Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 4 juillet 2025

Penser le renseignement. Le retour du terrorisme d’État ?

 

À l’exception de quelques commentateurs dont on ne sait s’ils sont aveugles ou stipendiés, personne ne nie plus dans le débat public, au sommet de l’État, dans les forces armées ou au sein des services de renseignement, la possibilité d’un affrontement militaire direct avec la Russie dans les prochaines années. Cette lucidité tardive (1), qui succède à des décennies de romantisme à son égard, s’ajoute aux inquiétudes des Européens de l’Est, instruits par des siècles de guerres, de partages de territoires et d’occupation par ce si entreprenant voisin. Au mois de mars 2024, le Premier ministre polonais et ancien président du Conseil européen Donald Tusk déclarait même que la guerre n’était plus « un concept du passé (2) ».

À défaut d’être indirect – le pire n’est jamais certain même s’il peut être parfois plus que probable –, l’affrontement entre Moscou et les Occidentaux ne date pas d’hier. Depuis au moins 2004 et le spectaculaire empoisonnement de Viktor Iouchtchenko (3), alors candidat à l’élection présidentielle ukrainienne, la Russie n’a cessé de mener en Europe des actions violentes clandestines, avec plus ou moins d’habileté, mais toujours en étant certaine qu’elles resteraient sans conséquence. Assassinat d’Alexandre Litvinenko à Londres en 2006 (4) (encore un empoisonnement), sabotage d’un dépôt d’armes en République tchèque en 2014 (5), attaques contre des diplomates américains et canadiens à Cuba (6) la même année, tentatives d’assassinat d’Emilian Gebrev à Sofia en 2015 (7) (toujours un empoisonnement) et de Sergueï Skripal et de sa fille à Salisbury en 2018 (8) (sans surprise, un empoisonnement), les actions des services russes contre les intérêts occidentaux n’ont cessé de prendre de l’ampleur et de gagner en audace. Elles ont confirmé le dédain ancien et sans complexe du régime russe pour les règles de la vie internationale.

Des fleurets de moins en moins mouchetés

À ces opérations, somme toute assez classiques, se sont en effet ajoutées de nombreuses actions d’ingérence, plus ou moins subtiles ou visibles, réalisées afin de peser sur la vie des démocraties occidentales : attaques incessantes dans le cyberespace (9), campagnes sur les réseaux sociaux (10), fuite de données piratées puis modifiées (« Macron Leaks »), provocations multiples afin d’attiser les tensions (11), et même projets de sabotage des Jeux olympiques de Paris (12).

La combinaison d’opérations clandestines violentes et d’actions d’influence, toutes imputables à la Russie, a contribué à révéler l’ampleur de la stratégie hybride (13) mise en œuvre par Moscou contre les États européens, typique de sa volonté de « contournement de la lutte armée », selon la formule de Dimitri Minic (14). Cette stratégie, cependant, gagne en intensité depuis des mois et contribue à alimenter – sciemment, par inertie, ou par hubris – le sentiment de plus en plus répandu que la guerre aurait déjà commencé.

De fait, alors que certains observateurs ont pu se perdre dans des débats stériles au sujet de la supposée cobelligérance des alliés de l’Ukraine, il n’aurait pas été inutile de s’attarder sur les actions « sous le seuil » que les services et les forces russes réalisent et qui, en réalité, semblent de moins sous ce fameux seuil (15). De plus en plus agressives, les opérations russes ont atteint une intensité qui rappelle les années les plus tendues des deux guerres froides (16) et qui font écrire à raison qu’une « guerre de l’ombre » serait en cours (17), au risque de devenir une guerre au grand jour.

Penser l’impensable, encore et toujours

L’indispensable mobilisation des services contre la menace djihadiste a conduit dans les années 2010 à des décisions étonnantes prises au détriment de la non moins vitale lutte contre la Russie. Pourtant, la guerre contre la Géorgie, l’invasion puis l’annexion de la Crimée et le soutien accordé à la Syrie sous la forme d’un engagement militaire à la violence sans limite auraient dû conduire au maintien de réelles capacités défensives et offensives (18). La France, comme d’autres puissances, devrait être capable ne serait-ce que de concevoir une lutte sur deux fronts.

La montée en intensité des opérations russes, alors même que la guerre avec les États européens n’a pas encore éclaté, est déjà alarmante. Les services polonais ont mis en garde il y a quelques semaines contre d’éventuels « sabotages aériens » (19) – une formule élégante pour qualifier des attentas – ; les services américains et allemands ont affirmé avoir déjoué un projet d’assassinat du PDG de Rheinmetall, Armin Papperger (20) ; ces mêmes services allemands s’interrogent désormais sur le rôle qu’aurait pu jouer Moscou dans les récentes attaques au couteau commises par des demandeurs d’asile, qui auraient pu être manipulés (21).

