Les débuts de l’administration Trump depuis le 20 janvier 2025 ont représenté un véritable changement dans la façon dont les États-Unis envisagent les relations internationales, comme en témoigne notamment la scène surréaliste entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky, le 28 février. Ce bouleversement affecte aussi largement l’Union européenne, tant en matière commerciale qu’en matière de défense.
En quelques semaines, l’UE a donc multiplié les annonces visant à renforcer la défense européenne, et notamment sa base industrielle, afin de réduire sa dépendance stratégique vis-à‑vis des États-Unis. Mais cette frénésie marque-t‑elle un réel sursaut stratégique en matière de défense européenne ?
Un alignement des planètes bénéfique pour la défense européenne
Si les récentes annonces américaines sur la défense du continent européen (entre autres le discours de J. D. Vance lors de la Conférence sur la sécurité de Munich, ou les propos du secrétaire américain à la défense, Pete Hegseth, lors de sa première intervention à l’OTAN, qui a estimé que la défense conventionnelle du continent et l’aide militaire à l’Ukraine devraient à l’avenir incomber exclusivement aux Européens) ont effrayé nombre d’observateurs, elles ont au moins eu un mérite : pousser les Européens à réfléchir à un avenir militaire éventuel sans Washington (ou au moins avec une contribution américaine réduite). La Commission européenne et plusieurs États européens ont ainsi engagé une réflexion sur le sujet. La Commission a profité de l’ascendant pris depuis 2022 pour mettre sur la table européenne une nouvelle batterie d’instruments visant à renforcer un marché industriel de défense à l’échelle européenne qui n’a pas encore réussi à émerger (1). Le plan « ReArm Europe » notamment vise à mobiliser sur quatre ans 800 milliards d’euros à l’échelle européenne en s’appuyant sur quatre piliers : l’assouplissement des règles européennes concernant les déficits budgétaires nationaux afin de permettre aux États d’investir davantage dans leurs budgets de défense ; la création d’un instrument de prêt aux États à hauteur de 150 milliards d’euros (SAFE) ; l’utilisation de certains éléments du budget européen (par exemple les fonds de cohésion) pour des investissements liés à la défense ; l’élargissement du mandat de la Banque européenne d’investissement pour permettre le financement public et privé des entreprises de défense.
De même, le premier Livre blanc sur la défense européenne, publié le 19 mars 2025, liste des propositions visant à rendre la défense européenne opérationnelle à l’horizon 2030, et notamment à combler les lacunes européennes en matière de capacités militaires critiques. Le Parlement européen tente également de renforcer la défense européenne en jouant sur ses prérogatives, certes circonscrites : sa commission Sécurité et Défense a été promue au rang de commission de plein exercice en janvier 2025, et les parlementaires ont engagé en mars 2025 un débat visant à porter à au moins 20 milliards d’euros le budget de l’EDIP (le programme pour l’industrie européenne de défense), au lieu de 1,5 milliard d’euros actuellement (2).
Du côté des États aussi, les lignes bougent, en particulier en Allemagne : le futur chancelier Merz s’est déclaré favorable à une défense européenne autonome quoi qu’il en coûte, et est même parvenu à faire réformer le frein à l’endettement par le Bundestag le 18 mars 2025 afin de permettre un plan historique d’investissements dans la défense. La France a, avec le Royaume – Uni qui regagne ainsi une place de choix dans le concert européen, proposé plusieurs sommets réunissant les États européens et l’Ukraine sur ces sujets. Emmanuel Macron a en outre annoncé une nouvelle hausse importante des dépenses militaires françaises tout en rouvrant le sujet de la dissuasion nucléaire élargie à la défense du continent européen. Les ministres européens de la Défense, réunis à Varsovie le 3 avril 2025, ont enfin annoncé leur souhait de continuer à soutenir l’Ukraine aussi longtemps qu’il le faudra. Les Européens semblent ainsi s’être mis en ordre de bataille pour se doter enfin d’une défense européenne crédible. Mais il y a encore bien loin de la coupe aux lèvres.
Pas de révolution stratégique européenne à l’horizon
Deux limites majeures viennent obérer cette tentative de sursaut stratégique de l’UE. D’une part, le Livre blanc publié par la Commission continue de mentionner l’OTAN comme étant la pierre angulaire de la sécurité du continent européen (3), tout comme les précédents documents stratégiques européens publiés avant la mandature Trump et son lot d’incertitudes majeures. Nombre d’États de l’UE souhaitent continuer à entretenir un lien transatlantique fort et entendent rassurer l’administration Trump en donnant des gages sur l’augmentation des budgets militaires européens.
D’autre part, les effets d’annonce de la Commission ne masquent guère les divergences qui persistent entre États européens sur de nombreuses questions, comme notamment la création d’Eurobonds pour financer la défense européenne (à l’instar de ceux mis en œuvre pendant la pandémie de Covid), l’adoption d’une préférence européenne dans l’acquisition de matériel militaire ou encore le potentiel déploiement de soldats européens pour sécuriser un éventuel cessez – le-feu en Ukraine, sans même évoquer le cas de la position hongroise ou de la différence de perception de la menace russe selon les États. Un réel sursaut stratégique passe par une réflexion approfondie sur la nature de la puissance européenne dans un monde caractérisé par le retour des logiques de puissance. Une réflexion encore largement absente au niveau collectif européen.
Notes
(1) Voir l’une de mes précédentes chroniques, « La guerre en Ukraine produit-elle un effet d’engrenage pour la défense européenne ? », Défense & Sécurité Internationale, no 169, janvier-février 2024.
(2) Voir la chronique de Renaud Bellais dans ce même numéro.
(3) Marco Rubio a d’ailleurs déclaré lors d’un déplacement à Bruxelles le 3 avril 2025 que les États-Unis ne comptaient pas quitter soudainement l’organisation.
Delphine Deschaux-Dutard