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jeudi 10 juillet 2025

Kenya : autopsie d’un mouvement social inédit

 

Par la mise en cause personnelle du président William Ruto, il est apparu en creux qu’au-delà de sa justification formelle, la dernière crise kényane a été l’expression de deux phénomènes de la société kényane contemporaine et de l’Afrique d’aujourd’hui, à savoir l’exaspération d’une « génération Z » en porte à faux avec les pouvoirs en place et le poids d’une dette publique excessive qui mine les perspectives économiques de pays en plein essor.

En juin-juillet 2024, le Kenya, ancienne colonie britannique d’Afrique de l’Est réputée pour sa relative stabilité démocratique et sa réussite économique, vivait une grogne sociale sans précédent depuis l’indépendance en 1963 et l’instauration de la démocratie en 1991. Menée hors des logiques partisanes ou ethno-communautaires classiques, cette mobilisation collective s’est distinguée des précédentes crises par sa forme exceptionnelle et les conditions inhabituelles de sa naissance marquée par le rôle catalyseur des réseaux sociaux dans le ralliement rapide des manifestants et la structuration de la contestation dans l’espace public. La révolte a en effet émergé parmi les jeunes ultra-connectés dits de la « génération Z », c’est-à-dire des personnes nées à la fin des années 1990 et au début des années 2000, réunis autour des hashtags #OccupyParliament, #RejectFinancialBill2024 ou #UnfollowRuto, pour s’opposer au projet de budget 2024-2025 qui prévoyait une forte hausse des taxes décrétée sous la pression du Fonds monétaire international (FMI) en vue de régler une énorme dette publique (1).

Après des jours de répression sanglante et un bilan humain et matériel lourd, William Ruto, le président de la République élu en aout 2022, a tenté de décrisper la tension via la démission du chef de la police, le retrait du projet de loi controversé, le limogeage de la quasi-totalité de son gouvernement et la formation d’une nouvelle équipe ministérielle élargie à l’opposition dont des personnalités issues du parti de Raila Odinga, opposant historique et plusieurs fois candidat à l’élection présidentielle. Malgré tout, les manifestants guère convaincus par des mesures certes lénifiantes, mais jugées cosmétiques, ont poursuivi le soulèvement pour réclamer son départ sous le leitmotiv « Ruto must go » [« Ruto doit partir »] (2).

Le courroux d’une jeunesse hyperconnectée

Le premier phénomène mis en avant par l’insurrection est l’importance de la génération Z, laquelle, par l’usage des outils numériques, a subjugué les partis et les syndicats jusqu’alors, et les acteurs traditionnels de la contestation dans la sphère publique kényane. La révolte a ainsi eu pour terrain d’expression un double espace participatif, à savoir Internet et les rassemblements de rue.

Sur la toile, elle nait initialement sur l’application mobile TikTok, dont le Kenya détient le taux d’utilisation le plus élevé au monde, soit 10,6 millions d’utilisateurs. L’appel à la grève bénéficie d’un effet de loupe immédiat grâce à l’usage d’autres plates-formes de réseautages sociaux telles que Instagram, WhatsApp, Facebook, Snapchat, YouTube ou X (anciennement Twitter), sous la coordination des influenceurs web.

S’agissant des manifestations de rue, elles ont pour foyer le quartier des affaires de Nairobi, la capitale du pays. Elles se propagent parallèlement dans d’autres cités importantes à l’exemple des fiefs de l’opposition que sont Mombasa à l’est et Kisumu à l’ouest, mais aussi à Nanyuki, Nakuru et Eldoret, les grandes villes de la vallée du Rift, région d’origine et bastion électoral de William Ruto.

Selon l’organisme officiel de défense des droits humains, la Kenya national commission on human rights (KNCHR) et Amnesty International, les émeutes se soldent par une cinquantaine de morts, des centaines de blessés, des enlèvements, la destruction des édifices officiels, en particulier le Parlement, la Cour suprême et la mairie de Nairobi. Les manifestants tentent d’envahir State House, le palais présidentiel, mais ils sont déjoués par la police (3).

