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mardi 1 juillet 2025

La sixième génération prend son envol : vers quelle cible ?

 

Les annonces concernant des appareils de nouvelle génération se sont succédé ces derniers mois : à propos du F-47, des progrès (relatifs) du GCAP (Global combat air program), de la participation de la Belgique au SCAF, ou des premiers essais en vol retentissants du J-36 chinois. Une nouvelle géostratégie aérienne se dessine, mais pour quelles finalités ?

Il est entendu que le concept même de génération est relatif (1) : argument marketing, il a surtout été utilisé, pour la cinquième, afin de mettre en valeur la furtivité radar du F‑35 – en oubliant bien souvent que la furtivité radar n’est pas un « tout ou rien ». Avec le paradoxe suivant : certains appareils n’intègrent pas encore les capacités à longue portée air-air ou air-surface des chasseurs dits « 4G » ou « 4,5G ». De plus, certains, comme le Rafale continuent d’évoluer, notamment sur le plan de la connectivité (2). Comment alors caractériser la sixième génération ? On y retrouve la furtivité radar, la fusion des données ou encore la connectivité ; avec peut-être, pour la première, une optimisation au niveau du retour radar des dérives, si elles sont encore présentes. La véritable rupture réside, pour l’heure, dans l’intégration d’effecteurs déportés (3). Cette dernière ne consiste pas uniquement à faire voler en formation l’appareil de combat et des drones – un véritable groupe aérien dont les composantes ont leurs propres spécialités –, mais à décharger cognitivement l’équipage de l’usage de ces drones, et donc de faire appel, à des degrés variables, à l’Intelligence artificielle (IA).

Changement de nature de la stratégie des moyens aériens

Les défis sont de taille, même si les progrès des IA sont extrêmement rapides. Dès 2022, l’US Air Force en testait deux (4) permettant des engagements air-air au-delà de la portée visuelle puis, en avril 2024, en dogfight contre un autre appareil, cette fois piloté. Depuis, les travaux se poursuivent, avec plusieurs F‑16 équipés dans le cadre du programme Viper experimentation and next-gen operations model (VENOM). Le domaine est en pleine ébullition outre – Atlantique, mais reste discret par nature : le secret entourant les algorithmes ne permet pas de connaître précisément leurs capacités. Au-delà du vol en formation et en essaim – technologie qui va elle – même se diffuser au niveau des missiles de croisière –, il y a la question des échanges d’information utiles dans une logique où le « groupe aérien » produit et consomme en son sein des données. Aux IA donc de gérer les liaisons de données permettant de transmettre les informations recueillies par les drones ISR, de les fusionner puis de les distribuer à d’autres drones spécialisés ou à d’autres appareils de combat, nationaux ou alliés. De ce point de vue, les progrès de la sixième génération ne sont pas ceux des précédentes : on pouvait mesurer l’évolution d’un système d’armes grâce à ses essais sur le terrain, à des tirs d’armements, etc. Ici, l’essentiel devient invisible pour les yeux, entre IA et performances des serveurs embarqués sur un appareil piloté jouant un rôle de « noyau »…

Le changement concerne aussi la nature même de la stratégie des moyens aérienne. Il faut certes concevoir les appareils – pilotés ou drones –, mais surtout les faire interopérer, avec des choix liés aux interfaces homme/machine, à ce qui est laissé aux IA, à la question du contrôle, etc. D’une manière assez intéressante, si l’aviation reste une question d’ingénierie, elle est aussi, de plus en plus, une question de sociologie, mais aussi de philosophie, avec de vraies problématiques autour de l’engagement de la force. On pourrait ajouter que la sixième génération induit un paradoxe de la polyvalence. Jusque dans les années 2000, la conduite d’une frappe aérienne pouvait nécessiter plusieurs types d’appareils spécialisés – chasse, attaque, lutte antiradar, guerre électronique – avant que la thématique de la polyvalence n’émerge comme un facteur de réduction des coûts et de rationalisation des parcs. Paradoxe donc de voir apparaître un système dont les composantes sont elles-mêmes spécialisées (emport de munitions, brouillage et leurrage, divers types affectés au renseignement) et peut-être même mises en œuvre par des voies très différentes (largage depuis des appareils de transport, tir depuis le sol ou des navires…).

Bataille européenne

Il n’en demeure pas moins que les grandes manœuvres sont lancées. Ces deux dernières années, le SCAF (Système de combat aérien futur) s’est plus distingué par les polémiques autour des luttes industrielles – les éternelles remises en question allemandes de décisions antérieures – que par l’annonce de progrès techniques. Pour autant, les travaux dans ses différents piliers ont progressé (5). La Belgique est par ailleurs devenue observatrice (avril 2024) puis, plus récemment, mais discrètement, participante (6). Le système semble techniquement plus mûr que le GCAP italo – nippo – britannique, avec une maîtrise plus importante des domaines liés à la plateforme pilotée, à la furtivité, aux effecteurs déportés, à l’IA, à l’optronique ou encore à la motorisation. De fait, la participation du Royaume – Uni et de l’Italie au programme F‑35 n’a pas conduit à des transferts de technologie sur la furtivité, les pods de désignation ou même les appareils en tant que tels. Même en ayant travaillé au programme Typhoon, ces pays ont accumulé moins d’expérience sur les évolutions incrémentales des appareils et de leurs logiciels que le tandem Thales-Dassault… Toujours est-il que les assauts sur le SCAF sont d’une nature plus politique que technique.

