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samedi 2 août 2025

Le Japon face à un monde qui vacille : vers le chemin de la maturité ou du désespoir ?

 

Alors que le monde est secoué par les politiques menées par l’administration Trump depuis son retour à la Maison-Blanche en janvier 2025, la politique japonaise est en proie à des troubles internes et externes, entrainant une étrange stagnation.

Une alternance politique avortée

Sur la scène politique intérieure, les élections générales qui ont suivi la dissolution en octobre 2024, ont abouti à un gouvernement minoritaire dirigé par le Premier ministre Shigeru Ishiba, qui avait été élu comme président du Parti libéral-démocrate (PLD) le mois précédent. En effet, à la suite d’affaires de détournement de fonds politiques impliquant plus de 80 députés (1) (révélées sous l’administration Kishida), ainsi qu’à deux années de baisse des revenus réels (bien que son taux d’inflation soit deux fois moins élevé qu’en Europe), le parti au pouvoir a perdu 67 sièges et donc la majorité. Le partenaire de coalition du PLD, le parti bouddhiste Komeïtô, a également perdu huit sièges, laissant le parti au pouvoir avec seulement 215 sièges sur 465. Il s’agissait du troisième gouvernement minoritaire au Japon, après ceux de 1954 et de 1994.

Cependant, cette situation n’a pas abouti à une alternance. Non seulement parce que le résultat de l’élection était une surprise, mais aussi parce que les principaux partis d’opposition n’ont pas réussi à s’unir pour former un gouvernement. Bien que le premier d’entre eux, le Parti démocrate constitutionnel, ait obtenu 148 sièges, soit un gain de 52 sièges, d’autres partis, en allant du parti néolibéral le Parti de l’Innovation jusqu’au Parti communiste, n’ont pas été en mesure de s’unir derrière un programme commun. De plus, au Japon, où le Sénat dispose d’un fort pouvoir de veto, l’absence de majorité à la chambre haute entrainerait rapidement une paralysie de gouvernance. En partant de ce constat, la stratégie du Parti démocrate serait donc d’attendre que le PLD perde sa majorité à la chambre haute — dont les élections se tiennent en juillet prochain — afin de réaliser le changement de gouvernement lors des prochaines élections de la Diète. Mais, cela présuppose un vaste rapprochement entre les différents partis d’opposition, une stratégie maintes fois défendue, mais jamais réalisée depuis le retour du PLD au pouvoir, en 2012.

Le gouvernement Ishiba, désormais minoritaire, a été contraint de faire des compromis sur les demandes du Parti de l’Innovation et du Parti démocrate du peuple, dont le total de sièges est passé de 11 à 28 entre 2021 et 2024. Le budget a été finalement adopté en acceptant la proposition du Parti de l’Innovation de rendre les universités gratuites par le biais d’allocations au foyer. La diversité des positions politiques des partis d’opposition a finalement placé le PLD dans une position avantageuse.

Le facteur Trump : un défi existentiel ?

Après la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine, le Premier ministre Shigeru Ishiba a demandé une rencontre officieuse avec le nouveau locataire de la Maison-Blanche. Mais cela lui a été continuellement refusé en raison de la loi Logan, qui interdit au président élu de négocier avec des dirigeants étrangers avant son investiture. Étant donné que Donald Trump avait déjà rencontré ses homologues italien ou argentin, ce n’était qu’une excuse illustrant le peu d’importance qu’il accordait au Japon. Toutefois, le Premier ministre japonais a été le deuxième dirigeant étranger à rencontrer le président Trump en février, après Benyamin Netanyahou.