Le poids d’une dette publique excessive

Le fardeau d’une dette exorbitante est le second phénomène responsable des troubles au Kenya. Celle-ci est principalement contractée en une décennie étant donné sa hausse de 48,6 % à 73,3 % du PIB entre 2015 et 2023, grâce aux possibilités d’emprunts massifs offertes par le FMI. Dès 2021, le recours à un endettement démesuré suscite inquiétudes et interrogations, surtout auprès des jeunes qui, par le biais du hashtag #StopGivingKenyanLoans abondamment partagé sur les réseaux sociaux, tirent la sonnette d’alarme sur les risques y relatifs.

En fait, c’est sous l’ex-président Uhuru Kenyatta (2013-2022) que la dette publique kényane atteint un niveau critique en raison de la mise en œuvre de l’ambitieux programme « Vision 2030 » axé sur des projets infrastructurels onéreux tels que la modernisation du port de Mombasa ou la construction du chemin de fer Nairobi-Mombasa. Cette tendance haussière se poursuit sous William Ruto avec un gonflement de 13,3 milliards de dollars en une année, c’est-à-dire une progression de 63,45 à 76,83 milliards de dollars de décembre 2022 à décembre 2023, au-delà du seuil toléré par la loi, ce qui représente le degré de majoration le plus élevé depuis vingt ans.

Dans ces conditions, en usant du levier fiscal pour accroitre les recettes publiques via l’augmentation de la TVA des produits alimentaires comme le pain (16 %) et divers autres accessoires de la vie courante à l’exemple des véhicules des particuliers (2,5 %) ou le carburant (50 %), le gouvernement a voulu lever 2,7 milliards de dollars pour s’offrir des marges afin de financer le budget 2024-2025 estimé à 32,44 milliards de dollars, synonymes de 4 000 milliards de shillings kényans, la monnaie locale (4). Ces éléments réunis vont constituer la base de la révolte.

Les facteurs latents

Outre ses causes tangibles, l’insurrection avait aussi pour racines des facteurs moins patents. D’une part, il s’agissait du bilan décevant des deux premières années de présidence de William Ruto caractérisées par l’échec des programmes gouvernementaux, notamment le « Bottom-up economic transformation agenda » (BETA) et le « Hustler Fund », dédiés à l’amélioration des conditions de vie des populations. D’autre part, il y avait les effets négatifs des sécheresses catastrophiques causées par le phénomène climatique El Niño et enfin, les contrecoups économiques de la pandémie de Covid-19 et de la guerre en Ukraine, sources de l’inflation, du chômage et du ralentissement de la croissance (5).

Les réactions officielles

Les avis sur la crise étaient globalement équilibrés. Car, hormis la critique sans concession d’Azimio, la principale coalition de l’opposition kényane a non seulement qualifié le projet de budget 2024-2025 de « punitif », mais a également accusé le pouvoir d’avoir « déchargé sa force brute contre les enfants [du] pays ». Les autres manifestations d’opinion ont été des appels au calme assortis d’une dénonciation des violences. Ainsi, si d’un côté la Conférence des évêques catholiques du Kenya (KCCB) a fustigé « les actes inhumains de la police », elle a de l’autre côté félicité William Ruto pour « avoir écouté le cri du peuple [à travers] un processus visant à restaurer l’espoir parmi les Kényans ». António Guterres, le secrétaire général des Nations Unies, s’est dit « profondément préoccupé et attristé » pour les morts et les blessés. De son côté, Moussa Faki Mahamat, le président de la Commission de l’Union africaine (UA) a exprimé « sa profonde inquiétude » tout en exhortant les Kényans à « faire preuve de calme et à s’abstenir de toute violence ». Les États-Unis et une dizaine de pays européens, dont l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, ont à leur tour condamné la violence sous toutes ses formes et prôné la retenue (6).

Les actions à mener après l’accalmie

Elles concernent surtout trois défis.

