Une réunion du Comité Central du Parti communiste chinois (PCC) le 30 juin dernier a créé la surprise car, de façon inédite depuis plus de dix ans, elle met en lumière des tensions sans précédent depuis des années au sein du régime chinois dont les conséquences, si elles restent encore difficiles à interpréter, semblent bien traduire un retrait progressif de la scène politique chinoise de Xi Jinping, l’homme fort de Pékin.
Les interprétations divergent sur la signification et la portée des annonces faites lors de cette réunion menée par celui qui, jusqu’à présent, détenait tous les pouvoirs en Chine. Il reste néanmoins que si retrait il y a, Xi Jinping y consent puisqu’il l’a lui-même présidée. Mais le fait est que l’annonce, lors de cette réunion, de nouvelles réglementations pour régir les organes décisionnels du Parti est un signe clair d’un changement dans la manière dont les dirigeants élaborent les politiques.
Ses implications pour le pouvoir politique attribué à Xi Jinping restent encore floues du fait même de l’opacité qui entoure traditionnellement le fonctionnement du régime. Selon l’une des interprétations, ces règles nouvelles annoncées le 30 juin seraient la preuve que Xi Jinping renforce encore son contrôle vertical sur le système. Selon une autre interprétation, la réalité serait au contraire qu’elles le contraindraient à se soumettre aux autres dirigeants du PCC.
Pour le cas où Xi Jinping conserverait tous ses pouvoirs, les nouvelles réglementations annoncent un contrôle encore plus strict qui lui permettraient de mener plus efficacement son programme politique tout en délégant une autorité plus formelle à son second, Cai Qi (蔡奇), l’influent premier secrétaire du Secrétariat général du Parti, membre du Comité permanent et directeur du Bureau général du Comité central, le premier à occuper ces trois fonctions simultanément depuis l’époque de Mao Zedong.
En revanche, si ces réglementations annoncées ont pour objet de lier le président chinois à des mécanismes de fonctionnement nouveaux, les décisions des membres du Comité central visant à réformer le fonctionnement du système du Parti-État pourraient indiquer une volonté nouvelle de ses membres de lui retirer une partie de son pouvoir et de le contraindre à se plier à la procédure qui découle des décisions annoncées le 30 juin.
Cette réunion s’est déroulée dans le Grand Hall du Peuple, un bâtiment austère qui longe la place Tiananmen au cœur de la capitale chinoise. Elle a suscité nombre de spéculations quant à l’existence d’une lutte de pouvoir au sommet du Parti, l’une de celles qui, traditionnellement, agitent le sommet du pouvoir en Chine depuis 1949, date de l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong.
Une réunion véritablement hors normes
Selon un compte-rendu publié par la très officielle agence Chine Nouvelle (Xinhua), les participants ont examiné un ensemble de règles régissant les organes influents du Parti. Ces règles sont intitulées « Règlement sur le travail des institutions décisionnelles, délibératives et de coordination du Comité central du Parti » (党中央决策议事协调机构工作条例). Selon un communiqué officiel, le Bureau Politique s’est réuni pour « examiner » (审议) le règlement, ceci voulant dire implicitement que ce dernier est soit en cours de modification, soit en cours d’élaboration et qu’il sera publié à une date ultérieure, comme cela a été le cas pour d’autres règles du Parti.
Alors que les problèmes internes et externes continuent d’agiter les milieux dirigeants du Parti, deux analyses ont pris de l’ampleur à l’issue de cette réunion, chacune brossant un tableau radicalement différent de la situation politique du pays. L’une postule que Xi Jinping lui-même est sous le feu des critiques et personnellement engagé dans une lutte pour conserver sa position de leader suprême. L’autre, au contraire, considère qu’il persiste à jouir de ses pouvoirs qui lui permettent de continuer à mettre en œuvre ses ambitions politiques.