Dès le milieu des années 2010, on pouvait entendre en Italie que mieux valait intégrer ce qui était encore le Tempest, dès lors que cela pourrait créer une tension vers la fusion des deux programmes… où Rome pourrait trouver sa place. Plusieurs autres acteurs européens regrettent la concurrence entre Paris et Londres, et du côté d’Airbus, la tentation d’un programme européen unique semble bien réelle. Évidemment, Paris, qui a pris les devants budgétaires et programmatiques et a le bénéfice d’années d’investissements sur des briques technologiques utiles, n’entend pas que d’autres se paient sur la bête. La possibilité même d’une fusion des programmes est donc conditionnée à des négociations particulièrement ardues, pour employer un euphémisme. La solution de repli, en France, serait un abandon du SCAF, pour se concentrer sur l’évolution du Rafale. C’est peut-être aussi ainsi – mais pas uniquement – qu’il faut lire le lancement, en octobre 2024, d’une étude sur un drone de combat furtif devant accompagner, dès 2033, les Rafale F5 pour assurer des missions SEAD (Suppression of enemy air defence). L’équation de la sixième génération est alors renversée : si les radars sont détruits, les besoins en furtivité sont moindres. Les évolutions concernent alors, dans les limites de la relativement petite taille du Rafale, les logiciels et l’intégration d’IA et des hardwares associés… L’option n’est par ailleurs pas commercialement inepte : pouvoir exporter des appareils de sixième génération n’est pas garanti du fait de leurs coûts, mais aussi de l’exposition potentielle de leurs systèmes d’IA.

Avancées américaines

Pendant que les Européens se disputent, les États-Unis et la Chine poursuivent leurs travaux. Si nous reviendrons plus loin sur le cas chinois, la transformation du programme NGAD (Next generation air defence) en F‑47 et la sélection de Boeing pour le conduire marquent une étape importante de ce programme resté particulièrement discret. Plusieurs interviews révèlent cependant que les besoins avaient été établis à partir de 2017, avant d’évoluer pour prendre en compte l’intégration de drones CCA (Collaborative combat aircraft), entre-temps désignés FQ‑42 (General Atomics) et FQ‑44 (Anduril). Un bureau spécifique a été mis en place dès 2019 : un Executive office for advanced aviation, ensuite devenu l’Agile development office. Dans le cadre de l’Aerospace innovation initiative, deux démonstrateurs, issus de Boeing et de Lockheed Martin, ont volé en 2019 et en 2022 – Northrop Grumann se retirant en 2023. La logique derrière le F‑47 est multiple. D’une part, il pourrait n’être qu’un premier design avant l’apparition d’autres qui utiliseraient les mêmes systèmes ou leurs évolutions logicielles. Ces derniers devraient par ailleurs être utilisés sur le futur F/A‑XX de la Navy, qui n’entrerait en service que vers 2035. D’autre part, le F‑47 est surtout destiné à la supériorité aérienne offensive, devant pénétrer loin dans les espaces aériens adverses pour y porter le combat. Cette logique, initialement liée aux opérations contre le Pacte de Varsovie pour le F‑22, se voit adaptée à l’Indo – Pacifique. Reste à savoir, comme pour le F-22, dans quelle mesure des opérations de frappe pourront être menées avec des drones qui, à la différence du LongShot de la DARPA conçu pour le tir de missiles air-air, semblent surtout orientés vers les missions ISR et de frappes air-sol. La question du ravitaillement en vol se posera aussi dès lors que l’avenir du programme, aussi furtif que possible, de ravitailleur NGAS (Next generation air-refueling system) semble compromis. Enfin, la question calendaire se pose aussi. La phase d’EMD (Engineering and manufacturing development) devrait se poursuivre au moins jusqu’à 2030, mais ce n’est que plus tard après son entrée en service, dont la date n’est pas encore connue, qu’il recevrait les moteurs développés dans le cadre du programme NGAP (Next generation adaptative propulsion).

Bien peu a été dévoilé du design, plusieurs responsables indiquant que la représentation informatique fournie – et ses plans canards qui ont beaucoup fait parler – pourrait être générique et ne pas être représentative de l’appareil. En revanche, l’US Air Force semble toujours déterminée à disposer de 414 exemplaires et à faire en sorte que leur coût unitaire soit inférieur à celui du F‑22. Cela reste à démontrer, au vu des performances mitigées en la matière des KC‑46 ou du VC‑25, qui ont accumulé retard et surcoûts ; mais aussi au vu des ambitions à l’endroit du F‑47… voire de celles de Lockheed. Dans la foulée de la désignation de Boeing, Lockheed a proposé un F‑35 « 5G+ », tirant parti des travaux réalisés dans le cadre de l’Aerospace innovation initiative et qui permettrait de disposer de « 80 % des capacités du NGAD à 50 % du prix ». Il s’agirait également de transformer « le châssis du F‑35… en Ferrari ». Vaste programme…

Notes

(1) Olivier Zajec, « Faut-il encore penser en termes de “générations” d’avions de combat ? », Stratégique, no 102, 2013/1.

(2) Sans parler du standard F5, ne serait-ce que le F4 : Yannick Smaldore, « Rafale : le standard F4 se dévoile », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 69, décembre 2019-janvier 2020.

(3) Joseph Henrotin, « Effecteurs déportés et “ailiers loyaux”. Retour à la masse, différentiels technologiques et reconfiguration de la puissance aérienne », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 78, juin-juillet 2021 ; Philippe Langloit, « Effecteurs déportés : derrière la bataille industrielle, les enjeux techniques », Défense & Sécurité Internationale, n° 172, juillet-août 2024.

(4) Les AACO (Autonomous air combat operations) et ACE (Air combat evolution).

(5) Sur ces piliers : Mathieu Ducarouge, « Les enjeux technologiques du SCAF », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 90, juin-juillet 2025.

(6) On l’a ainsi appris au cours d’une interview du nouveau ministre de la Défense, Theo Francken, en mars 2025.

Joseph Henrotin

areion24.news