La Russie ne cherche manifestement ni la paix ni même l’apaisement, alors même que son armée a subi en Ukraine des pertes considérables. Il faut, dans ces conditions, non seulement s’interroger sur la rationalité de ses actions, mais bien anticiper les formes de l’affrontement direct qu’elle semble attendre, et même vouloir provoquer. À la lumière des opérations qu’elle a déjà menées en Europe et de la guerre qu’elle conduit en Ukraine, la perspective d’attentats de masse ne doit ainsi pas être écartée.

Réalisées par de petites équipes d’opérateurs infiltrés – peut-être de longue date –, par des sympathisants recrutés dans certaines franges radicalisées de nos sociétés et même par des djihadistes manipulés, notamment au sein de la mouvance caucasienne, ces attaques pourraient compenser l’impossibilité d’une campagne aérienne comparable à ce que subissent régulièrement les villes ukrainiennes (22). Le recours à un terrorisme de très haute intensité permettrait également de prolonger à une autre échelle la stratégie de destruction des régimes démocratiques menée depuis longtemps par Moscou (23) en tentant de casser les liens entre les États et leurs citoyens.

Alors que des djihadistes correctement entraînés et modestement équipés ont parfois pu tuer des dizaines, voire des centaines, de personnes, il faut craindre que les attaques des services russes sur notre territoire dans le cadre d’une véritable guerre soient dévastatrices. Tous les scénarios envisagés par les services de sécurité, les unités d’intervention et les services de secours pourraient ainsi se réaliser, dans leurs versions les plus catastrophiques. Associant la qualité du ciblage à la puissance d’unités clandestines, ces attaques pourraient être la combinaison des attentats du 11 Septembre (hyperterrorisme), de Bombay (attentat dynamique) et de Beslan (« attentat tabou »), marqués par une soif éperdue de destruction et la volonté de créer des béances politiques et sociales.

L’invasion de l’Ukraine ainsi que les revirements stratégiques américains sont là pour rappeler que toutes les options doivent toujours être envisagées et étudiées. Elles conduisent à poser des questions vertigineuses, dont celles-ci : quelles sont les capacités des services de sécurité à contrer une campagne terroriste menée par des professionnels de l’action clandestine soutenus par un État ? Quelle serait notre riposte si de telles attaques se produisaient ? Les services de renseignement et les forces armées sont-ils capables de réaliser en retour des actions ciblées de représailles ? Dans ce cadre, le risque d’escalade inhérent à tout affrontement avec une puissance comme la Russie, que l’on sent parfois tentée par une montée aux extrêmes, a‑t‑il été évalué ? Pour faire simple, les suites à donner à une possible campagne terroriste russe sur notre sol ont-elles été pensées par le pouvoir politique et par la communauté du renseignement ?

Il faut ajouter ici une dernière interrogation, pas moins vertigineuse que les précédentes : en cas d’affrontement direct avec la Russie, que faire de ceux qui, en France, sans ne plus jamais se cacher, relaient la propagande de Moscou, justifient ses crimes quand ils ne les nient pas et, surtout, sont parfois d’authentiques agents d’influence dûment rémunérés et traités ? Passer d’une attitude de retenue, qui n’a guère porté de fruits, à la neutralisation légale des agents de l’adversaire – certains dossiers montés par les services de contre – espionnage sont accablants – serait une bonne façon d’envoyer à notre tour des messages. 

Notes

(1) Jean-Pierre Stroobants, « Le chef de l’armée des Pays-Bas surprend en appelant son personnel à se préparer aussi vite que possible », Le Monde, 11 avril 2025.

(2) « “L’Europe est entrée dans l’ère de l’avant-guerre” alerte Donald Tusk », Le Figaro, 30 mars 2024.

(3) René Kremer, « Handicapés célèbres. Viktor Iouchtchenko (1954) : Une enquête en montagnes russes », Ama contacts, no 80, mai-juin 2013 (https://​sites​.uclouvain​.be/​a​m​a​-​u​c​l​/​i​o​u​c​h​t​c​h​e​n​k​o​8​0​.​h​tml).

(4) Philippe Bernard, « Affaire Litvinenk : la justice britannique accuse Vladimir Poutine », Le Monde, 21 janvier 2016.

(5) Jean-Baptiste Chastand, « La République tchèque accuse le renseignement militaire russe d’être à l’origine de l’explosion d’un dépôt de munitions en 2014 », Le Monde, 19 avril 2021.

(6) Michael Weiss, Christo Grozev et Roman Dobrokhotov, « Unraveling Havana Syndrome: New evidence links the GRU’s assassination Unit 29155 to mysterious attacks on U.S. officials and their families », The Insider, 1er avril 2024 (https://​theins​.ru/​e​n​/​p​o​l​i​t​i​c​s​/​2​7​0​425).

(7) Jacques Follorou, « La Haute-Savoie, camp de base d’espions russes spécialisés dans les assassinats ciblés », Le Monde, 4 décembre 2019.

