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jeudi 28 août 2025

Forcés de partir, forcés de revenir ? Naviguer à travers l’instabilité au Moyen-Orient

 

Depuis des décennies, les guerres, les génocides et les catastrophes naturelles ont redessiné le paysage du Moyen-Orient, forçant des millions de personnes à se déplacer à l’intérieur et au-delà de la région.

La région abrite certaines des plus grandes populations de réfugiés au monde, principalement en raison de la guerre civile syrienne, qui a contraint plus de 5,6 millions de personnes à fuir vers les pays voisins (Turquie, Liban, Jordanie). Cette crise a établi plusieurs records tragiques : la Turquie est devenue le plus grand pays d’accueil de réfugiés au monde, avec 3,5 millions de Syriens ; le Liban a le plus grand nombre de réfugiés par habitant ; la Jordanie abrite le camp de réfugiés de Zaatari, le plus grand au monde.

Au-delà de la crise syrienne, le Moyen-Orient continue d’héberger un grand nombre de réfugiés irakiens, dont beaucoup ont fui vers la Jordanie, le Liban et la Syrie en raison des conflits successifs qui ont frappé la région tels que la guerre Iran-Irak, la guerre du Golfe, l’invasion menée par les États-Unis en 2003 et la montée de l’État islamique. Beaucoup d’Irakiens qui avaient initialement fui vers la Syrie ont été à nouveau déplacés en 2011 par la guerre civile. De la même façon, les réfugiés yéménites ont cherché à fuir dans des pays comme l’Arabie saoudite (1) et l’Égypte, échappant à près d’une décennie de conflits dévastateurs.

Quant aux réfugiés palestiniens, l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), chargé de la protection et du bien-être des réfugiés palestiniens, vient aujourd’hui en aide à plus de 5,9 millions de personnes à Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban et en Syrie. Déplacés depuis 1948 (Nakba) et 1967 (guerre des Six Jours), de nombreux Palestiniens ont acquis une nationalité partielle dans les pays d’accueil, mais des millions d’entre eux continuent de vivre dans des conditions précaires sans solution permanente.

Les pays de transit comme la Tunisie, le Maroc, l’Égypte, la Mauritanie ainsi que la Turquie et, plus récemment, le Liban, sont devenus des portes d’entrée pour les réfugiés cherchant à obtenir l’asile en Europe. Des pays qui étaient autrefois considérés comme des refuges sûrs pour les déplacés fuyant la guerre se sont progressivement transformés en pays de transit en raison de l’hostilité croissante à l’égard des réfugiés, des pressions sociales et de l’instabilité politique.

Depuis le 7 octobre 2023

Au Liban, les bombardements israéliens ont forcé les habitants à fuir tant au sein même du territoire qu’au-delà de la frontière, vers la Syrie. À Gaza, suite à l’attaque du Hamas, le 7 octobre, les Palestiniens se sont retrouvés sans issue face aux frappes aériennes israéliennes, Israël ayant fermé ses frontières, tandis que l’Égypte restreignait fortement les déplacements via le point de passage de Rafah, n’autorisant que l’entrée limitée de l’aide humanitaire. En novembre 2024, la guerre avait déplacé presque toute la population vers le sud. Selon les estimations de l’ONU, 1,9 million des 2,2 millions d’habitants de Gaza ont été contraints de fuir à plusieurs reprises, certains jusqu’à dix fois ou plus.

Lorsque la guerre d’Israël contre le Liban a commencé en octobre 2024, des milliers de réfugiés syriens ayant cherché refuge dans le Sud du Liban ont été confrontés à un choix impossible : fuir à nouveau et faire face à un déplacement interne au Liban ou retourner en Syrie, là où leur sécurité restait incertaine. Les organisations de défense des droits de l’homme comme Human Rights Watch, avaient maintes fois alerté sur le risque pour les personnes retournant en Syrie d’être arrêtées, torturées et de « disparaitre » sous le régime de l’ancien président Bachar el-Assad (2). Toutefois, rester au Liban impliquait également de nombreux risques et une grande incertitude. Les tensions à l’égard des réfugiés étaient déjà en hausse, de nombreux Syriens ayant rapporté avoir été exclus des abris au profit des déplacés libanais.

En 2024, les déplacements au sein de la région n’ont pas cessé d’augmenter. À la fin de l’année, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) a rapporté que plus de sept millions de personnes demeuraient déplacées à l’intérieur de la Syrie, sans compter celles qui avaient commencé à revenir des pays voisins. Des schémas similaires de déplacements ont été observés en Libye, en Irak, en Turquie, en Cisjordanie et à Gaza, au Yémen, et plus récemment au Liban, où l’instabilité croissante a forcé de nombreuses personnes à quitter leur domicile à la recherche de sécurité.

