Vladimir Poutine propose en échange. Le président américain estime que les chances de succès sont plus élevées si les autres alliés occidentaux ne sont pas dans la confidence", analyse Robert Dover.

L’"America First" appliquée au renseignement

Pour autant, cela ne signifie pas que les États-Unis vont complètement fermer le robinet à informations concernant la guerre en Ukraine. "La décision américaine de ne plus partager des renseignements sur le volet diplomatique de ce dossier n’empêche pas de continuer à transmettre des informations sur les mouvements militaires russes, par exemple", explique Philip Davies.

La décision de Tulsi Gabbard n’est, en outre, pas censée avoir d’impact sur l’échange d’informations dans d’autres domaines. "L’alliance des ‘Five Eyes’ est très compartimentée, et même si la Russie devient un sujet sensible, les pays membres peuvent très bien continuer à partager en toute liberté tout ce qu’ils veulent concernant la Chine, par exemple", explique Richard J. Aldrich.

Mais pour les experts interrogés par France 24, cet épisode risque de laisser des traces. "C’est une illustration dans le domaine du renseignement de la politique de ‘l’America First’, qui relègue toute alliance internationale au second plan. À terme cela risque de se retourner contre les États-Unis", juge Philip Davies. En effet, les autres pays du "Five Eyes" peuvent considérer que les intérêts des Américains ne coïncident plus avec ceux de l’alliance "ce qui peut les pousser à limiter l’échange d’information avec Washington en général", conclut Luca Trenta.

Sébastian Seibt

france24.com