Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 29 juillet 2025

Le ciel pour champ de bataille

 

Nous connaissons tous la situation internationale et les difficultés qui se présentent. Quelle est votre appréciation de la situation du point de vue de la puissance aérienne ?

La brutalisation des relations internationales et l’innovation débridée, dans les technologies militaires les plus sophistiquées comme dans les plus rustiques, nous obligent à nous adapter. Sans avoir jamais délaissé l’entraînement au combat de haute intensité, nous avons cependant manœuvré au cours des dernières décennies dans des environnements tactiques permissifs. Rappelons d’abord que la puissance aérienne est notre meilleur atout pour éviter un scénario « à l’ukrainienne », une guerre d’attrition, de tranchées, dans laquelle aucun belligérant n’a commencé par imposer sa supériorité aérienne à l’adversaire. Face à la menace que constitue la Russie, qui a énormément appris et durci ses modes d’action en trois ans de guerre, nous devons sécuriser notre domination dans la troisième dimension. C’est un de nos avantages les plus décisifs.

Néanmoins, pour établir la supériorité aérienne, ne serait-ce que localement et temporairement, mais d’une façon suffisamment durable et étendue pour qu’elle soit utile à la manœuvre interarmées, il faut pouvoir manœuvrer dans les airs. La prolifération des dispositifs de déni d’accès est donc un défi, pour lequel il existe des solutions. L’exemple des raids israéliens contre le réseau de défenses aériennes iraniennes en octobre dernier est éclairant. Pour nous, cela veut dire retrouver des capacités de suppression des défenses aériennes ennemies, dites « SEAD » en anglais, et, plus largement, renforcer notre capacité de frappe dans la profondeur. C’est une priorité essentielle pour imposer la supériorité aérienne là où cela sera nécessaire.

Mais il est important de considérer la situation du sol à l’espace, sur l’ensemble de ce que je nomme le « continuum de la troisième dimension ». Mon appréciation de la situation porte donc sur la puissance aérospatiale dans son ensemble, du sol à l’orbite géostationnaire en passant par la très haute altitude, la « THA », illustrée par le vol du ballon chinois au – dessus du territoire américain en 2023. Le constat est clair : dans ces milieux, la conflictualité va crescendo, et nous devons accélérer la mise en œuvre de nos stratégies, dans une vision holistique de la troisième dimension. Cela passe par une approche capacitaire ambitieuse, avec, d’une part, une feuille de route à l’horizon 2030 et, d’autre part, des démonstrateurs et des expérimentations dès cette année, notamment dans la THA. L’enjeu n’est donc plus celui d’une puissance aérienne, mais, plus globalement, celui d’une puissance aérospatiale.

L’évolution politique aux États-Unis va avoir des incidences directes sur la coopération avec les forces américaines, que ce soit lors d’exercices ou en déploiement. Comment anticipez-vous un éventuel défaut d’implication américaine en Europe, pour ce qui concerne l’AAE ?

Il est clair que la coopération internationale est pour nous une dimension structurante. C’est particulièrement évident dans le spatial de défense. Notre modèle repose sur un équilibre entre ce que nous détenons en propre, ce que nous partageons avec nos alliés et les services que nous achetons. Pour chaque application du spatial, le ratio entre patrimonial, partenarial et commercial varie. Notre niveau de dépendance au soutien américain est par exemple très différent selon que l’on parle d’observation, d’écoute ou de positionnement. Mais il est clair que les tendances au repli constituent un risque, auquel nous nous préparons. Cela n’est pas seulement le cas s’agissant du milieu spatial, mais dans toutes nos activités et fonctions, par exemple l’alerte avancée, où la part américaine dans les capacités otaniennes est prépondérante.