La chute du régime Assad, après des décennies de pouvoir autoritaire exercé par Bachar el-Assad et son père, a incité de nombreux Syriens à envisager de revenir dans leur pays. Début 2025, on estimait à 125 000 le nombre de Syriens rentrés en Syrie (3), bien qu’il demeure incertain de savoir si ces retours sont permanents ou s’il s’agit simplement de visites temporaires pour évaluer les biens perdus et retrouver leurs proches. Ce mouvement fait suite à une pression croissante des pays d’accueil dans la région, qui souhaitent renvoyer les réfugiés, arguant que la Syrie est désormais sûre et invoquant le fardeau économique et politique qu’ils représentent. De manière similaire, les citoyens libanais ont commencé à rentrer au Liban depuis la Syrie et les zones de déplacement interne, tandis que les Palestiniens ont également commencé à revenir à Gaza.

Les mouvements de réfugiés : entre l’humanitaire et le politique

Le mouvement des réfugiés est tout autant une question politique qu’humanitaire, souvent utilisé comme un outil de négociation dans les luttes de pouvoir internes et internationales. Bien que les gouvernements et les organisations internationales présentent le plus souvent la migration sous un angle humanitaire, la réalité est bien plus complexe. Les dirigeants politiques ont toujours utilisé les réfugiés pour obtenir des aides financières, faire avancer leurs agendas politiques et exercer un contrôle sur les flux migratoires. Cette manipulation stratégique n’est pas un phénomène récent : l’histoire regorge d’exemples, de l’Empire ottoman à la période coloniale, période durant laquelle la Grande-Bretagne et la France ont déplacé des populations pour servir leurs propres intérêts géopolitiques.

En réponse aux déplacements massifs liés à la Seconde Guerre mondiale, les Nations Unies ont introduit le concept de « solutions durables », offrant trois voies possibles concernant les migrations de masse : l’intégration locale, la réinstallation et le rapatriement. Mais ces options restent largement inaccessibles pour la plupart des réfugiés. Seule une petite fraction est réinstallée dans des pays plus riches, tandis que les pays d’accueil du Moyen-Orient résistent souvent à une intégration locale significative. Au contraire, ils appliquent généralement des politiques de confinement et de marginalisation, excluant les réfugiés des marchés du travail, les isolant des communautés locales et les pressant de retourner dans leur pays, souvent en violation des principes internationaux relatifs à un retour volontaire, sûr et digne.

L’exploitation économique des réfugiés

Plutôt que d’offrir des solutions durables, la gestion des réfugiés est davantage devenue un outil d’intérêt politique et économique. L’exploitation de la présence des réfugiés par les États se fait d’abord au moyen de rentes politiques et financières, utilisant l’aide internationale et les concessions politiques comme leviers.

Des accords tels que celui de l’UE-Turquie en 2016, celui de la Tunisie en 2023, et ceux récents avec la Mauritanie, l’Égypte et le Liban en 2024, totalisant environ 8,3 milliards d’euros, sont présentés comme des mesures de contrôle migratoire humanitaire. Cependant, ils entrainent souvent de graves violations des droits humains, avec des réfugiés confrontés à des expulsions vers des zones dangereuses, à des détentions dans des conditions épouvantables et à des retours forcés en violation du droit international.

L’aide fournie aux réfugiés par des organisations telles que l’ONU est souvent perçue non comme un soutien humanitaire mais comme une compensation pour avoir pris en charge le fardeau des populations déplacées. Les gouvernements utilisent diverses tactiques pour obtenir des fonds supplémentaires, invoquant entre autres le principe de solidarité énoncé dans les accords internationaux sur les réfugiés, tout en exploitant simultanément la menace de la migration vers l’Europe et le risque de retours forcés vers des pays d’origine dangereux. Ces fonds sont souvent alloués à l’aide économique, aux infrastructures et aux services bénéficiant à la fois aux réfugiés et aux communautés d’accueil, une pratique couramment appelée « rentierisme des réfugiés (4) ». Comme l’a souligné un responsable libanais lors d’une interview académique, « sans les réfugiés, nous serions en grande difficulté financière (5) ».

Réduire la marchandisation des réfugiés à de simples gains économiques néglige les dynamiques politiques plus larges qui sont mises en jeu. Sur le plan national, les réfugiés sont souvent utilisés comme des pions politiques. Les partis d’opposition exploitent les sentiments anti-réfugiés pour obtenir un soutien électoral (6), tandis que les gouvernements se positionnent en tant que gestionnaires de crise pour renforcer leur légitimité. Au Liban, diverses factions, dont les agences gouvernementales et le groupe armé non étatique du Hezbollah, ont rivalisé pour prendre la tête des programmes de retour des réfugiés en Syrie, utilisant ces initiatives pour démontrer leur compétence politique et renforcer leur influence.