L’une des principales préoccupations dans l’opinion publique nippone était de savoir si le nouveau président approuverait le rachat de US Steel par Nippon Steel, auquel l’administration Biden faisait obstacle. Bien que le président Trump eut déclaré qu’il serait favorable à l’idée, à condition qu’il s’agisse « d’un investissement » plutôt que d’une prise de contrôle, et sans en préciser la nature, il était clair que l’administration Ishiba avait été lésée. En effet, lors de la conférence de presse conjointe, le président américain a confondu Nippon Steel avec le constructeur automobile Nissan, et il a mentionné le nom de l’ancien Premier ministre Shinzo Abe à trois reprises. Alors que le nouveau locataire de la Maison-Blanche préfère être franc et direct, contrairement à son homologue japonais qui est distant et attaché aux principes, Donald Trump n’avait peut-être pas l’intention de faire de son homologue japonais un partenaire de négociation, au regard de son mandat qui s’annonce probablement de courte durée.

Dans une perspective plus large, Trump 2.0 représente un défi quasi existentiel pour le Japon de l’après-guerre. Le rapprochement entre les États-Unis et la Russie concernant la guerre en Ukraine, et les pressions exercées par Trump sur le président ukrainien Zelensky ont ébranlé l’Europe. Par ailleurs, la critique ouverte du vice-président américain J. D. Vance à l’égard de la démocratie européenne lors de la conférence de Munich sur la sécurité en février 2025 (2), est venue illustrer que la discorde n’était pas seulement de l’ordre des intérêts nationaux, mais aussi de ses valeurs et ses fondements. Face à ce nouveau contexte, il semble désormais inévitable que les pays européens s’unissent dans plusieurs domaines, comme l’illustrent les différentes initiatives menées par le président français Emmanuel Macron. Mais le Japon n’aura pas cette chance. En effet, alors que le pays est entouré par trois États que l’amiral américain Samuel Paparo, commandant de l’US Indo-Pacific Command, qualifie de « Triangle des fauteurs de trouble » (3) — à savoir la Russie, la Corée du Nord et la Chine —, Tokyo a pour seul allié les États-Unis. Bien que les relations avec la Corée du Sud se soient considérablement améliorées depuis l’entrée en fonction de l’administration Yoon, comme l’a illustré le sommet trilatéral de Camp David en aout 2023 (4), le chaos politique qui divise le pays laisse planer le doute (5). Car même si le Japon a également renforcé ses relations avec l’Australie, les Philippines et d’autres pays en termes de politique de défense, cela reste évidemment insuffisant pour résister à la posture expansionniste de la Chine.

Le Japon face au « Triangle des fauteurs de trouble »

Si dans le cadre du concept d’« Indo-Pacifique libre et ouvert », la coopération en matière de défense avec les pays européens comme la France ou l’Allemagne a également été poursuivie, le parapluie nucléaire protégeant le Japon ne peut être fourni que par les Américains. Si l›on fait un retour historique, nous constaterons que les États-Unis ont été la mère nourricière du Japon d›après-guerre. La Constitution japonaise a été rédigée par les New Dealers américains, et la reconstruction d’après-guerre a été réalisée grâce à l’aide économique et à la guerre de Corée menée par les Américains (6). Si le Japon s’est enrichi grâce au régime de libre-échange par la suite, le principe de non-armement et l’interdiction de disposer d’une capacité offensive pour les forces nippones ont également été imposés par les occupants américains, ce qui a contraint le pays à accepter le stationnement de troupes américaines dans l’ensemble de l’archipel.

Le Japon, principale victime du retour de Trump ?

Or aujourd’hui, en tant que pays occidental et en raison des valeurs historiques projetées par les États-Unis, le Japon considère comme des valeurs absolues les droits de l’homme, l’État de droit et la démocratie. Si l’on emprunte une célèbre formule de l’historien américain John W. Dower, le Japon avait proactivement « embrassé sa défaite ». En d’autres termes, le Japon est le pays démocratique qui pourrait être le plus touché par l’administration Trump, qui en est venue à nier les propres valeurs démocratiques défendue par les siens au XXe siècle, et à retirer son hégémonie dans le monde.