Par conséquent, nous devons travailler, en confiance, sur deux voies parallèles. D’abord en sécurisant ce qui fonctionne. L’espace est là encore un bon exemple. À l’heure où je vous parle, les indicateurs sont excellents quant à l’état de notre partenariat avec les Américains. Nous nous entraînons et opérons ensemble, à un niveau sans précédent. En avril dernier, lors du 40e US Space Symposium, le général Whiting, chef du Space Command, a tenu publiquement des propos particulièrement forts à ce sujet.

Parallèlement, nous devons bien sûr exploiter la dynamique observée en faveur de l’autonomie stratégique européenne, suscitée par la politique extérieure de l’administration Trump. Je me réjouis de constater que le futur Livre blanc européen décline des priorités qui sont parfaitement en phase avec les nôtres, en particulier dans le domaine capacitaire et pour ce qui concerne l’air et l’espace. On peut citer par exemple la défense aérienne intégrée, les drones et les systèmes de lutte anti-drones, le transport aérien, ou encore le ravitaillement en vol. Je crois enfin que la prise de conscience est unanime sur la nécessité de simplifier nos réglementations et d’accroître nos investissements, pour une industrie de défense européenne forte, compétitive et qui délivre plus rapidement.

Faut-il accroître les déploiements vers l’Est de l’Europe ou, à tout le moins, accroître les coopérations avec les armées de l’air des États baltes, de la Pologne ou des pays scandinaves ?

Oui, c’est un axe d’effort clair pour l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE). En atteste très récemment la mission « Pégase Grand Nord » effectuée au début du printemps pour la première fois en Scandinavie et en Europe de l’Est. Les objectifs sont conformes aux éditions précédentes, qui étaient tournées vers l’Indo – Pacifique : développer notre préparation opérationnelle en contexte interallié, cette année avec la Suède, la Pologne et la Croatie en particulier, mais aussi signifier notre détermination à nos compétiteurs et adversaires potentiels. C’est ce que l’on appelle le signalement stratégique. À cet égard, la zone de déploiement de « Pégase 2025 » n’a évidemment pas été choisie au hasard.

Mais nos relations avec nos alliés du Nord et de l’Est vont au-delà de ces manœuvres de projection de puissance. Je pense à notre contribution ininterrompue à la mission « Air Shielding » de l’OTAN, avec par exemple nos Rafale déployés régulièrement à Siauliai, en Lituanie, ou encore notre détachement Mamba qui est en Roumanie depuis plus de trois ans. Ces missions opérationnelles nous rapprochent évidemment de ceux qui sont en première ligne sur le flanc est de l’Alliance. S’agissant de la Pologne, le traité de Nancy démontre la volonté à la fois politique et militaire d’aller encore plus loin.

Le dispositif MORANE (Mise en œuvre réactive de l’arme aérienne) accroît la résilience des forces si elles sont menacées. Mais faut-il également envisager une politique de rénovation d’infrastructures comme les hangarettes et d’accroissement de la défense sol-air autour des bases aériennes ?

Nos bases aériennes sont nos outils de combat, elles sont donc notre bien le plus précieux. Un axe du plan stratégique de l’AAE concerne le renforcement de leur protection. Cet enjeu se décline en deux volets, qui sont la défense active ainsi que la défense passive. Il faut penser la résilience du système de façon globale, face au sabotage et autres entraves « de l’intérieur », face aux menaces cinétiques et face aux vulnérabilités induites par notre dépendance aux réseaux informatiques, énergétiques ou logistiques.

La dispersion de nos flottes, leur capacité à opérer hors de leurs bases mères, entre dans le périmètre de la défense passive. MORANE est notre déclinaison du concept otanien d’« Agile Combat Employement » ; on parle donc de « French ACE ». Le camouflage et le durcissement de nos emprises sont d’autres volets de cet axe d’efforts. Concernant les mesures actives, la défense sol-air occupe une place centrale et fait l’objet d’investissements importants dans le cadre de la Loi de programmation militaire en cours. À l’horizon 2027, tous nos SAMPT seront au standard NG, plus performant contre les missiles balistiques, et plus réactif pour faire face aux menaces hypersoniques. En remplacement de nos batteries Crotale, dix systèmes MICA‑VL seront aussi livrés, en plus de ceux déjà reçus pour la sécurisation des Jeux olympiques. Mais la défense aérienne doit être pensée comme un dispositif complet, intégré et multicouche. Ces systèmes doivent donc être interconnectés et s’articuler autour d’une chaîne de commandement et de contrôle (C2) robuste, et sur des plots d’avions de combat et d’hélicoptères prêts à décoller, en plus de tous les systèmes sol-air constituant ce maillage, qui doit s’étendre jusqu’à la THA, au-delà de 20 km d’altitude.