Combler les attentes d’une jeunesse désabusée

Le calme est certes revenu au Kenya. Mais, la crise a mis en avant le fossé générationnel entre la génération Z et une élite déconnectée. Pour cette raison, William Ruto, qui avait appelé au dialogue pour « identifier les problèmes » des jeunes — à 35 % au chômage dans l’économie formelle —, devrait aller au-delà des mesures conjoncturelles à l’exemple du remaniement ministériel effectué en pleine crise pour adopter des solutions structurelles adaptées aux aspirations profondes des insurgés en quête d’emplois, de démocratie, de services de base efficaces et de moins de corruption. De la même manière, il serait avisé d’éviter une fuite en avant victimaire comme l’évocation à tort ou à raison de l’hypothèse d’un parrainage externe, comme ça a été le cas avec la Fondation Ford, une ONG philanthropique américaine que le président kényan a nommément accusée d’avoir sponsorisé le soulèvement. La dernière crise kényane, loin d’être un cas isolé, était sans doute en miroir avec la situation d’un autre État du continent, en l’occurrence le Nigeria, paralysé au début du mois de juin 2024 par une grève générale consécutive aux revendications salariales des travailleurs étranglés par le cout élevé de la vie (7).

Limiter un endettement tous azimuts

Malgré des décennies d’emprunts massifs, le Kenya reste systémiquement une société duale qui juxtapose le statut de nation start-up et une économie à majorité informelle. Face à ce paradoxe, il devient urgent de trouver un modèle alternatif de financement de l’État à travers une politique d’industrialisation à valeur ajoutée basée sur la transformation des matières premières locales. Certes, une telle vision existe déjà depuis plusieurs années. Mais, elle requiert d’être consolidée dans l’optique de répondre aux défis financiers à court, moyen et long terme, notamment la production de 12 milliards de dollars par an d’ici 2030 et 20 milliards de dollars par an d’ici 2063 en vue de compenser les déficits budgétaires tout en assurant le bien-être de la population dont 36,1 % vit en dessous du seuil de pauvreté, soit avec 2,5 dollars par jour (8).

Lutter contre la corruption et l’insécurité

La lutte contre la corruption constitue l’un des chantiers essentiels pour contenter une jeunesse exigeante. Ce phénomène touche tous les étages de la société kényane, y compris l’élite politique régulièrement impliquée dans des malversations en tout genre. C’est le cas de l’ex-président Uhuru Kenyatta et de sa famille, cités dans le scandale des « Pandora Papers » en 2021 ou de William Ruto, épinglé en 2020 par la principale institution de lutte contre la corruption, l’Ethics and anti-corruption commission (EACC), dans le cadre d’une affaire de détournement des fonds affectés à la gestion de la pandémie de Covid-19. En fait, l’EACC et les autres organismes publics anticorruption, dont l’Office of the auditor general (OAG) et l’Office of the director of public prosecutions (ODPP), peinent à obtenir des résultats probants. Pour preuve, malgré leur action, le Kenya s’est classé 126e sur 180 dans l’indice de perception de la corruption de 2023 de l’ONG Transparency International. En plus de la corruption, le pays fait face à des défis sécuritaires de taille, entre autres la menace terroriste à la frontière avec la Somalie, le banditisme armé dans les zones bordières du Soudan du Sud et de l’Éthiopie et une criminalité élevée dans les grandes villes (9).

Par-delà la crise, le Kenya reste un acteur international majeur

Nonobstant les failles mises exergue par le soulèvement, le Kenya continue d’être un acteur économique, diplomatique et stratégique de premier plan. Sur le plan économique, il est classé troisième meilleur écosystème pour les start-up à l’échelle continentale après le Nigeria et Maurice. C’est également la première économie de la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE) et la septième d’Afrique avec un PIB de 109 milliards de dollars en 2023. Au niveau diplomatique, le Kenya est de longue date un acteur important, et ce, grâce à son rôle de médiateur dans les crises au Burundi, en Ouganda, en République démocratique du Congo ou au Soudan. De plus, le pays s’illustre depuis des années dans des missions internationales de maintien de la paix, par exemple en Somalie dans le cadre de l’opération « Linda Nchi », en cours depuis 2011 pour combattre les terroristes islamistes d’Al-Shabaab et en Haïti depuis 2024 dans le contexte de la Mission multinationale d’appui à la sécurité des Nations Unies (MMAS) vouée à appuyer la police haïtienne dans la lutte contre les gangs. D’un point de vue stratégique, le Kenya est le seul pays d’Afrique subsaharienne qui jouit du statut d’allié majeur non-membre de l’OTAN (10).

