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jeudi 3 juillet 2025

Le crépuscule de l’« axe de la résistance » ? Le réseau de « proxies » de l’Iran après le 7 octobre 2023

 

Depuis sa naissance en 1979, la République islamique d’Iran a mis en place ou soutenu un ensemble de milices dans tout le Moyen-Orient, de la Palestine jusqu’au Pakistan, du Liban jusqu’au Yémen. Ces groupes armés, partis politiques et organisations terroristes forment un réseau d’influence et un cordon sécuritaire tout autour de l’Iran. Pour cela, il s’est appuyé sur des conflits communautaires opposant les chiites à d’autres confessions, ou a exploité les convergences de vue avec des formations a priori éloignées de sa vision théologique, mais séduites par ses objectifs politiques (le Hamas). Et là où il n’y avait rien, Téhéran a créé des groupes acquis à sa cause (le Hezbollah).

Ces alliés et obligés sont surnommés dans les médias « proxies », un anglicisme qui désigne des « acteurs par procuration ». Ils sont là pour se battre à la place de la République islamique contre Israël et les États-Unis, et, dans une moindre mesure, contre les monarchies arabes et pétrolières du Golfe, à commencer par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. À la fois rempart et fer de lance, l’« axe de la résistance » forme une toile serrée de postes avancés de l’Iran au Moyen-Orient, prêts à le défendre, mais aussi à mener des attaques en son nom sans que l’on puisse les attribuer directement à Téhéran. Leur relation au « chef d’orchestre » iranien n’est pas uniforme, elle va de l’intégration au dispositif de sécurité iranien (le Hezbollah) au partenariat libre (les houthistes du Yémen).

Une stratégie iranienne mûrement réfléchie

Ce que l’on appelle l’« axe de la résistance » s’étend de la Méditerranée à l’océan Indien et à la mer Rouge, du Sinaï aux zones tribales pakistanaises. Il a l’avantage de donner à l’Iran un accès à la mer Méditerranée et de lui fournir un front direct avec ­Israël, mais aussi d’assurer un encerclement, voire une infiltration de ses principaux ennemis régionaux, à commencer par l’Irak, contre lequel il a mené une guerre coûteuse entre 1980 et 1988, sous le règne de Saddam Hussein (1979-2003). Puis, après la chute du dictateur irakien en 2003, l’Arabie saoudite a pris la relève en tant que « chef de file » du camp arabe anti-iranien. Cet « axe de la résistance » est autant le fruit d’une stratégie mûrement réfléchie et patiemment mise en place que le résultat des erreurs des adversaires de l’Iran.

En 1982, l’invasion du Liban par Israël puis l’occupation du sud du pays jusqu’en 2000 poussent une partie importante de la communauté chiite dans les bras de la « résistance islamique », l’autre nom du Hezbollah. En 2003, l’invasion américaine de l’Irak ouvre la porte à l’influence iranienne chez son voisin. En 2006, l’affaiblissement du Fatah par Israël favorise la prise de contrôle de la bande de Gaza par le Hamas. Enfin, la révolution yéménite de 2011 et les ingérences saoudiennes contribuent à la montée en puissance des houthistes. Quant à la Syrie de Bachar al-Assad (2000-2024), longtemps alliée régionale de l’Iran, elle devient sa vassale dans le contexte de la guerre qui débute en 2011 et oblige le régime de Damas à l’appeler à l’aide pour se maintenir au pouvoir.

À chacune de ces étapes, l’« axe de la résistance » accroît son territoire et l’Iran étend son influence dans la région, jusqu’à ce que la République islamique devienne le seul véritable contrepoids à la domination stratégique israélienne au Moyen-Orient. Cette politique d’encerclement d’Israël a connu son apogée au début des années 2020 et a conduit aux massacres du 7 octobre 2023 menés par le Hamas et le Djihad islamique, notamment pour empêcher la mise en place d’un front arabe pro-Israël, esquissé par les « accords d’Abraham » de 2020, selon lesquels le Maroc, Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Soudan officialisaient leurs relations diplomatiques avec l’État hébreu.