Dans un contexte de haute intensité, le but de tous ces efforts est de garantir notre capacité à pouvoir encaisser les premiers coups si nous ne sommes pas à l’initiative, et à assurer la résilience des sites essentiels à la mise en œuvre de nos moyens. C’est ce que j’appelle le défi de « l’arrière », qui est en dialogue permanent avec celui de « l’avant », c’est-à‑dire l’accès aux théâtres et aux zones de production de nos effets. La base aérienne se trouve à l’interface de ces deux mondes. Le rôle des commandants de base est ainsi conforté dans toute son importance au sein du système de combat. Ils ne sont pas seulement les chefs d’orchestre des soutiens et les responsables de la protection de leurs emprises dans une approche « 2D ». Ils sont aussi, en tout temps, garants de la capacité à produire les effets attendus dans la troisième dimension s’agissant en particulier de nos deux missions permanentes que sont la composante aéroportée de la dissuasion nucléaire et la protection de l’espace aérien national et ses abords, ainsi que de toutes nos missions d’intervention.

Un peu partout en Europe, une remontée en puissance s’opère plus ou moins rapidement. Au-delà de ce qui est déjà prévu dans la LPM, l’AAE va-t‑elle, elle aussi, revoir ses structures de forces et ses parcs ? Quelles sont vos priorités capacitaires ?

Nous avons connu au cours des dernières semaines des avancées capacitaires significatives et je veux les saluer : dans l’Espace, avec la mise à poste récente de CSO‑3 par Ariane 6 ; dans l’Air, avec la mise en service opérationnel du Mirage 2000D rénové, une flotte qui donne de l’épaisseur à notre aviation de combat alors que nous visons le passage au format « tout Rafale » après 2030. S’agissant de notre chasseur omnirôle, le ministre des Armées a annoncé une commande de 30 Rafale supplémentaires, et des livraisons anticipées pour les 42 appareils commandés en 2023. Le cap est clair, avec notamment la remontée en puissance de la base aérienne de Luxeuil, confirmée par le président de la République, qui passera du Mirage 2000‑5 au Rafale avec deux escadrons de chasse stationnés, et deviendra une base à vocation nucléaire.

Mes priorités capacitaires sont claires depuis ma prise de fonction. Nous avons parlé de mon appréciation de la situation vue de la troisième dimension ; l’accélération des tendances identifiées dans ma vision stratégique aérospatiale confirment ces orientations, que je décline en six axes : la maîtrise du continuum air/très haute altitude/espace ; la défense sol-air intégrée, qui doit être multicouche et fondée sur un C2 performant ; les capacités de frappe dans la profondeur au travers notamment d’un missile longue distance, de la reconstruction d’une capacité SEAD et de la maîtrise du champ électromagnétique ; les drones – du MALE au drone de combat « UCAV » demain, en passant par tous les systèmes de petite taille – ainsi que le volet lutte anti-drones ; la transformation numérique de l’AAE, la maîtrise de nos données et l’exploitation des avantages procurés par l’intelligence artificielle, demain le quantique ; enfin, le maintien en condition opérationnelle de nos matériels, quel que soit le contexte, en passant d’un MCO « de contrat » à un MCO « de combat ».

Le M2MC (Multimilieux multichamps) est l’un des sujets capacitaires majeurs pour les forces, avec des implications importantes en termes de commandement et contrôle, mais aussi de matériels à proprement parler. Tout cela ne va pas de soi. Où en sommes-nous ?