La politique tarifaire de l’administration Trump n’a même pas fait du Japon une exception. La seule opportunité pour le Japon serait que l’administration américaine, étouffée par ses idées antichinoises, demeure dans une position de confrontation vis-à-vis de Pékin, offrant à Tokyo, situé sur la ligne de front avec la Chine, une position stratégique lui permettant d’être respecté et écouté par Washington. Les principes de l’alliance américano-japonaise ont été réaffirmés (7), apparemment en échange de promesses japonaises en matière d’achats d’armes et d’investissements aux États-Unis. Toutefois, rien ne garantit qu’à l’avenir, l’Amérique de Trump n’abandonnera pas Taïwan et n’essaiera pas de conclure un accord avec la Corée du Nord, comme elle l’a tenté en 2018. 

Un enfant abandonné par un parent glisse généralement soit dans la maturité, soit dans la délinquance. Le commandant suprême des forces alliées chargées de l’Occupation, MacArthur, avait laissé entendre en 1951 que « si les Anglo-Saxons ont 45 ans, le Japon en a seulement 12 ». Le pays va-t-il enfin s›engager sur la voie de la maturité, ou va-t-il sombrer dans le désespoir ? Si les conditions restent les mêmes, une situation d’équilibre devrait demeurer. 

Notes

(1) https://​www​.courrierinternational​.com/​a​r​t​i​c​l​e​/​c​o​r​r​u​p​t​i​o​n​-​a​u​-​c​-​u​r​-​d​-​u​n​-​s​c​a​n​d​a​l​e​-​p​o​l​i​t​i​c​o​-​f​i​n​a​n​c​i​e​r​-​t​r​o​i​s​-​f​a​c​t​i​o​n​s​-​d​u​-​p​a​r​t​i​-​a​u​-​p​o​u​v​o​i​r​-​a​u​-​j​a​p​o​n​-​s​o​n​t​-​d​i​s​s​o​u​tes

(2) https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20250214-a-munich-la-d%C3%A9mocratie-selon-jd-vance-sid%C3%A8re-les-europ%C3%A9ens

(3) https://​www​.defenseone​.com/​t​h​r​e​a​t​s​/​2​0​2​5​/​0​2​/​c​h​i​n​a​-​r​e​h​e​a​r​s​i​n​g​-​w​a​r​-​i​n​d​o​-​p​a​c​i​f​i​c​-​c​o​m​m​a​n​d​e​r​-​s​a​y​s​/​4​0​3​0​11/

(4) https://​www​.lemonde​.fr/​i​n​t​e​r​n​a​t​i​o​n​a​l​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​2​3​/​0​8​/​1​9​/​l​e​s​-​e​t​a​t​s​-​u​n​i​s​-​l​e​-​j​a​p​o​n​-​e​t​-​l​a​-​c​o​r​e​e​-​d​u​-​s​u​d​-​r​e​s​s​e​r​r​e​n​t​-​l​e​u​r​-​c​o​o​p​e​r​a​t​i​o​n​-​c​o​n​t​r​e​-​l​a​-​m​e​n​a​c​e​-​c​h​i​n​o​i​s​e​-​e​t​-​n​o​r​d​-​c​o​r​e​e​n​n​e​_​6​1​8​5​9​3​7​_​3​2​1​0​.​h​tml

(5) Jean-Yves Colin, « Crise de régime en Corée du Sud ? », Diplomatie no 132 (mars-avril 2025).

(6) Franck Michelin, « 1945-1952 : le Japon sous protectorat américain », Diplomatie no 132 (mars-avril 2025).

(7) https://​www​.lesechos​.fr/​m​o​n​d​e​/​a​s​i​e​-​p​a​c​i​f​i​q​u​e​/​l​e​-​j​a​p​o​n​-​e​t​-​l​e​s​-​e​t​a​t​s​-​u​n​i​s​-​a​f​f​i​c​h​e​n​t​-​l​e​u​r​-​f​e​r​m​e​-​i​n​t​e​n​t​i​o​n​-​d​e​-​r​e​n​f​o​r​c​e​r​-​l​e​u​r​-​a​l​l​i​a​n​c​e​-​2​1​4​5​869

Toru Yoshida

areion24.news