Naturellement isolées du fait de la situation politique de l’île, reconnue comme appartenant à « une seule Chine », les forces armées taïwanaises ne peuvent entretenir de relations internationales militaires de haut niveau avec des forces armées étrangères, hormis quelques cas particuliers. Pourtant, ces interactions, notamment sous la forme d’exercices opérationnels et d’assistance capacitaire, constituent des maillons essentiels pour améliorer l’équipement et l’aguerrissement des forces.
L’Armée populaire de libération (APL) dispose d’une certaine avance, ayant construit une BITD (Base industrielle et technologique de défense) puissante et accumulé une expérience militaire non négligeable par ses déploiements en haute mer, sa participation aux opérations de maintien de la paix de l’ONU et la conduite d’exercices bilatéraux avec ses partenaires étrangers.
Les États-Unis, premier partenaire capacitaire et opérationnel
Les forces armées taïwanaises ont comme principal partenaire régional les forces armées américaines basées en Asie – Pacifique. Cas tout à fait particulier, celles-ci sont autorisées à interagir avec leurs homologues taïwanaises en vertu du Taiwan Relations Act de 1979 instaurant un partenariat militaire multidimensionnel ancré dans la loi américaine (1). Ce document autorise ainsi la fourniture de « produits et services de défense » (defense articles and defense services) à Taïwan, ouvrant la voie à de nombreux formats de coopération. Au-delà de la vente d’équipements produits aux États-Unis (frégates déclassées, engins blindés divers et avions de chasse) et de composants critiques pour les projets de la BITD taïwanaise, des échanges à vocation capacitaire et concernant la situation politico – militaire de l’île sont régulièrement organisés ; la 23e conférence taïwano – américaine sur l’industrie de défense s’est ainsi tenue en septembre 2024 à Philadelphie (2) ainsi que la réunion de haut niveau « special channel » d’août 2024 (3) entre le ministre des Affaires étrangères et le conseiller à la sécurité nationale taïwanais et des représentants de leurs homologues états – uniens.
Enfin, des exercices militaires sont régulièrement organisés entre les forces taïwanaises et les forces armées américaines, notamment aux États-Unis pour familiariser les personnels taïwanais à l’utilisation de leurs nouveaux matériels. En 2024, des personnels taïwanais étaient ainsi présents à Fort Sill (Oklahoma) pour une formation à l’utilisation du lance – roquettes HIMARS commandé par Taïpei (4). À l’inverse, des soldats américains seraient déployés à Taïwan depuis 2020 – y compris sur l’archipel de Kinmen, situé à six kilomètres de la Chine – pour prodiguer des formations à leurs homologues taïwanais (5). Ce partenariat repose sur la volonté politique de Washington de contribuer à dissuader toute remise en question par la Chine du statu quo dans le détroit de Taïwan. Surtout, il repose simultanément sur l’expérience militaire des forces armées américaines et sur leur BITD très avancée, bien que confrontée à des problèmes de cadence de production.
Un nombre restreint de partenaires
La teneur de la relation bilatérale militaire taïwano – américaine révèle en creux les besoins militaires de Taïwan : s’aguerrir, s’équiper en composants et équipements critiques et adapter ses plans tactiques face aux gesticulations militaires chinoises croissantes. Les besoins d’approvisionnements et d’entraînement des forces sont importants (6) et excèdent les savoir – faire, les capacités de production et les matériels disponibles au sein des BITD et des forces armées européennes et asiatiques. Dès lors, ces besoins militaires ne peuvent trouver écho que dans un nombre réduit de pays disposant premièrement d’une BITD puissante, notamment sur les aspects aériens et navals. Ces soutiens se concrétisent par la fourniture de composants critiques et de pièces détachées nécessaires, que cela soit pour l’entretien et la modernisation des équipements militaires étrangers actuellement en ligne ou pour la bonne conduite de programmes d’armements locaux (7).
Deuxièmement, ces pays doivent posséder une capacité relative de résilience face aux pressions politiques et économiques chinoises. Avec le retour de la question taïwanaise comme une ligne rouge prioritaire pour la Chine dans ses échanges internationaux depuis les années 2010, les pays tiers n’engagent de coopérations militaires avec Taïwan que de manière prudente et discrète en raison des capacités de coercition économique et politique de la Chine. Consacré tant à l’achat d’équipement qu’à l’aguerrissement des troupes taïwanaises, le partenariat états-unien ne souffre pas d’équivalent du fait de la
capacité actuelle des États-Unis à encaisser les mesures de coercition économique et politique chinoises prises en réaction de l’annonce de projets de coopération opérationnelle et capacitaire avec les forces taïwanaises, et à y riposter.
Quelques projets de coopérations d’ampleur limitée subsistent
En Europe, la France occupe une place singulière depuis la vente de six frégates Kang Ding (dérivées des La Fayette) et de 60 Mirage 2000‑5 dans les années 1990. Depuis lors, les industriels français n’ont pas procédé à des ventes majeures, mais Dassault Aviation, Naval Group et d’autres industriels demeurent sollicités dans le cadre des programmes de modernisation des équipements préalablement acquis par les armées taïwanaises. Lancé en 2023 et doté d’un budget de 1,2 milliard d’euros, le programme de modernisation des Kang Ding s’appuierait partiellement sur des acteurs industriels français sollicités (8) pour l’intégration de nouveaux équipements produits localement (radars, systèmes de combat et systèmes de lancement verticaux) sur les navires. Il en est de même pour le maintien en condition opérationnelle de la flotte de Mirage 2000‑5 (9), notamment concernant la modernisation de la structure et de la motorisation de l’appareil ainsi que les armements déjà livrés. Par ailleurs, le média taïwanais Liberty Times Net (10) indique que des interactions ponctuelles concernant l’entraînement opérationnel des pilotes taïwanais de Mirage 2000‑5 seraient toujours organisées avec la France ; la dernière édition ayant eu lieu en novembre 2024.