(8) Luke Harding, « The Skripal poisonings: the bungled assassination with the Kremlin’s fingerprints all over it », The Guardian, 26 décembre 2018.

(9) Damien Licata Caruso, « Cyberattaques, ingérences et sabotage : la France face à la guerre hybride russe », Le Parisien, 17 mars 2025.

(10) Matthieu Suc, « Opération “Mains rouges” : les bots du Kremlin pris les mains dans le Net », Mediapart, 4 janvier 2025 (https://​www​.mediapart​.fr/​j​o​u​r​n​a​l​/​i​n​t​e​r​n​a​t​i​o​n​a​l​/​0​4​0​1​2​5​/​o​p​e​r​a​t​i​o​n​-​m​a​i​n​s​-​r​o​u​g​e​s​-​l​e​s​-​b​o​t​s​-​d​u​-​k​r​e​m​l​i​n​-​p​r​i​s​-​l​e​s​-​m​a​i​n​s​-​d​a​n​s​-​l​e​-​net).

(11) Jacques Follorou, « Une opération de déstabilisation russe a visé plusieurs pays européens », Le Monde, 22 février 2024.

(12) Lucas Minisini, Thomas Eydoux, Charles-Henry Groult, Der Spiegel et The Insider, « La vie secrète de l’agent Griaznov, l’espion russe du FSB soupçonné d’avoir voulu déstabiliser les JO », Le Monde, 25 juillet 2024.

(13) Arsalan Bilal, « Guerre hybride : nouvelles menaces, complexité, et la confiance comme antidote », Revue de l’OTAN, 30 novembre 2021 (https://​www​.nato​.int/​d​o​c​u​/​r​e​v​i​e​w​/​f​r​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​2​0​2​1​/​1​1​/​3​0​/​g​u​e​r​r​e​-​h​y​b​r​i​d​e​-​n​o​u​v​e​l​l​e​s​-​m​e​n​a​c​e​s​-​c​o​m​p​l​e​x​i​t​e​-​e​t​-​l​a​-​c​o​n​f​i​a​n​c​e​-​c​o​m​m​e​-​a​n​t​i​d​o​t​e​/​i​n​d​e​x​.​h​tml).

(14) Dimitri Minic, Pensée et culture stratégiques russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2023.

(15) Stéphane Dossé,« Les opérations sous le seuil, outil primordial de la compétition stratégique », Cahiers de la RDN, juillet 2020 (https://​www​.defnat​.com/​e​-​R​D​N​/​v​u​e​-​a​r​t​i​c​l​e​-​c​a​h​i​e​r​.​p​h​p​?​c​a​r​t​i​c​l​e​=​236).

(16) Harry Yorke, « Revealed: Russia’s secret war in UK waters », The Sunday Times, 5 avril 2025.

(17) Seth G. Jones, « Russia’s Shadow War Against the West », CSIS Briefs, mars 2025 (https://​www​.csis​.org/​a​n​a​l​y​s​i​s​/​r​u​s​s​i​a​s​-​s​h​a​d​o​w​-​w​a​r​-​a​g​a​i​n​s​t​-​w​est).

(18) Nicolas Tenzer, Notre Guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, Éditions de l’Observatoire, Paris, 2024.

(19) « La Pologne accuse la Russie d’actes de sabotage aérien dans le monde entier », Euronews, 15 janvier 2025 (https://​fr​.euronews​.com/​m​y​-​e​u​r​o​p​e​/​2​0​2​5​/​0​1​/​1​5​/​l​a​-​p​o​l​o​g​n​e​-​a​c​c​u​s​e​-​l​a​-​r​u​s​s​i​e​-​d​a​c​t​e​s​-​d​e​-​s​a​b​o​t​a​g​e​-​a​e​r​i​e​n​-​d​a​n​s​-​l​e​-​m​o​n​d​e​-​e​n​t​ier).

(20) Katie Bo Lillis, Natasha Bertrand et Frederik Pleitgen, « Exclusive: US and Germany foiled Russian plot to assassinate CEO of arms manufacturer sending weapons to Ukraine », CNN, 11 juillet 2024 (https://​edition​.cnn​.com/​2​0​2​4​/​0​7​/​1​1​/​p​o​l​i​t​i​c​s​/​u​s​-​g​e​r​m​a​n​y​-​f​o​i​l​e​d​-​r​u​s​s​i​a​n​-​a​s​s​a​s​s​i​n​a​t​i​o​n​-​p​l​o​t​/​i​n​d​e​x​.​h​tml).

(21) James Rothwell, « Russia could be behind migrant terror attacks, German investigators fear », The Telegraph, 23 mars 2025.

(22) Solène Agnès, « Guerre en Ukraine : pourquoi la frappe russe sur Soumy est un nouveau choc », Ouest-France, 13 avril 2025.

(23) Valentine Faure, « Françoise Thom, historienne : “La liste des services rendus par Trump à Moscou s’allonge chaque jour” », Le Monde, 27 mars 2025.

Roger Noël

areion24.news