Pendant les mois qui ont précédé le 7 octobre 2023, le concept d’« unité des fronts » a émergé, une expression signifiant la coordination entre les différentes forces de l’« axe de la résistance » face à Israël. Toutefois, le 7 octobre 2023 a mis cette idée à l’épreuve, dans la mesure où, comme l’ont démontré des échanges retrouvés par l’armée israélienne à Gaza et révélés un an plus tard par le journal américain The New York Times, le Hamas palestinien avait voulu, en déclenchant une offensive d’ampleur contre Israël, entraîner dans son sillage son allié et « parrain » iranien ainsi que l’ensemble de l’« axe de la résistance » (1). Ce pari risqué n’avait, semble-t-il, recueilli l’assentiment ni de l’Iran ni du Hezbollah, les deux grands partenaires militaires du Hamas. En raison de la réaction d’Israël, qui a dépassé tous les calculs des dirigeants du Hamas, le 7 octobre 2023 a provoqué une spirale incontrôlable, qui a fini par entraîner le Hezbollah dans la guerre. L’État hébreu a ainsi pu étendre le conflit au Liban, infligeant des coups irrémédiables au principal atout iranien au Levant. Avec l’effondrement de la direction militaire du Hezbollah, le gouvernement israélien se prend à rêver d’un affaiblissement généralisé du réseau de « proxies » iranien et d’une reconfiguration stratégique de la région. Cela a forcé la République islamique à s’engager en première ligne dans un début de confrontation militaire avec Israël extrêmement périlleux, dont l’issue reste à déterminer.

Le Hezbollah, l’« enfant chéri » décapité

En choisissant d’ouvrir les hostilités avec Israël dès le 8 octobre 2023, en solidarité avec le Hamas, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah (1960-2024), a pris une lourde responsabilité. Il a lié son sort à celui de Yahya Sinwar (1962-2024), le chef du Hamas à Gaza et l’« architecte » des massacres du 7 octobre, alors qu’il n’avait pas la maîtrise de cette opération. Le Hezbollah s’est montré trop confiant dans l’ampleur de son arsenal de 200 000 roquettes et missiles pointés vers Israël et dans ses 50 000 combattants (100 000, selon certaines sources), dont la moitié sont des réservistes et 10 000 font partie de la troupe d’élite de la force Radwan. Rapidement, le Hezbollah a perdu l’initiative des opérations face aux coups de plus en plus durs portés par Israël, qui ne s’est jamais satisfait du statu quo frontalier fait d’échanges de tirs « mesurés ». L’État hébreu, dont quelque 100 000 habitants ont dû fuir le nord du pays pour échapper aux tirs du Hezbollah, a joué l’escalade permanente dans le cadre d’un conflit qu’il avait visiblement préparé depuis des années…, depuis la semi-défaite de l’été 2006 qui avait vu le Hezbollah lui tenir tête et lui infliger des pertes inédites au sol.

À partir de fin décembre 2023, Israël a porté des coups de plus en plus précis, visant les chefs militaires et commandants de la milice chiite libanaise. Le ciblage de l’état-major du Hezbollah s’est intensifié jusqu’à l’été 2024, avec l’assassinat de Fouad Chokr (1962-2024), le chef d’état-major du mouvement, dans un appartement du sud de Beyrouth. À ce moment-là, le Hezbollah croit encore au scénario d’une répétition de 2006, auquel il se prépare depuis deux décennies, sans comprendre combien son organigramme est éventé et combien ses rangs sont infiltrés. Cette réalité va éclater au grand jour avec l’opération menée par Israël d’explosion simultanée de milliers de bipeurs appartenant à des cadres du mouvement, le 17 septembre 2024. Encore sous le choc, il va perdre son chef incontesté, Hassan Nasrallah, dans un raid aérien le 27 septembre, dans la banlieue sud de Beyrouth.

Arrivé à la tête du mouvement en 1992, dix ans après sa création en pleine invasion du Liban et à l’instigation des Gardiens de la révolution iraniens (pasdaran), Hassan Nasrallah est l’incarnation du Hezbollah. C’est lui qui a forgé cette formidable force militaire, politique et économique, qui, à bien des égards, dépasse un État libanais absent, déliquescent. Principal « architecte » de la politique intérieure libanaise, sur laquelle le Hezbollah occupe une position hégémonique, il est devenu la tête de file de l’« axe de la résistance » depuis l’assassinat de Qassem Soleimani, le chef iranien de la force Al-Qods, en janvier 2020 par une frappe de drone américain à Bagdad.

D’une fidélité sans faille au Guide suprême de la révolution, Ali Khamenei (depuis 1989), Hassan ­Nasrallah a acquis une dimension régionale. Il est le « fondé de pouvoir » de l’Iran au Proche-Orient. C’est lui qui est intervenu militairement au Liban pour sauver le régime Al-­Assad, à la demande de ­Téhéran, à partir de 2012-2013. Sous sa houlette, le Hezbollah est devenu une armée et a réussi à instaurer une forme de dissuasion avec Israël. Il est le principal « bouclier » du programme nucléaire iranien : qu’Israël frappe l’Iran, et il encourra une pluie de missiles tirés depuis le Liban. Enfin, c’est Hassan Nasrallah qui a donné au Hezbollah son ampleur, faisant de lui à la fois une milice, un parti politique, une société caritative et religieuse, une entreprise commerciale, un cartel international de la drogue et une organisation terroriste aux ramifications s’étendant sur les cinq continents. Cette croissance démesurée du Hezbollah est aussi à l’origine de sa perte. Il a perdu de sa sobriété et de sa rigueur, qui le rendaient imperméable aux infiltrations étrangères.

