L’extrémisme, bien qu’ancré dans l’histoire humaine, trouve aujourd’hui des échos amplifiés par le vaste écosystème des réseaux sociaux. Ces plateformes, devenues des catalyseurs puissants, permettent à des idées radicales de se propager aisément et de rassembler des communautés parfois cloisonnées dans des visions intolérantes. Le clivage s’accentue et c’est pourquoi nous assistons à un tournant de la polarisation politique : autrefois, les conversations politiques étaient le fruit de débats entre différentes idées ; aujourd’hui, les opinions politiques sont devenues une partie de l’identité des individus, incluant ceux qui partagent les mêmes opinions politiques (et, par extension, leur identité) et excluant les autres. Les membres du groupe partageant une vision politique similaire sont donc perçus comme dignes de confiance, tandis que tous les autres sont considérés comme mauvais, voire dangereux. Mais avec la prolifération des mouvements populistes à travers les démocraties, dans quelle mesure le populisme ne devient-il pas un mouvement transnational ? Les mouvements populistes s’influencent-ils les uns les autres au-delà des frontières nationales ?
Par ailleurs, l’usage des médias numériques a joué un rôle crucial dans la configuration du populisme transnational, notamment pour les mouvements associés à l’extrême droite. Les recherches ont montré, dans une certaine mesure, comment la performance technologique des populistes a accru leur capacité à se diffuser au-delà des frontières nationales (2).
Un populisme transnational ?
En réponse à la croissance et aux succès des mouvements populistes à l’échelle mondiale depuis le début des années 2010, les chercheurs ont souligné l’influence du populisme sur la politique étrangère des États (3) et sur les relations internationales en général (4). La popularité du populisme est largement attribuée à son idéologie unique et « mince » (5), permettant aux discours populistes de légitimer des préoccupations publiques mondiales. En effet, des partis populistes tels que les Démocrates de Suède, Alternative pour l’Allemagne, le Parti de la liberté autrichien, et le Rassemblement National en France, ont tous augmenté le soutien à leurs plateformes nationales en cherchant à ramener la politique vers le peuple. Les dirigeants populistes, en mettant en avant les angoisses nationales sur divers sujets tels que l’immigration et les griefs économiques, ont réussi à mobiliser les citoyens autour d’un véritable mouvement politique fondé sur une vision manichéenne de la politique opposant les élites au peuple.
Alors que la mondialisation a conduit à l’érosion des frontières nationales et à la diffusion du discours populiste, le populisme est devenu un mouvement transnational où « les populistes formulent des revendications représentatives au nom du peuple qui s’étendent explicitement au-delà des frontières d’un seul État-nation » (6). À mesure que les médias numériques créent un espace qui ignore les frontières internationales, les mouvements populistes disposent désormais d’une plateforme mondiale pour légitimer leurs points de vue à l’échelle internationale.
L’étude du cas du « Convoi de la liberté »
Début 2022, le Canada fait face à un mouvement de protestation, baptisé « Convoi de la liberté », contre l’obligation vaccinale anti-Covid-19 et visant à occuper la colline du Parlement à Ottawa. En parallèle, plusieurs groupes vont également bloquer des points de passages frontaliers avec les États-Unis. Les frustrations sociales croissantes liées aux confinements, aux restrictions, au port du masque et aux insécurités économiques ont poussé ces Canadiens à protester pour leur droit à la liberté individuelle. De plus, le soutien à travers le Canada a accru la visibilité des dirigeants et mouvements populistes de droite, tels que Maxime Bernier du Parti Populaire du Canada (PPC), qui a reçu des soutiens nationaux et internationaux. Une caractéristique marquante de l’événement du « Convoi de la liberté » est la manière dont des acteurs étrangers, principalement associés à des influenceurs d’extrême droite aux États-Unis et au Royaume-Uni, ont contribué à internationaliser la protestation dans leurs pays respectifs et à soutenir le mouvement canadien.
En examinant plus de 6,7 millions de tweets publiés pendant la manifestation — entre le 13 janvier 2022 et le 25 février 2022 —, nous avons classé les messages sur X/Twitter qui véhiculaient des cadres idéologiques clés associés au populisme : l’anti-élitisme, les personnes vertueuses et la primauté de la vox populi. Nous avons trouvé un soutien empirique solide à l’idée que le « Convoi de la liberté » représentait une mobilisation populiste. Les influenceurs sur X/Twitter, principalement associés au mouvement d’extrême droite, ont créé et amplifié des contenus exprimant leur méfiance à l’égard des élites, décrivant également les manifestants comme des représentants du peuple. Les influenceurs en ligne ont décrit la manifestation comme l’expression de la volonté des personnes du monde entier qui s’opposaient aux décisions politiques prises, du moins en partie, pendant la pandémie de Covid-19.