Ces deux analyses se rejoignent pourtant, dans le sens où toutes les deux jugent vraisemblable l’existence d’une lutte politique au sein de la direction du Parti, elle-même suscitant des interrogations sur le pouvoir réel du président chinois au sein du Parti. Le compte rendu de cette réunion inédite apporte en effet des détails qui pourraient étayer l’une ou l’autre de ces hypothèses. Certains passages de ce texte dont fait état Chine Nouvelle pourraient raisonnablement être interprétés comme signifiant que Xi Jinping est progressivement écarté du pouvoir ou, à tout le moins, soumis à des contraintes.
C’est ainsi que le titre honorifique de « cœur » du Parti toujours attribué à Xi Jinping ou la référence à « la pensée Xi Jinping » sont notablement absents. De plus, ce même communiqué souligne la nécessité « d’éviter de prendre les fonctions d’autrui ou d’outrepasser ses limites » (不代替、到位不越位), ce qui pourrait être interprété soit comme le signe d’une remise en question de l’efficacité des politiques menées par le chef suprême, soit comme une critique directe de son leadership jugé trop autoritaire.
Le communiqué était inhabituellement bref. Il rappelle la nécessité d’une direction centralisée et unifiée (集中统一领导), de même que celle de la loyauté absolue due à Xi Jinping. Aucune référence n’est faite à « la direction centrale avec le camarade Xi Jinping comme son noyau (核心) » (以习近平同志为核心的党中央), ni non plus à celle qui est de « prendre comme guide la pensée de Xi Jinping sur le socialisme avec des caractéristiques chinoises pour la nouvelle ère » (以习近平新时代中国特色社会主义思想为指导顶层设计). Aucune mention n’est faite non plus pour appeler à suivre la voie tracée par Xi Jinping (对重大工作实施更为有效的统领和协调).
Une phraséologie surprenante
Cette phraséologie surprenante semble illustrer des préoccupations quant à une efficacité insuffisante dans l’exécution des directives du Parti ou, à l’inverse, traduire une critique directe du Secrétaire général du Parti car elle met en évidence les défaillances des institutions qu’il dirige (« se prémunir contre le formalisme et le bureaucratisme » 戒形式主义、官僚主义).
Pour la troisième fois sur un total de 28 réunions du Bureau politique, ce compte rendu ne mentionne donc aucune de ces expressions. Les deux autres réunions s’étaient déroulées en octobre 2023 et août 2024 et toutes deux portaient sur des questions relativement banales, ce qui rend ces omissions d’autant plus surprenantes. La réunion a encore porté sur la coordination et la discipline politique au sein des institutions politiques et a appelé les cadres à jouer un rôle de « gardiens politiques » (政治把关作用).
Autre surprise inexpliquée à ce jour, celle de l’absence de Xi Jinping à plusieurs réunions de haut niveau ces derniers mois. Il n’a pas assisté non plus au sommet des BRICS au Brésil, une première. Les BRICS sont un groupe de dix pays qui se réunissent en sommets annuels : le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud, l’Iran, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Indonésie et l’Éthiopie. Il a pour but de rivaliser avec le G7. Il reste que le président chinois a néanmoins maintenu ces derniers mois un agenda chargé de voyages et de réunions de haut niveau.
La question reste donc posée : le Parti est-il en train peu à peu de retirer une partie du pouvoir à Xi Jinping, tant sur le plan organisationnel qu’idéologique ? Certes Cai Qi a été son allié, mais dans la Chine communiste la loyauté n’est pas éternelle. Dans son histoire mouvementée, les trahisons ont été nombreuses, y compris pendant la sinistre Révolution culturelle (1966-1976).
Quel compromis pour le maître de la Chine ?
L’une des thèses ressortant de cette réunion serait que les principaux dirigeants du pays offriraient à l’homme fort de la Chine un compromis acceptable : celui de se retirer progressivement et de façon volontaire des principaux leviers de l’appareil politique tout en demeurant à la tête de la propagande, l’un des éléments essentiels du Parti. Ceci lui permettrait de conserver une certaine marge de manœuvre au sein des organes décisionnels.