Cependant, les politiques en matière de réfugiés sont rarement appliquées de manière uniforme. La distribution de l’aide et la mise en œuvre des politiques reflètent souvent des biais sous-jacents et des intérêts stratégiques, favorisant certaines nationalités par rapport à d’autres. Par exemple, en Turquie, les Syriens ont été prioritaires dans la distribution de l’aide par rapport aux réfugiés afghans (7). De même, les réfugiés palestiniens ont souvent été considérés sous un angle sécuritaire et, ainsi, le Liban et la Jordanie ont progressivement refusé l’entrée ou expulsé ceux fuyant la Syrie, même dans les premières années du conflit.

L’ingénierie démographique et les migrations forcées

Les acteurs étatiques et non étatiques ont longtemps utilisé la migration forcée pour mener une ingénierie démographique, en éliminant les populations aux opinions politiques divergentes ou considérées comme indésirables, tout en permettant de manière sélective les retours motivés par des raisons politiques (8). Dans le Nord de la Syrie, le gouvernement turc a poursuivi la réinstallation de réfugiés syriens dans une zone désignée comme « sûre », afin de créer une zone tampon empêchant l’acquisition de territoires par des acteurs liés au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) (9), tout en exploitant les rentes économiques obtenues de l’UE pour le contrôle des frontières et le soutien aux efforts de « contre-terrorisme » et à la répression des populations kurdes (10). Pendant ce temps, à Gaza, au cœur de ce que de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme et experts ont qualifié de génocide, les responsables israéliens ont à plusieurs reprises appelé au transfert des Palestiniens hors de la bande de Gaza, faisant ainsi écho à l’idée des expulsions forcées des époques passées (11).

Israël a stratégiquement utilisé la migration forcée à la fois comme tactique et comme arme de guerre. Selon l’organisation d’investigation Forensic Architecture (12), Israël a transformé des mesures humanitaires comme les « ordres d’évacuation » et les « zones sûres » en outils pour amplifier les déplacements forcés et les transferts massifs à Gaza, poussant les civils dans des « zones invivables qui seront ensuite attaquées » (13).

Un retour incertain

L’avenir des déplacements forcés reste étroitement lié aux stratégies politiques. Alors que plusieurs crises au Moyen-Orient semblent toucher à leur fin avec, notamment, le cessez-le-feu tant attendu à Gaza, l’évolution de la situation en Syrie et la stabilité fragile du Liban, de nombreuses personnes déplacées pourraient chercher à revenir et reconstruire leur vie.

Néanmoins, pour de nombreux Syriens revenant de Turquie, la possibilité de retourner en Syrie pourrait s’effacer. Des rapports indiquent que les autorités turques ont supprimé les enregistrements des personnes ayant traversé la frontière de leurs systèmes gouvernementaux, coupant ainsi leurs liens juridiques avec la Turquie. Par ailleurs, le Liban a imposé des mesures de réentrée plus strictes après l’exode massif de Syriens fuyant les bombardements israéliens intensifiés. De même, des responsables politiques d’autres pays ont tenté de tirer parti de la chute du régime de Bachar el-Assad en pressant pour un retour massif des Syriens dans leur pays.

Malgré ces obstacles, un plus grand nombre de réfugiés pourrait désormais songer à retourner en Syrie, bien que cela ne signifie pas forcément un retour dans leurs foyers. Nombre de Syriens restent incertains quant à savoir si leur propriété est toujours intacte ou s’ils en sont toujours propriétaires, étant donné que le régime de Bachar el-Assad a introduit en 2018 une loi permettant au gouvernement de confisquer les biens de ceux qui ne remplissent pas des conditions spécifiques.

Une dynamique comparable se développe à Gaza, où la question du retour dans le nord de la bande est directement liée à l’accord de cessez-le-feu. Le plan envisage un retour progressif des personnes déplacées à l’intérieur du pays, mais des défis majeurs persistent. En ce moment même, certains déplacés ont déjà commencé à retourner vers le nord. Cependant, une grande partie de l’infrastructure de Gaza a été délibérément détruite par Israël, et le gouvernement du Premier ministre Benyamin Netanyahou a indiqué qu’il n’excluait pas la reprise des opérations militaires à une étape ultérieure de l’accord.