Notes

(1) Depuis l’indépendance en 1963, le Kenya a connu des soubresauts sociopolitiques récurrents. Cette tendance s’est accrue après l’instauration de la démocratie en 1991 avec huit crises majeures en 1992, 1997, 2002, 2007-2008, 2013, 2017, 2022 et 2024. Wycliffe Muia, « Qui sont les nouveaux visages de la contestation au Kenya ? », BBC News, 25 juin 2024. 

(2) Voir les articles suivants : Le Monde Afrique, « Manifestations au Kenya : le président promet de réprimer fermement “l’anarchie” », 25 juin 2024 ; La Croix, « Crise au Kenya : le président retire le projet de budget contesté », 26 juin 2024 ; Marion Douet, « Au Kenya, la génération Z quitte la rue mais reste mobilisée en ligne », Le Monde Afrique, 28 juin 2024 ; Noé Hochet-Bodin, « Au Kenya, le président Ruto limoge les membres de son gouvernement et promet le dialogue », Le Monde Afrique, 12 juillet 2024 ; RFI, « Kenya : le chef de la police démissionne après les manifestations meurtrières », 12 juillet 2024.

(3) Wycliffe Muia, op. cit. ; Chedjou Kamdem, « Les chiffres de TikTok en Afrique pour 2024 », Histoiresdecm, 4 aout 2024.

(4) Voir les articles suivants : Réseau kényan pour l’abolition de la dette, « Des activistes kenyans s’interrogent sur la dette… », 9 février 2021 ; Le Figaro, « Kenya : la dette publique atteint un niveau record », 16 aout 2023 ; Nicolas Sur, « Manifestation au Kenya : “la génération Z très connectée” est en pointe de la contestation », interview avec Sina Schlimmer, RFI, 25 juin 2024.

(5) Armel-Gilbert Bukeyeneza, « Kenya : à Kibera, “nous ne sommes pas morts du Covid-19 mais nous risquons de mourir de famine” », Le Monde Afrique, 19 octobre 2020 ; Marion Douet, op. cit. ; Bolu Abiodun, « Le défaut de paiement du Hustler Fund, soutenu par le gouvernement au Kenya, a atteint 20 millions de dollars », Techpoint, 22 aout 2023.

(6) Fréjus Quenum, « Une réforme fiscale enflamme la rue au Kenya », DW, 2 juin 2024 ; Paul Samasumo, « Les évêques kenyans appellent à un moment d’écoute et de discernement profonds », Vatican News, 19 juillet 2024.

(7) Voir les articles suivants : Le Monde Afrique, « Le Nigeria ralenti par une grève illimitée sur fond de crise économique », 3 juin 2024 ; Le Monde Afrique, « Au Kenya, le président, William Ruto, prêt à discuter avec la jeunesse en colère », 24 juin 2024 ; Marie de Vergès, « Les émeutes meurtrières au Kenya doivent servir d’avertissement pour le président Ruto, mais aussi pour d’autres dirigeants du continent », Le Monde Afrique, 11 juillet 2024 ; Claudia Lacave, « La Fondation Ford dans le viseur de William Ruto au Kenya », DW, 16 juillet 2024. 

(8) Banque africaine de développement, « Perspectives économiques au Kenya », 2024. 

(9) Voir les articles suivants : Sébastien Németh, « Kenya : 15 personnalités identifiées dans le scandale de corruption lié au Covid-19 », RFI, 25 septembre 2020 ; RFI, « La lutte contre la corruption provoque des démissions en série au Kenya », 30 octobre 2010 ; Alexia Van Rij, « La corruption au Kenya. Décryptage d’un phénomène aux multiples facettes », Notes de l’IFRI, septembre 2021 ; BBC, « Pandora Papers : les biens secrets de la famille d’Uhuru Kenyatta dévoilés », 4 octobre 2021.

(10) Forbes Afrique, « Start-up : 15 pays africains dans le TOP 100 mondial des meilleurs écosystèmes », juin 2023 ; Le Monde Afrique, « Le Kenya et Haïti signent un accord pour l’envoi de policiers dans l’île », 1er mars 2024.

Stéphane Andenga

areion24.news