La soudaine escalade menée par Israël, suivie d’une offensive au sol ayant manifestement reçu un feu vert américain, n’a pas (encore ?) anéanti toutes les capacités militaires du ­Hezbollah, mais il s’est trouvé largement amoindri. Nombre de ses caches d’armes et de missiles ont été détruites par l’aviation israélienne. D’autant que Téhéran, peu désireux d’entrer en guerre ouverte avec Israël et son allié américain, n’a pas donné son feu vert à l’emploi des missiles de précision que possède le mouvement chiite libanais. Israël semble décidé à l’anéantir et, après s’en être pris à son appareil militaire, vise son service de renseignement, son organisme de financement, en clair, l’ensemble de ses structures. Voilà le Hezbollah revenu au temps de la guérilla d’avant 2006 : une milice et non plus une armée. Il y a fort à parier que la mort de Hassan Nasrallah et l’ampleur de ses pertes vont pousser le parti à la paranoïa sur la scène intérieure, où ses ennemis et adversaires pourraient être tentés de profiter de son affaiblissement pour retrouver leur influence sur la scène politique libanaise, soumise à l’hégémonie du Hezbollah depuis plus d’une décennie.

Un axe aux composantes contrastées

La Syrie, qui a longtemps été le maillon fort de l’Iran au Proche-Orient, a été trop affaiblie par la guerre civile pour jouer un rôle quelconque dans les événements en cours. D’ailleurs, ­Bachar al-Assad s’est soigneusement tenu à l’écart des affrontements depuis le 7 octobre 2023. Il n’a pas réagi à la destruction du consulat iranien à Damas par l’aviation israélienne en avril 2024 ni à la mort de Hassan Nasrallah, qui l’a pourtant aidé à se maintenir au pouvoir dans les années 2010. Les raids israéliens visant les positions du Hezbollah, de l’Iran ou des milices irakiennes installées en Syrie ne rencontrent aucune opposition réelle de Damas. Il se pourrait même que le régime syrien, désireux d’alléger la pesante tutelle iranienne sur son pays, ait donné son feu vert tacite aux raids israéliens.

Les milices chiites irakiennes ont effectué épisodiquement des frappes contre les forces américaines au Moyen-Orient surtout, et contre Israël également. Les deux principales formations pro-iraniennes, les Brigades Hezbollah et la Ligue Ahl al-Haq, classées comme organisations terroristes par les États-Unis, ont globalement fait preuve de prudence depuis le 7 octobre 2023, pas tant par désir de modération que par le souhait d’échapper aux représailles américaines (2). Ce pragmatisme indique une volonté de prioriser les objectifs intérieurs nationaux de ces acteurs. Toutefois, l’affaiblissement du Hezbollah libanais risque de se traduire par une présence accrue des milices chiites irakiennes pro-Téhéran sur le théâtre syrien.

Les houthistes, qui contrôlent l’essentiel du Yémen « utile » et se sont substitués de facto à l’État yéménite, sont les plus actifs des « proxies » iraniens depuis le 7 octobre 2023, le Hezbollah mis à part. Les miliciens houthistes s’illustrent par des tirs sporadiques de missiles et de drones, dont certains ont atteint le territoire israélien, mais aussi, et surtout, par des attaques de navires au large du détroit de Bab el-Mandeb, qui commande l’entrée dans la mer Rouge, et donc la route du canal de Suez, axe majeur du commerce international. Cette nouveauté stratégique, qui handicape fortement les économies des monarchies pétrolières du Golfe et de l’Égypte, a provoqué la mise sur pied d’une coalition navale dirigée par les États-Unis. Les houthistes sortent renforcés de la séquence ouverte par le 7 octobre 2023, mais de tous les membres de l’« axe de la résistance », ils sont probablement les moins inféodés à l’Iran, même s’ils ne sont pas les moins extrémistes.

Enfin, sur le théâtre palestinien, les capacités militaires du Hamas ont été quasi réduites à néant, tout comme, dans une moindre mesure, celles du Djihad islamique, tous deux alliés de Téhéran. La direction du Hamas a été décimée et le groupe rencontre un problème de leadership après l’assassinat en juillet 2024 d’Ismaïl Haniyeh (1962-2024) à Téhéran puis celui de Yahya Sinwar à Gaza en octobre. Avant de mourir, le chef du Hamas aura vu son vœu d’une guerre régionale se réaliser grâce à la solidarité affichée par le Hezbollah, qui a entraîné l’Iran sur un terrain qu’il voulait éviter.