Malgré ces défis, la résilience palestinienne perdure. Comme l’a déclaré Umm Mohammed, une Palestinienne âgée de 66 ans qui a perdu deux de ses dix enfants lors de bombardements israéliens, au média Al Jazeera : « Dès qu’il y a un cessez-le-feu, je reviendrai et embrasserai ma terre à Beit Hanoun, dans le Nord de Gaza. » Ses paroles reflètent le lien émotionnel et personnel profond que les déplacés conservent avec leur patrie, malgré les immenses difficultés auxquelles ils sont confrontés pour reconstruire leur vie.

À Gaza comme en Syrie, le déplacement demeure une réalité fluide et en constante évolution. Si les accords politiques et les cessez-le-feu peuvent offrir des opportunités de retour, ils sont souvent façonnés par des intérêts géopolitiques plus larges que par les besoins des déplacés. Pourtant, il leur incombe de naviguer dans ces réalités, démontrant que le déplacement n’est pas seulement un défi politique ou logistique, mais une expérience profondément humaine, marquée par la résilience, l’espoir et le désir incessant de retrouver leur foyer.

Notes

(1) Plusieurs pays de la région, comme la Jordanie, le Liban et la Turquie, ne reconnaissent pas la Convention de 1951 sur les réfugiés (ou ne la reconnaissent que pour les réfugiés européens : la Turquie).

(2) Human Rights Watch, « Syrie : Les réfugiés syriens fuyant le Liban vers leur pays d’origine risquent d’y subir la répression », 30 octobre 2024 (https://​rebrand​.ly/​5​1​2​c2f).

(3) Nations Unies, « More than 125,000 refugees return to Syria in desperate conditions », 9 janvier 2025 (https://​rebrand​.ly/​f​7​b​ac7).

(4) Hélène Thiollet, Gerasimos Tsourapas, « Migration Rentierism in the Middle East », dans POMEPS Studies, The Politics of Migration and Refugee Rentierism in the Middle East, no50, mars 2024, p. 135-143 (https://​rebrand​.ly/​3​t​6​h​95b).

(5) Carmen Geha, Joumana Talhouk, « From Recipients of Aid to Shapers of Policies: Conceptualizing Government – United Nations Relations during the Syrian Refugee Crisis in Lebanon », Journal of Refugee Studies, vol. 32, no4, décembre 2019, p. 645-663 (https://​rebrand​.ly/​s​a​c​w​i9d).

(6) Ezgi Irgil, Kelsey P. Norman, « Assessing the domestic political impacts of Turkey’s refugee commodification », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 50, no 16, 2024 (https://​rebrand​.ly/​0​0​d​38b).

(7) Shaddin Almasri, « Why is Syria a War but Not Afghanistan? Nationality-based Aid and Protection in Turkey’s Syria Refugee Response », Refugee Survey Quarterly, vol. 42, no 1, mars 2023, p. 29-54 (https://​rebrand​.ly/​z​y​3​0​xrl).

(8) Christiane Fröhlich, Lea Müller-Funk, « Mobility control as state-making in civil war: Forcing exit, selective return and strategic laissez-faire », Migrations Politics, vol. 2, no 1, 2023 (https://​scipost​.org/​M​i​g​P​o​l​.​2​.​1​.​001).

(9) Fiona B. Adamson, « Migration governance in civil war: The case of the Kurdish conflict », European Journal of International Security, vol. 8, no 4, novembre 2023, p. 513-530 (https://​rebrand​.ly/​c​8​f​82c).

(10) Karolina Augustova, Ethem Ilbiz, Helena Carrapico, « Complex harms of migration externalisation: EU policy ‘creep’ processes into domestic counterterrorism at the Turkey-Iran border », Journal of International Relations and Development, vol. 27, p. 25-45, 2024 (https://​rebrand​.ly/​e​d​4​f2d).

(11) Fiona B. Adamson, Kelly M. Greenhill, « Organized Forced Migration, Past and Present: Gaza, Israel-Palestine and Beyond », dans POMEPS Studies, The Middle East and Middle East Studies After Gaza, no 51, avril 2024, p. 14-20 (https://​rebrand​.ly/​n​l​p​l​250).

(12) Forensic Architecture est un collectif de recherche réunissant architectes, artistes, ingénieurs, juristes et journalistes, spécialisé dans l’utilisation de techniques architecturales et technologiques pour enquêter sur les violences d’État et les atteintes aux droits humains.

(13) Forensic Architecture, « Gaza. Humanitarian Violence », 14 mars 2024 (https://​humanitarian​-violence​.forensic​-architecture​.org/​d​i​s​p​l​a​c​e​m​ent).

Judith Hoppermann

areion24.news