Effectivement, l’approche multimilieux multichamps et la construction d’un C2 interarmées sont des défis complexes. Regardez 2022 et l’absence d’intégration des « forces aérospatiales » russes avec la manœuvre terrestre au lancement de l’agression sur l’Ukraine. Le verdict est clair : des pertes considérables, des tirs fratricides et l’incapacité à atteindre les objectifs.

Notre supériorité opérationnelle passe par une approche M2MC, dont le C2 est la clé de voûte. C’est la raison pour laquelle j’attache tant d’importance à la notion de « continuum de la troisième dimension », du sol à l’espace en passant par l’air, dont la THA. C’est une nécessité. C’est particulièrement parlant dans la fonction stratégique interarmées « connaissance et anticipation », le renseignement. Nous avons des capteurs déployés sur tout le continuum de la troisième dimension. Il faut donc un C2 qui soit capable d’intégrer cette masse de données, pour pouvoir remplir le rôle de « transmetteur » entre l’analyse et l’action. La mise en œuvre des « effecteurs » peut ensuite relever de n’importe quelle armée, en fonction du milieu dans lequel il faut agir ! C’est le principe du réseau multisenseurs multieffecteurs auquel travaille l’état-major des armées.

Prenez les programmes les plus structurants : ils reposent tous sur ces principes de C2 intégré et de rapidité du ciblage (alerte avancée, défense antimissile, frappe dans la profondeur par exemple). Effectivement, cela ne va pas de soi, mais c’est clairement l’objectif. En ce qui concerne l’AAE, la modernisation du C2 avance, dans l’Air avec la modernisation du Système de commandement et de conduite des opérations aériennes (SCCOA) et la transition vers le système otanien Air command and control system (ACCS). Dans l’Espace enfin, nous franchirons cette année des jalons très importants : l’inauguration de notre première base aérienne à vocation spatiale à Toulouse en juillet, puis celle du bâtiment du Commandement de l’espace en fin d’année sur cette même BA 101. Notre C2 Espace prend corps. Quant à la perspective d’avenir, c’est la convergence des C2 Air et Espace.

Le recrutement est traditionnellement un point de vigilance dans les forces, tant il est essentiel pour le futur. Comment se présente la situation ?

Le recrutement dans l’AAE est aujourd’hui satisfaisant. Notre image d’une armée moderne et experte de l’Air et de l’Espace nous permet de rester très attractifs. Nous atteignons nos cibles de recrutement sans transiger sur le niveau d’entrée exigé. Nous multiplions les liens avec la jeunesse, et plus largement les actions en faveur de la cohésion nationale, comme d’ailleurs tous nos camarades des autres armées. Nous avons également des objectifs très ambitieux en ce qui concerne la réserve opérationnelle, qui doit doubler d’ici à 2030. Tous ces efforts sont pilotés et suivis de près par la direction des ressources humaines et par l’état-major de l’AAE.

Mes points d’attention concernent davantage la formation et la fidélisation. Nos métiers requièrent un haut niveau de technicité ; par conséquent, nos formations sont longues et coûteuses, et nous devons donc tout faire pour garder nos aviateurs aussi longtemps que possible. En termes de fidélisation, rien n’est définitivement gagné, mais il faut se réjouir du bilan 2024 qui marque un redressement clair des courbes. C’est le constat partagé par l’ensemble du ministère un an après le lancement du plan « fidélisation 360° ». En termes de formation, le cas des pilotes est particulièrement représentatif de nos défis. Nos écoles sont excellentes, mais en forte tension s’agissant notamment du nombre d’instructeurs que nous sommes en mesure d’y affecter depuis les unités de combat. Après des années de réduction des formats, la remontée en masse de nos effectifs ne peut se faire du jour au lendemain. Nous y travaillons résolument.

Joseph Henrotin

Général Jérôme Bellanger

areion24.news