Pour le sinologue respecté Jean-Pierre Cabestan, « il y a là une inflexion, en tout cas sur le plan politique. Il semble que Xi Jinping soit assez frustré par la situation actuelle dans le pays et que, par conséquent, il souhaite préparer sa retraite. Le problème est de savoir pourquoi et comment […] Il y a des problèmes. Tout d’abord il a peut-être des problèmes physiques. Il n’est pas en si bonne santé que ça bien qu’il n’ait que 72 ans. Il est donc peut-être fatigué. »
« De plus, il existe assez clairement une opposition dans le parti depuis 2023 de ceux qui avaient été promus par [son prédécesseur] Hu Jintao et de ses proches qui avaient été mis sur la touche par Xi Jinping. Ceci sans parler des problèmes très difficiles à analyser au sein de l’armée où il a procédé à de nombreuses purges, dont des responsables de haut rang qui ont disparu sans explication. S’y ajoutent des raisons d’ordre structurel. Je veux parler de ces groupes dirigeants et ces commissions qu’il avait créées depuis 2013 et qui ne fonctionnent pas vraiment de manière optimale, » explique-t-il.
« Donc, confronté à la manière dont il a recentré et recentralisé les pouvoirs, sans pour autant accroître l’efficacité des systèmes de décision, il en tire la conclusion qu’il lui faut lever le pied. En outre, il ne faudrait pas passer sous silence les problèmes économiques, l’endettement colossal des provinces et régions, sans parler du ralentissement de la croissance. A cela s’ajoutent les sanctions et les droits de douane imposés par l’administration Trump, » ajoute-t-il.
« Pour moi, il est cependant intéressant de noter que l’on peut critiquer la personnalisation du pouvoir incarnée par Xi Jinping. Mais retenons tout de même qu’il a présidé cette réunion et que, de ce fait, on peut penser que son retrait progressif est volontaire. Je pense qu’il veut lever le pied. Alors, la question est de savoir s’il passe la main ? Je pense que non car il n’y a aucun signe qui semble le montrer. Il veut déléguer et laisser les autres en faire plus. Mais, à mon avis, il va conserver d’une manière ou d’une autre le pouvoir de décision ultime, » relève cet expert des affaires chinoises membre du groupe de réflexion Asia Centre.
La question centrale de la succession de Xi Jinping
« Reste la question de sa succession. Nous ne voyons pas de successeur. Pour ma part, j’en vois trois. Le secrétaire du Parti de Pékin, Ying-li (尹力), celui de Shanghai, Li Qiang (李强) et celui de Chongqing, Yuan Jiajun (袁家军). Ils ont tous le profil requis et sont assez proches de Xi Jinping. C’est lui qui les a probablement déjà choisis, » souligne-t-il encore.
Pour le sinologue Marc Julienne, si les opinions divergent, « Xi Jinping est très loin de perdre le pouvoir. Je ne vois pas du tout un Xi Jinping qui serait vraiment en grande difficulté. En réalité, ce qui a été décidé, les régulations qui ont été étudiées […] lors de la réunion du 30 juin ont relevé d’un agenda […] planifié par Xi Jinping lui-même. A priori, il n’y a pas de scoop et il n’y a rien de nouveau. Ce n’est pas quelque chose qui vient perturber le calendrier politique du Parti, mais au contraire, c’était quelque chose qui était inscrit déjà depuis 2020, confirmé en 2023. Il n’y a donc pas de surprise particulière. »
« Après, effectivement, nous avons probablement les mêmes analyses sur le fait que quand on lit le verbiage [de ce communiqué], c’est vrai qu’il n’y a pas le rappel de Xi Jinping comme le cœur du Parti. Il n’y a d’ailleurs pas non plus d’allusion à sa personne, ce qui est quand même très commun dans la plupart des communiqués du Parti communiste. Mais d’un autre côté, je ne pense pas non plus que ces nouvelles institutions soient plombées. Je ne pense pas du tout que ça l’affaiblisse. Mon hypothèse serait plutôt que ça le renforce encore, » relève ce spécialiste de la Chine auprès de l’Institut français des relations internationales (IFRI).
« L’hypothèse que je formulerais sur le fait que le langage du communiqué ne met pas Xi Jinping au centre est peut-être que non seulement il n’est pas nécessairement contesté, mais que le contexte intérieur, économique et aussi international est très difficile. Il est par conséquent sans doute obligé de faire montre d’une certaine humilité et de lâcher du lest dans la manière dont il gère le Parti, » estime-t-il.