L’Égypte et les monarchies du Golfe pourraient être tentées de profiter de l’affaiblissement de l’« axe de la résistance » afin de regagner le terrain perdu au Moyen-Orient. Pour cela, il faudrait qu’Israël fasse des concessions sur son refus de tout État palestinien – condition sine qua non posée par l’Arabie saoudite à toute normalisation avec l’État hébreu – et consente à traiter avec un partenaire palestinien jugé acceptable qui prendrait la place du Hamas.

L’Iran en première ligne

L’affaiblissement militaire de l’« axe de la résistance » amoindrit la capacité de dissuasion de la République islamique. Celle-ci repose sur trois piliers : ses « proxies », son programme de missiles balistiques et l’ambiguïté de son programme nucléaire. L’effondrement, ou du moins l’attrition, des « proxies » laisse l’Iran à découvert, d’autant que le ciblage par Israël du consulat iranien à Damas en avril 2024, puis de Hassan Nasrallah à Beyrouth en octobre ont provoqué la mort de hauts responsables des Gardiens de la révolution. Sans compter la blessure de l’ambassadeur d’Iran dans l’explosion des bipeurs. À deux reprises, en avril puis en octobre 2024, Téhéran a tiré des salves de missiles visant le territoire israélien. Cette première depuis la naissance de la République islamique en 1979 inaugure une nouvelle ère de confrontation directe avec l’État hébreu. Mais il faut noter que l’Iran n’a estimé nécessaire de répliquer que lorsque ses intérêts vitaux et nationaux ont été visés par Israël. Il faut également souligner que ces frappes, quoique spectaculaires, ont atteint des cibles militaires israéliennes et ont fait l’objet de préavis aux États-Unis.

En fait, le repli de l’Iran sur ses intérêts nationaux a commencé avant le 7 octobre 2023. Soumis à une forte pression extérieure, à travers les sanctions américaines instaurées par le président Donald Trump (2017-2021) en 2018 après son retrait de l’accord de 2015 sur la limitation et le contrôle du programme nucléaire iranien, mais aussi intérieure depuis le soulèvement « Femme, Vie, Liberté » d’une grande partie de sa jeunesse et de sa société, le régime iranien est avant tout préoccupé par sa survie. C’est dans ce cadre qu’il a rétabli, en mars 2023, sous l’égide de la Chine, les relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite, son grand rival avec lequel les liens étaient rompus depuis 2016. Ce revirement indiquait déjà une volonté iranienne d’apaisement et de meilleure insertion dans son environnement régional.

La nouvelle ère ouverte par le 7 octobre 2023 est paradoxale. Elle met l’Iran en première ligne face à Israël. Mais un Iran qui ne souhaite pas de confrontation majeure et généralisée, à laquelle le régime sait qu’il risquerait de ne pas survivre. D’où les ouvertures faites par Téhéran pour reprendre les négociations sur son programme nucléaire avec les Occidentaux. Une proposition restée lettre morte jusqu’à présent et qui pourrait pousser la République islamique dans les bras de la Russie. Tout en forçant le Hezbollah libanais à résister à l’invasion israélienne, Téhéran envoie des gages de modération, notamment en donnant son feu vert à Beyrouth à l’application de la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU. Celle-ci, votée en 2006 après la « guerre de 33 jours », prévoyait que le Hezbollah retire ses armes au nord du fleuve Litani et laisse l’armée libanaise s’installer au Sud-Liban, sous l’égide de la FINUL. C’est ce que stipule le cessez-le-feu du 27 novembre 2024, qui laisse à Israël la possibilité de frapper le Hezbollah quand bon lui semble. Pour le gouvernement israélien, l’occasion de porter un coup fatal au programme nucléaire iranien est plus proche que jamais depuis la chute de Bachar al-Assad le 8 décembre, perte majeure et pour Téhéran et pour le « Parti de Dieu ». L’affaiblissement des « proxies » ouvre la porte à une action directe contre le régime iranien. Mais tout dépendra des États-Unis après l’entrée en fonction de Donald Trump le 20 janvier 2025. Aucune opération israélienne d’envergure contre l’Iran n’est envisageable sans le concours militaire américain. 

Notes

(1) Ronen Bergman, Adam Rasgon et Patrick Kingsley, « Secret Documents Show Hamas Tried to Persuade Iran to Join its Oct. 7 Attack », in The New York Times, 13 octobre 2024.

(2) Adel Bakawan, « Irak : la naissance d’un “État milice” », in Moyen-Orient, no 62, p. 78-83, avril-juin 2024.

Christophe Ayad

areion24.news