Notre étude a également révélé que le « Convoi canadien pour la liberté » a évolué avec succès vers des relations transfrontalières. Nos données numériques ont montré la formation d’une communauté transnationale partageant des convictions telles que la méfiance à l’égard des institutions et les excès des élites contre le « peuple ». Alors que la manifestation se prolongeait en janvier et février 2022, les tweets confondaient la Charte canadienne avec la Déclaration des droits des États-Unis. La radicalisation croissante de la partisanerie américaine a eu des retombées, notamment au Canada, où les manifestants associés au « Convoi de la liberté » ont fait référence à l’assaut du Capitole américain le 6 janvier 2021, mais ont aussi été enhardis par le soutien des influenceurs d’extrême droite américains lorsque la manifestation s’est prolongée en février 2022. Le réseau d’extrême droite américain a donc eu une influence considérable sur le « Convoi de la liberté » en générant du contenu, amplifiant le contenu canadien en ligne et suscitant un engagement important. Dans une certaine mesure, cela semble suggérer une dynamique centre-périphérie intégrée dans la diffusion transnationale des idées sur les plateformes numériques en général et, plus spécifiquement, du populisme dans notre cas. D’un point de vue théorique, cela souligne l’importance du pouvoir, même s’il s’agit d’influencer et de façonner des récits mondiaux en ligne, en tant que caractéristique déterminante du transnationalisme numérique.
L’importance du facteur numérique
Les médias numériques ont facilité la construction des identités populistes — des réseaux clientélistes et des canaux électoraux nationaux — et sont devenus essentiels pour diffuser, amplifier, couvrir et reproduire les revendications représentatives auprès de potentiels électorats et d’un public plus large. Or, l’émergence de la communication numérique a considérablement affaibli la capacité des acteurs étatiques ou d’autres organisations à filtrer et contrôler les interactions transnationales entre individus.
Malgré l’importance des technologies numériques dans le façonnement de la vie moderne, les théories des relations internationales doivent encore s’efforcer de conceptualiser la manière dont le monde numérique transforme les réalités des relations mondiales. D’un point de vue théorique, le transnationalisme fournit la base et le vocabulaire avec lesquels nous pouvons articuler la façon dont les acteurs du monde entier mélangent rapidement leur moi numérique et leur moi réel et utilisent efficacement les outils sociotechniques — tels que les plateformes de médias numériques — pour mener et soutenir les relations mondiales. À cet égard, nos données montrent comment les influenceurs mondiaux en ligne, dans notre cas associés au mouvement d’extrême droite, ont joué un rôle déterminant dans l’amplification de l’engagement en ligne pendant le « Convoi de la liberté ». Les médias numériques sont un vecteur de transmission efficace et peuvent être considérés comme un catalyseur du mouvement du populisme transnational à travers les frontières.
Une menace sécuritaire pour les démocraties ?
Alors que nous assistons aujourd’hui à une montée des forces illibérales et des extrêmes, le candidat républicain Donald Trump vient de remporter les élections américaines pour un nouveau mandat à la tête de la Maison-Blanche. Soutenues par une partie de l’extrême droite américaine et la droite tech (7), les idées de la campagne du candidat républicain ne se sont pas limitées à l’espace national américain. En effet, les campagnes se diffusent dans les autres États, de façon multiplateformes. Avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, il est probable que nous assistions à un renforcement des réseaux de l’extrême droite américaine dans le monde, et notamment en Europe, où des risques d’ingérences sont à prévoir. Si Joe Biden a accusé Donald Trump de « menacer la démocratie » (8) et que certains se demandent si la démocratie américaine survivra à Trump (9), l’extrême droite et le populisme américain constituent peut-être aujourd’hui une nouvelle menace sécuritaire pour l’ensemble des démocraties mondiales.
Notes
(1) Synthèse réalisée à partir de l’article « Transnationalism and Populist Networks in a Digital Era: Canada and the Freedom Convoy » de Jean-Christophe Boucher, Lauren Rutherglen et So Youn Kim, publié le 8 octobre 2024 (https://rebrand.ly/e4da4d) et de la présentation de Jean-Christophe Boucher lors du colloque de l’OPEXAM « Les États-Unis entre puissance et impuissance ? Géopolitique d’une élection » organisé le 7 novembre 2024.
(2) Bimber 1998 ; Engesser et al. 2017 ; Postill 2018 ; Baldwin-Philippi 2019 ; Chatterje-Doody et Crilley 2019 ; Boulianne, Koc-Michalska et Bimber 2020 ; Gil de Zúñiga, Michalska et Römmele 2020 ; Hopster 2021 ; Rae 2021 ; Hameleers 2020. [Pour les références complètes, voir l’article « Transnationalism and Populist Networks in a Digital Era: Canada and the Freedom Convoy » de Jean-Christophe Boucher, op. cit.]
(3) Chryssogelos 2017 ; Hadiz et Chryssogelos 2017 ; Verbeek et Zaslove 2017 ; Destradi, Cadier et Plagemann 2021.
(4) Destradi et Plagemann 2019 ; Erl 2021 ; Pruysers 2021 ; Wajner 2022.
(5) Mudde (2004) (https://rebrand.ly/yr7p7kl), (https://rebrand.ly/lgdkn9v).
(6) Kuyper et Moffit 2020, 33.
(7) Valentine Faure, « Comment la droite tech américaine a pris le pouvoir », Le Monde, 15/11/2024 (https://rebrand.ly/j7f5se2).
(8) Le Figaro, « États-Unis : Donald Trump “menace la démocratie” et “met en doute notre système judiciaire”, accuse Joe Biden », 31/05/2024 (https://rebrand.ly/555e9f).
(9) Nathalie Paton, « Avec l’élection de Trump, la démocratie américaine est attaquée de l’intérieur », La Croix, 6/11/2024 (https://rebrand.ly/05865a) ; Arthur Silve, « La démocratie américaine survivra-t-elle à Trump ? », L’Actualité, 27/11/2024 (https://rebrand.ly/g3hq1hr).
Jean-Christophe Boucher