Cependant « il ressort quand même des signaux qui montrent une certaine instabilité interne sur le plan politique. Au sein de l’armée, c’est certain, puisque après 12 ans de lutte contre la corruption et d’inspection de la discipline, il y a quelque chose d’un peu illogique qui témoigne quand même d’une certaine instabilité, » explique le sinologue.
Xi Jinping serait-il donc fragilisé ?
« Je ne dirais donc pas qu’il est fragilisé. Mais en tout cas, il lâche un peu de lest pour montrer qu’il comprend les enjeux auxquels il doit faire face. Je pense par exemple à la dimension économique, où beaucoup d’observateurs – moi y compris- avons observé que Xi Jinping parlait depuis quelques mois beaucoup plus d’économie, beaucoup plus de la consommation, ceci afin de montrer à l’opinion publique qu’il a identifié les problèmes auxquels la population fait face, » observe-t-il.
« J’ai des collègues économistes qui se sont dit : « Ah, ok, donc là maintenant, il y a eu une inflexion, il a bien compris quels étaient les sujets et on va voir ce qu’on va voir pendant les deux sessions ». Or en réalité, tout le monde a été très déçu. Certes, il y a bien eu des mesures de relance, mais elles sont restées extrêmement modestes et très en dessous du besoin. J’irais même jusqu’à dire que c’est un peu un cautère sur une jambe de bois, » souligne Marc Julienne.
« Ainsi parmi ces mesures, fournir à la population des bons d’achat pour remplacer son frigo, sa machine à laver. C’est bien. Ça cible les ménages et c’est justement ce qu’il faut faire. Mais ce n’est pas ça qui va permettre de booster l’économie, » insiste-t-il.
S’agissant des purges à répétition au sein de l’armée, le sinologue observe les hypothèses, là aussi nombreuses, avec prudence. « L’une des hypothèses serait que Xi Jinping a été poussé à se séparer de certains d’entre eux pour lâcher du lest et ainsi satisfaire des courants opposés. Il se serait de la sorte séparé de responsables dont il était proche et en qui il avait confiance. L’autre hypothèse est, au contraire, que ces responsables qui lui étaient proches ont considéré qu’il avait été trahi ou qu’il y avait un défaut de loyauté chez ces généraux. »
« Il y a peut-être aussi une troisième hypothèse -à laquelle je ne crois pas trop – selon laquelle il s’agit tout simplement de la lutte contre la corruption. Je penche beaucoup plus pour l’hypothèse d’un défaut de loyauté perçu par Xi Jinping. En effet, j’ai vraiment le sentiment que le régime est paranoïaque. Xi Jinping l’est aussi. Or aujourd’hui, toute nuance par rapport à la ligne de Xi Jinping peut être considérée comme un crime de lèse-majesté, » explique ce sinologue averti.
« Pour en revenir à ces purges dans l’armée, dans le contexte de Taïwan, on peut imaginer des scénarios différents. C’est peut-être parce qu’il avait autour de lui des généraux un petit peu trop belliqueux, un peu trop va-t’en guerre qu’il avait du mal à contrôler. Ou bien, autre scénario, c’est lui qui est très belliqueux avec autour de lui des généraux plus raisonnés qui ont peut-être justement essayé de calmer les ardeurs de Xi et il n’a pas toléré ça. Mais tout ça, ce ne sont que des hypothèses. La réalité est que l’on ne sait pas du tout ce qui se passe à l’intérieur du parti, » conclut-il.
Quoiqu’il en soit, l’opacité du régime étant extrême, plus encore d’ailleurs depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, il serait bien hasardeux sinon même périlleux de dégager des scénarios pour l’avenir de la Chine qui s’avère plus incertain que jamais. A la différence toutefois que, pour la première fois depuis 2012, Xi Jinping réalise que non seulement il n’est pas éternel mais que pour son intérêt bien compris, il lui faut préparer l’avenir de son pays s’il entend rester dans l’histoire de son pays comme un dirigeant éclairé et avisé.
Pierre-Antoine Donnet