En Asie-Pacifique, un État constitue une exception : Singapour, qui, dans le cadre du « Starlight Project » (星光計畫) lancé en 1975, continue d’envoyer régulièrement des troupes s’entraîner à Taïwan, ce qui peut donner l’occasion d’entraînements conjoints pour les forces taïwanaises. Une exception qui se construit sur des liens historiques – des Taïwanais ont occupé des positions de haut niveau dans l’armée singapourienne au lendemain de l’indépendance – et sur le besoin de Singapour de disposer d’installations d’entraînement offrant suffisamment d’espace. Cette situation fut tolérée par la Chine des années 1980 aux années 2000 étant donné l’importance des liens économiques avec Singapour lors de la phase de modernisation de l’économie chinoise. Du côté singapourien, la réaffirmation du projet Starlight a toujours été décorrélée de toute velléité de reconnaissance officielle de l’indépendance de Taïwan, Singapour reconnaissant le principe d’« une seule Chine » depuis 1992. Toutefois, un ralentissement des exercices conjoints a été observé tout au long des années 2010 du fait des pressions chinoises. Des véhicules blindés singapouriens de retour d’exercices militaires à Taïwan furent notamment saisis par les douanes hongkongaises en 2016 (11). Par ailleurs, le projet Startlight voit son ampleur de plus en plus limitée par la tenue régulière d’exercices militaires entre les forces armées singapouriennes et l’APL.
Les différends maritimes avec Pékin : un motif de rapprochement
Contrairement aux échanges économiques et humains, les relations militaires qu’entretient Taïwan avec les pays d’Asie – Pacifique sont réduites. Le fait que la Chine soit le premier partenaire commercial, le premier fournisseur et la première destination d’exportation pour de nombreux acteurs régionaux lui confère un arsenal de coercition économique et politique qui limite le champ des coopérations militaires possibles avec Taïwan. Toutefois, le déclenchement d’une crise dans le détroit renforcerait l’acuité des défis à la souveraineté maritime que pose à certains pays riverains l’affirmation des droits chinois sur des espaces maritimes adjacents. Taïwan cherche ainsi à créer un lien entre son intérêt premier – le maintien du statu quo dans le détroit – et celui des pays de la région : protéger leur souveraineté maritime face à la Chine et contenir l’affirmation de la puissance chinoise dans leur environnement immédiat. Pour le Japon, des espaces de coopération discrète existent dans le domaine industriel, comme celui déjà dégagé pour le programme de sous – marins Hai Kun. Pour les Philippines, le ministre taïwanais des Affaires étrangères s’est déclaré en juin 2023 disposé à établir un partenariat de sécurité avec Manille (12). Malgré la coopération déjà existante entre les forces de garde – côtes de Manille et de Taïpei, le ministre de la Défense philippin a refusé cette proposition (13) par souci de maintenir ouverts des canaux de discussion avec Pékin et de ne pas lui donner un prétexte pour accroître la pression maritime sur son pays.
De fortes contraintes pèsent sur la capacité de Taïwan à nouer des partenariats capacitaires et opérationnels avec des acteurs étrangers crédibles. Ces derniers doivent être en mesure de résister aux pressions de Pékin tout en apportant à Taïwan les équipements et les savoir – faire indispensables pour améliorer ses marges de manœuvre dans le cas du déclenchement d’une crise.
Notes
(1) H.R.2479 – Taiwan Relations Act, 96th Congress, disponible sur Congress.gov
(2) US-Taiwan Defense Industry Conference 2024.
(3) Demetri Sevastopulo, « Taiwan’s top security officials make secret trip to US for talks », Financial Times, 22 août 2024.
(4) Duncan Deaeth, « Taiwanese soldiers trained to operate HIMARS in Oklahoma », TaiwanNews, 1er novembre 2024.
(5) Guy D. Mccardle, « US Army Special Forces To Be Deployed on Taiwanese Island Six Miles From Mainland China », SOFREP, 8 mars 2024.
(6) Entre 1950 et 2022, Taïwan a été le quatrième client de la BITD états-unienne. Voir Jonathan Masters et Will Merrow, « US Military Support for Taiwan in Five Charts », Council on Foreign Relations, 25 septembre 2024.
(7) La mise au point du prototype de la classe de sous-marins Hai Kun a fait appel à de nombreux composants critiques étrangers. Voir Roland Doise, « Programme Hai Kun : test de la résilience et de l’inventivité de la BITD navale taïwanaise », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 98, octobre-novembre 2024.
(8) Yujie Liu, « La deuxième mise à niveau des navires de classe Kangding ! Taïwan et la France ont signé un autre accord d’une valeur de 2,4 milliards de yuans pour des pièces détachées », Liberty Times Net, 16 février 2024.
(9) Yujie Liu, « Taïwan dans le monde ! Notre avion Mirage et la Tour 101 figurent sur le calendrier de Dassault », Liberty Times Net, 12 janvier 2024.
(10) Tailang You, « Exclusif : l’exercice Taïwan-France s’est achevé avec succès, avec trois types d’avions de chasse de la base aérienne de Hualien mobilisés simultanément », Liberty Times Net, 3 décembre 2024.
(11) Royston Sim, « SAF’s 9 Terrex vehicles back home, more than 2 months after they were held in Hong Kong », The Strait Times, 30 janvier 2017.
(12) Ana Marie Pamintuan, « Taiwan seeks security cooperation with Philippines », The Philippine Star, 29 juin 2023.
(13) Chris Gorin, « Philippines defense secretary rules out defense agreement with Taiwan », Radio Taïwan International, 28 juillet 2023.
Roland Doise